"Le jeu de la Dame" : à quand la revanche des femmes sur l'échiquier ?

Malgré le succès incontesté de la série télévisée Le Jeu de la Dame, sacrée meilleure mini-série de l'année aux Emmy Awards, le monde des échecs reste un milieu très masculin. Pourtant, selon les règles du jeu, c'est bien la Dame, la pièce la plus forte ... Entretien avec Sophie Milliet, sextuple championne de France. 
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A gauche, image extraite de la série à succès Le Jeu de la Dame, à droite la sextuple championne de France et Grand Maître féminine, Sophie Milliet. 
©capture d'ecran/Sophie Milliet
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Le clin d'oeil ne nous aura pas échappé. Lorsque la jeune orpheline arrive dans son nouveau foyer, une petite maison située dans une banlieue de la classe moyenne américaine des années 1950, la maîtresse de maison précise que le tableau qui est au mur du salon est bien un "Rosa Bonheur". Une reproduction, bien sûr, précise-t-elle dans un sourire. Petit rappel de la popularité outre-Atlantique de cette peintre française du 19ème, encore si peu (re)connue en France. Une femme gagnante dans un milieu largement dominé par les hommes... Tiens, tiens. Un peu comme dans le monde des échecs ?

Au-delà de son immense succès populaire, la série Le Jeu de la Dame - produite et à voir sur Netflix et sacrée meilleure mini-série de l'année aux 73e Emmy Award- nous invite à suivre le parcours exceptionnel d'une petite fille qui deviendra championne dans un milieu entièrement dévoué aux exploits masculins. The Queen’s Gambit a été adaptée par Scott Frank et Allan Scott à partir du roman éponyme de Walter Travis, publié en 1983. La jeune héroïne, Beth Harmon (incarnée à l'écran par la très juste Anya Taylor-Joy) n’a que huit ans quand elle apprend à jouer aux échecs avec le concierge de son orphelinat. Souffrant d'une addiction aux médicaments (administrés par l'institution pour "calmer" les enfants, ndlr), elle arrive malgré tout à grimper les échelons en accumulant les victoires face à des concurrents essentiellement masculins, et ce jusqu'aux plus hautes marches du podium mondial.

Libre, indépendante, célibataire, menant sa carrière sans être sous la coupe d'un homme (même si elle se fait conseiller dans ses stratégies de jeu par des hommes... ), mais soutenue par sa mère adoptive, l'héroïne de cette minisérie en 7 épisodes présente aussi plus d'un aspect "Girl power", surtout pour l'époque où se situe l'histoire, les années 1950-60, dans une Amérique et un monde où une femme seule bénéficie d'un espace de liberté très limité. 
 

"Le Jeu de la Dame", d'inspiration masculine ? 

Dans une interview accordée au New York Times, en avril 1983, l’auteur américain du roman a affirmé s’être inspiré de sa propre expérience de joueur d’échecs pour construire son récit. Mais certains experts ont cru aussi voir des similitudes de jeu, notamment par leur tactique agressive, entre la jeune prodige de la série et un joueur américain connu de l'époque, un certain Bobby Fischer. C'est en tout cas la thèse du spécialiste Dylan Loeb McClain, dans un récent article du New York Times. Ironie de l’histoire, le même Bobby Fischer avait lui-même déclaré dans un entretien à Radio-Canada qu'il estimait que les femmes n'étaient "pas assez intelligentes pour jouer aux échecs".
[Bobby Fischer à propos des femmes dans une interview à Société Radio-Canada en 1963 : "Ce sont de terribles joueurs d'échecs ... Je suppose qu'elles ne sont tout simplement pas assez intelligentes ... Je ne pense pas qu'elles devraient se mêler des affaires intellectuelles, elles devraient rester simplement à la maison"]

Bien heureusement, dans l'histoire des échecs, et malgré un accès limité, plusieurs femmes ont pu bien évidemment démontrer le contraire, notamment la joueuse russe Vera Menchik, qui, dès 1929, a participé à des tournois masculins et battu plusieurs grands maîtres.

Autre exemple : la Hongroise Judit Polgár, une joueuse (à la chevelure rousse... ndlr) qui ne participait qu'à des compétitions mixtes. En 1993, elle bat le champion du monde Boris Spassky. Elle est la seule femme à prendre une partie à Garry Kasparov, un des meilleurs joueurs de l’histoire. "Alors qu'elle faisait ses preuves et montait dans le classement mondial, Polgar disait que les hommes faisaient souvent des commentaires désobligeants sur ses capacités et parfois des blagues, qu'ils trouvaient amusantes mais qui étaient en fait blessantes", rapporte un autre article du New York Times selon lequel "The Queen’s Gambit a lancé un nouveau débat sur le sexisme aux échecs". 
 

