Fil d'Ariane
Elle est journaliste, franco-italienne et surtout quasi riveraine de cette courte voie, à peine une rue. Le 10 Nicolas-Appert abrite la rédaction de Charlie Hebdo. Après quelques déménagements liés aux menaces dont il fait l’objet, l’hebdomadaire a atterri là, tout près de Bastille. Ce mercredi 7 janvier 2015, Anais Ginori attend, sa télé allumée sur une chaîne d’infos. Le couple princier de Monaco doit présenter ses jumeaux au balcon. Ca traine. Une dépêche sous le balcon vide de la principauté. « Fusillade à Charlie Hebdo dans le XIème ». C’est l’acte fondateur du « Kiosquier de Charlie ».
Anais a appelé sa rédaction et s’est rapidement rendue sur les lieux, à quelques pas de chez elle. Devant le numéro 10, une grande flaque de sang. Collée dans une encoignure de porte pour ne pas se faire remarquer, elle est l’un des premiers témoins. Le sang, les pompiers, l’évacuation des blessés. L’arrivée du ministre de l’intérieur, Bernard Cazeneuve puis celle du président de la République, François Hollande sans manteau malgré le froid : « C’est un acte d’une extrême barbarie ». Anais est toujours là. Journaliste sans calepin, discrète pour ne pas se faire expulser. Simple être humain quand ses larmes coulent. Plus tard, elle dira : « Marco mon mari m’a appelée pour voir si tout allait bien. Il m’a dit que je pleurais ».
La presse, un fil de papier qui relie tous ces hommes
Quatre heures ont passé depuis qu’elle est arrivée rue Nicolas-Appert. A l’étage, douze collaborateurs de Charlie Hebdo sont morts, dont Charb son directeur, Bernard Maris l’oncle Bernard l’économiste, le dessinateur Tignous mais aussi les plus anciens Cabu et Wolinski, clients de Patrick, le kiosquier du boulevard St-Germain.
Chaque mercredi à 9h30, l’un après l’autre, Wolinski et Cabu, germanopratins convaincus, passaient prendre la presse avant leur conférence de rédaction à l’hebdomadaire. Les blagues fusaient. Les trois hommes s’aimaient bien, les dessinateurs appréciant ce kiosquier atypique, un peu bourru et fan de son métier. Chez lui, Wolinski a même son compte qu’il règle à la fin du mois.
Un autre type de survivant, ce Patrick. Bien que l’hémorragie diminue, le nombre de kiosques à Paris a fondu. Depuis leur fondation en 1857, 404 emplacements sont disponibles dans la capitale. En 2005, on n’en compte plus que 266. Crise de la presse, du système de distribution. Ce vénérable emblème parisien, qui a soufflé cette année ses 158 ans, périclite. Patrick lui est devenu kiosquier un peu par hasard, beaucoup par amour en épousant une fille de kiosquier. Il en gère plusieurs, dont celui du boulevard St-Germain. 2500 titres, plus de 1000 clients par jour. Une belle affaire malgré les horaires à rallonges.
"« Descends, on a besoin de ta voiture. » Le type est calme, professionnel. Pas d’agitation ni d’insulte…. Il suffirait d’un geste mal maitrisé, d’un passant qui s’en mêle et Patrick deviendrait la 13ème victime de ce 7 janvier 2015."
Patrick a eu de la chance. Il rentrait chez lui depuis son kiosque du 6ème arrondissement, vers les Buttes-Chaumont dans le 19ème arrondissement, tout au Nord de Paris, où il réside. Il a eu l’intention de s’arrêter à la boucherie rue de Meaux. Mais sa route a croisé celle des tueurs. En fuite vers les boulevards extérieurs, les Kouachi ont abandonné leur voiture, une Citroën C3 noire. Trop esquintée par les tirs essuyés dans le XIème et un accrochage place Colonel-Fabien. Patrick retrouve ses réflexes de fusilier-commando. Gestes lents. Calme. Obéissant. Il prend juste le temps de récupérer Gabin, son petit chien resté sur le siège arrière. Les Kouachi s’arrachent avec la vieille Clio grise. Fin de la mésaventure. Début de l’histoire du Kiosquier de Charlie.
Le livre d’Anaïs Ginori est né d’une envie, d’une envie pleine de modestie. Reparler de Charlie sans toucher à l’énormité des événements qui avaient mis le pays en état de sidération et de mobilisation. Elle raconte : « Moi-même, j’avais lu l’histoire de Patrick, dans le Parisien je crois. J’avais envie d’écrire quelque chose de décalé, pas directement sur cette histoire tellement énorme. Je me suis souvenue de lui ». Le temps a passé et le hasard a fait le reste.
Un jour, la journaliste se rend à St-Germain des Prés. Direction la Hune. La mythique libraire est en train de fermer après 50 ans d’existence. Anais repense au kiosquier. « Il n’était pas à son kiosque mais j’ai rencontré son équipe de jeunes. Ils filtraient les demandes, je l’ai bien vu. J’ai laissé un petit mot, pour dire que je savais qu’il n’avait pas forcément envie de parler à une journaliste, mais que je souhaitais qu’il me laisse une chance. »
Tout est signe et tout signe est message
Entretien accordé. Ainsi se boucle la boucle selon l’auteure. Car cette histoire est à lire sous le signe de la presse. Elle a commencé dans une rédaction de journal, s’est poursuivie avec un vendeur de journaux amoureux de son métier pour s’achever dans une imprimerie, à Dammartin-en-Goëlle où se sont réfugiés les tueurs de Charlie. De cette histoire sanglante, la journaliste italienne a tiré autre chose. Une sorte de morale sur la nécessité de la chose écrite, du papier journal. Elle est née au cœur de ce métier avant d’en faire le sien. Arrière-grand-père directeur du Journal de Rouen. Grand-père journaliste et historien. Grand-mère psychanalyste. Parents acteurs, interprètes de l’écrit, pièces classiques ou d’avant-garde. Sa propre enfance est émaillée de kiosquiers, dont celui de la piazza Navone à Rome fréquenté par son grand-père Jacques Nobécourt, correspondant du Monde à Rome.
Quand elle parle de l’histoire du Kiosquier de Charlie, la journaliste dit : «subitement, j’ai compris pourquoi je faisais ce métier, pourquoi j’étais captivée par cet univers de papier qui résiste au temps». Quand elle a rencontré Patrick, Anaïs Ginori s’est souvenue : « Tout est signe et tout signe est message. » La phrase était punaisée derrière la porte de la cuisine, chez sa grand-mère thérapeute. Comment en effet ne pas voir de signe dans l’histoire de cette héritière d’une lignée de journalistes (les Nobécourt le sont de père en fils), elle qui fit dans l’autre sens le parcours de son grand-père correspondant français à Rome comme elle l’est aujourd’hui à Paris pour la Repubblica ?
Comment ne pas voir encore un signe quand elle explique avoir choisi Paris pour éviter les zones de guerres, se retrouvant du même coup 2 ans et demi après son arrivée au cœur d’une des plus sanglantes attaques parisiennes, dans une capitale tétanisée, frappée au nom de l’Etat Islamique ?
Il faut le lire le Kiosquier de Charlie comme une ode à la presse, à son esprit de résistance mais aussi à la résilience d’un pays meurtri. Après les attaques de Charlie, il y a eu le 13 novembre 2015, les attaques simultanées et leurs 130 victimes. Elle voulait écrire son livre au passé. C’est finalement au présent qu’Anais Ginori a écrit le Kiosquier de Charlie, un temps où tout peut arriver et qu’il faudra bien vivre.