Que pour les hommes ? 

Il faut croire que oui... Comme l'affirme un certain Janusz Korwin-Mikke, député européen dont les propos sont rapportés par le site lesalondesdames. Interrogé sur l’écart de salaire entre hommes et femmes, il répond : "Bien sûr, les femmes doivent gagner moins que les hommes. Elles sont plus petites, plus faibles et moins intelligentes (...) Savez-vous combien de femmes sont classées dans les 100 premiers joueurs d’échecs ? Je vais vous le dire : aucune".

Faut-il préciser que cet élu, grand maître de la misogynie, a tout faux ? Et même sur sa dernière affirmation : actuellement, une seule femme, mais bien une seule, s'illustre dans ce top 100. Il s'agit de la Chinoise Hou Yifan, classée à la 88ème place.

"Bien que les échecs semblent être un domaine dans lequel les hommes et les femmes devraient pouvoir rivaliser sur un pied d'égalité, historiquement, très peu de femmes ont pu le faire. Parmi les plus de 1 700 grands maîtres réguliers dans le monde, seuls 37, dont Polgar et Krush, sont des femmes," précise le NYT. "Le nombre de championnes augmente proportionnellement au nombre de femmes qui jouent aux échecs. Or les femmes n’ont pas subi de mutation génétique ces dernières années" (référence à la différence d'intelligence entre les femmes et les hommes avancée par Bobby Fisher et autres messieurs, ndlr), commente de son côté lesalondesdames.
 

Preuve encore que les choses bougent même en interne : en janvier 2021, la Fédération internationale des échecs FIDE a choisi de désigner à la tête de sa direction Dana Reizniece-Ozola, grand-maître féminin international, députée et ancienne ministre lettonne des Finances. Agée de 39 ans, l'ex-ministre a toujours déclaré que sa passion pour les échecs l'avait aidée à surmonter le stress lié à la politique. "J'ai décidé d'abandonner mon mandat parlementaire pour pouvoir consacrer tout mon temps et toute mon énergie au travail à la FIDE", a-t-elle écrit sur sa page Facebook. Cette élue avait fait la "une" de la presse internationale en 2016 après avoir battu la championne du monde, la Chinoise Hou Yifan, pendant l'Olympiade d'échecs à Bakou, en Azerbaïdjan. Membre du gouvernement à l'époque, elle avait dû se faire remplacer à une réunion des ministres de l'UE pour pouvoir continuer le tournoi.

En France, en 2018, la Fédération nationale comptait 20% de licenciées féminines.
"Cela évolue dans le bon sens, commente Sophie Milliet, mais ce n’est pas rare que dans un tournoi open, on ne trouve encore que 5% de femmes". Sur sa page Facebook, la championne française s'interroge quant à l'affiche d'un tournoi auquel elle participait.
 
En quelques mois, sur fond de pandémie et de confinement, la diffusion de la série a "boosté" l'intérêt mondial pour le jeu d'échecs, notamment chez les femmes. Les recherches mondiales portant sur les jeux d'échecs sur les sites de vente ont explosé - plus 276% après la diffusion de la série ! Les damiers noirs et blancs porteraient même en eux "quelque chose d'intensément empouvoirant", pour citer nos consoeurs de Terrafemina. En attentant, pour l'instant, les titres de maître ou grand maître ne se conjuguent toujours pas au féminin... Qu'en pense Sophie Milliet ? Entretien.  

Sophie Milliet, née en 1983 à Marseille, est Maître International et Grand Maître féminin. Elle a été championne de France à six reprises en 2003, 2008, 2009, 2011, 2016 et 2017, championne des pays méditerranéens en 2015, et médaillée de bronze du championnat du Monde jeunes -18ans en 2001. Membre de plusieurs équipes en Europe, elle joue dans différents championnats étranger par équipe.


Terriennes : Certains estiment que, si le monde des échecs a toujours été très masculin, ce n’est pas à cause des hommes, mais parce que, visiblement, les femmes s’y intéressent moins, enfin jusqu'à présent du moins. Vous êtes d'accord avec ça ? 

Sophie Milliet : Pas tout à fait ! Si on regarde les statistiques au niveau des jeunes, des moins de 12 ans, il y a autant d'intérêt chez les filles que chez les garçons. Cela change un peu plus tard. Les filles ont tendance à arrêter au moment de l'adolescence lorsque leurs études prennent un peu plus de place et qu'elles commencent à se couper de leurs activités secondaires. Les échecs, si on veut vraiment "performer", cela demande pas mal de temps, beaucoup de travail. Pour devenir professionnel-le, ça demande beaucoup d'investissement et il y a peu de places. On est assez peu de femmes en France à pouvoir en vivre professionnellement. Les joueuses sont aussi entraineures et donnent des cours. Je crois être parmi une des seules en France à être joueuse à 100% et à vivre totalement des échecs. 

Terriennes : Grâce à l'énorme succès de la série Le Jeu de la Dame, les échecs sont revenus à la mode. Jouer aux échecs, c'est devenu "Girl power" ? Ou du moins un bon moyen d'empouvoirement, comme le défendent certaines féministes?

Sophie Milliet
: C'est un sport intellectuel à la base, c'est aussi une discipline où l'on est à égalité avec les hommes. Il n'y a pas de différence de force physique, chacun-e peut battre tout le monde ! Je pense que cela peut être attrayant. En général, les joueurs d'échecs ont pas mal d'égo (rires) donc sur ce point-là ça peut être intéressant ! Il y a des préjugés que la série a fait tomber. Les échecs seraient réservés à une certaine élite, bien sûr que non, ils sont à la portée de tous et de toutes. Ils sont tout à fait accessibles. On développe beaucoup la pratique des échecs dans les quartiers dits sensibles, et cela a beaucoup de succès. Par rapport à l'estime de soi, des jeunes qui ne pensaient pas être capables de jouer y arrivent et obtiennent de bonnes performances, cela peut les aider en effet sur le plan de la confiance en soi. 

Terriennes : Le jeu d’échecs a depuis toujours été perçu comme masculin, à l’image des sciences. Ce stéréotype explique pourquoi les parents vont offrir un jeu d’échecs à leur fils plutôt qu’à leur fille​​, c'est toujours vrai aujourd'hui ?

Sophie Milliet :
Le jeu d'échecs est un combat, c'est vrai, et donc c'est la guerre, il faut battre son adversaire, il faut mater le roi adverse. Cet aspect guerrier alimente l'idée que ce jeu est plus destiné aux garçons qu'aux filles. En fait, il est réellement autant accessible aux filles qu'aux garçons. 

Terriennes : Venons-en à votre propre expérience en tant que femme, championne. Avez-vous dû affronter des situations sexistes durant vos tournois ?

Sophie Milliet :
C'est un peu arrivé à toutes les filles qui participent à des tournois de se retrouver face à un joueur qui ne supporte pas d'avoir perdu contre une femme et qui lance une petite réflexion, ou même qui va refuser de lui serrer la main à la fin de la partie. Bon, ce sont malgré tout des attitudes qui sont assez rares. Bien sûr, ça m'est arrivé à moi aussi qu'un joueur prenne mal le fait que je le batte ! Ado, on peut entendre aussi qu'un garçon va se faire "charrier" parce qu'il s'est fait battre par une fille. Mais ça évolue, et ça devient de plus en plus rare. Bon, c'est vrai que le monde des échecs, ça reste une grande majorité d'hommes, c'est encore plus vrai dans les tournois open, c'est courant qu'il n'y ait que 5 ou 10% de filles. 

Terriennes : Votre histoire avec les échecs, d'où vient-elle ? Vous souvenez-vous de votre première partie ?

Sophie Milliet :
C'est assez banal en fait ! Je voyais mon père jouer avec mon frère qui est plus âgé que moi, et j'ai voulu m'y mettre. A partir de 4 ans, on a commencé à m'apprendre les règles de base, et puis ensuite à l'école, il y avait des cours d'échecs. L'animateur m'a ensuite orientée vers un club et j'ai commencé la compétition à l'âge de 7 ans. A 12 ans, je me suis entraînée un peu plus sérieusement et j'ai obtenu mon premier titre à 15 ans. Il y a des compétitions officielles avec une section féminine et une section mixte. Moi, j'ai joué uniquement les sections pour les filles, mais après dans les grands tournois, j'ai joué avec des hommes. 

Terriennes : Vous qui participez à des ateliers dans des écoles, des lycées, des clubs, qu'est-ce que vous y observez en terme de parité ? 

Sophie Milliet :
Dans ma région, à Montpellier, au collège et au lycée, il y a à peu près 45% ou 55% de filles. C'est après, au niveau de la compétition, qu'on retrouve moins de filles. C'est plutôt très équilibré chez les jeunes. 

Terriennes : une dernière question sous forme de boutade... Sur l'échiquier, c'est le Roi qui gagne toujours, est-ce que ce jeu n'est pas sexiste à la base !? 

Sophie Milliet : 
(Rires !) C'est vrai que le but du jeu, c'est de mater le Roi. Même si parfois, la Dame doit se sacrifier pour mater le Roi adverse, concrètement au niveau des pièces, c'est la Dame, la pièce la plus forte !