Le #MeToo du jeu vidéo : sexisme, harcèlement, scandales, un secteur voué à la remise en question

Pourquoi le secteur du jeu vidéo aurait-il été épargné ? Ce milieu encore très masculin connait à son tour son épisode #MeToo. Agité depuis des années par des controverses sur le sexisme, qu'il s'agisse des centaines de témoignages de joueuses harcelées en ligne ou de l'affaire Ubisoft, le secteur va devoir en passer par l'introspection, selon des expertes. 
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lara et les autres
De Lara Croft, en passant par Abby, héroïnes hypersexualisées, ou par celle créée par la développeuse américaine Zoe Quinn, elle-même menacée, le secteur du jeu vidéo traverse à son tour son mouvement #MeToo.  
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"Une petite pierre fait des milliers de vagues dans une mare", résumait sur Twitter, un joueur de Destiny qui a dénoncé des agissements relevant du harcèlement de la part d'un autre joueur, plus tard identifié sous les pseudos "Lono"et "SayNoToRage".

Plusieurs créatrices de contenus ont à leur tour accusé ce joueur de les avoir touchées sans leur consentement ou harcelées. Puis la parole de dizaines d'autres s'est déliée, anonymement ou pas, pour raconter leur expérience, dans certains cas en nommant la personne concernée.

"Je ne sais pas avec qui ni combien de fois tu as tenté cette manoeuvre, mais cette industrie fait déjà suffisamment peur sans les manipulateurs qui insinuent que la (meilleure) manière d'arriver au sommet c'est de passer par ton lit", conclut par exemple Molly Fender Ayala, qui dirige une communauté du jeu Overwatch.

Jusqu'à ces dernières semaines: après la polémique concernant la plateforme Twitch, a suivi une vague d'accusations de sexisme et de harcèlement contre des cadres de l'éditeur français Ubisoft. Lequel a depuis débarqué son numéro deux, sa directrice des ressources humaines et le patron de ses studios canadiens.
Notre article ici >Scandale de harcèlement sexuel chez Ubisoft : une "culture d'entreprise" à revoir

Mais la première affaire d'ampleur remonte au "Gamergate" en 2014, nom donné à une affaire de cyberharcèlement de la créatrice américaine Zoe Quinn. Connue sur Twitter sour le nom de @TheQuinnspiracy, cette game-designeuse trentenaire indépendante, a créé le Depression Quest. Elle s'était retrouvée au cœur d'une tempête médiatique, recevant au quotidien des centaines de messages sexistes, insultants et particulièrement violents sur 4chan, Reddit ou encore Twitter. A l'origine de ce déferlement, la publication par son ex-petit ami d'un texte sur son blog, dans lequel celui-ci exposait en détail leur relation amoureuse. "Ce que je tiens à dire, c'est que la prolifération d'images de moi nue, de menaces de mort, de vandalisme, de publication d'informations personnelles sur mes amis trans (...), la divulgation de mon adresse postale, les menaces de viol, les mèmes de moi en prostituée, les incitations à me suicider, les insultes en tout genre (...), tout ça est inexcusable et continuera d'arriver aux femmes tant que cette culture ne changera pas. Je ne suis certainement pas la première. J'espère que je pourrai être la dernière", postait la créatrice de jeu sur son compte Twitter. 

Zoe Quinn s'est depuis engagée dans ce combat en tenant régulièrement des conférences pour dénoncer le harcèlement en ligne, notamment via les plate-forme de jeu vidéo (voir la vidéo qui suit, NDLR). 

Une industrie du jeu mise à mal

Depuis l'affaire Zoe Quinn, l'industrie a semble-t-il révisé sa manière de réagir. Lors de la récente polémique Twitch, on a pu assister à des manifestations de soutien, des excuses et même des promesses de mieux réguler les plateformes.

"Nous prenons très au sérieux les accusations de harcèlement sexuel. Nous examinons de près les comptes de créateurs concernés qui sont affiliés à Twitch et nous allons travailler avec les forces de l'ordre si nécessaire", a déclaré Twitch sur Twitter. "Nous sommes reconnaissants à ceux qui ont eu le courage de parler et nous sommes déterminés à travailler pour rendre la communauté du streaming plus sûre pour tous", a continué le géant des plateformes de streaming de parties de jeux vidéo, filiale d'Amazon.

Même le joueur mis en cause, SayNoToRage, a cherché à se "racheter une conduite" en enregistrant une vidéo sur YouTube pour exprimer ses remords. "Il n'y a pas d'excuse pour mon comportement (...) les choses que j'ai faites étaient inacceptables", dit-il face à la caméra, évoquant des agissements datant d'il y a deux ans. "Mes comportements égoïstes et inappropriés ont dérobé à ces personnes leur capacité à se sentir en sécurité. J'ai rompu la confiance et j'en suis profondément désolé."

Plusieurs controverses ont suivi, une partie de la communauté de joueurs s'est montrée plutôt dubitative face à ces excuses. 

Des corps hypersexualisés

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Lara Croft, en version plus "réaliste", et moins déshabillée dans les dernières versions du jeu qui porte son nom. 
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Agité depuis des années par des controverses sur le sexisme faisant loi dans ce milieu, le secteur du jeu vidéo se voit contraint à l'introspection, c'est en tout cas l'avis de plusieurs expertes.
Longtemps, il y a eu tant chez les joueurs que de la part des studios "un manque d'empathie vis-à-vis de quelque chose qu'ils ne voient pas comme systémique", estime Isabelle Collet, professeure à l'Université de Genève. Une tendance renforcée peut-être par la culture "geek", qui se veut transgressive et irrespectueuse, et qui peut amener des joueurs, quand ils sentent cette culture attaquée, à se replier sur "des représentations machistes", selon l'universitaire suisse.

Au-delà des joueuses, ou des créatrices de jeu, la question de la représentation des femmes dans les créations suscite toujours plus de débats.

Signe de cette lente prise de conscience, l'évolution de la célèbre héroïne Lara Croft: d'abord voluptueuse à l'excès et très court-vêtue, les dernières versions la dotent d'un corps plus réaliste, et habillée de manière nettement plus adaptée pour partir à l'aventure.

"Beaucoup de jeux proposent des représentations sans stéréotype mais certains peuvent encore être très chargés en la matière, et cela passe notamment par l'hypersexualisation des corps", observe Fanny Lignon, maîtresse de conférence à l'Université Lyon 1 et chercheuse au CNRS. "Les femmes sont souvent sveltes, bien proportionnées; les hommes ont des corps plus variés, même s'ils sont majoritairement jeunes et athlétiques. Au final, on retrouve une vision transmise par d'autres médias, comme la publicité par exemple", détaille-t-elle.

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Abby, l'héroïne de "The Last of Us Part 2". 
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Ces représentations stéréotypées sont fermement ancrées chez une partie des "gamers": la silhouette tout en muscles d'Abby, l'héroïne du jeu "The Last of Us Part 2", a provoqué une marée de commentaires négatifs qui jugeaient son corps "irréaliste" pour une femme. "On voit émerger de plus en plus de personnages féminins un peu 'badass' (dures à cuire, NDLR)", souligne cependant Fanny Lignon. "Dans 'Assassin's Creed Odyssey' par exemple, on peut choisir une femme, avec un vrai corps de guerrière".

Réelle prise de conscience ? 

Représentation inadaptée des femmes dans les jeux, faible place de ces dernières dans les studios: le secteur assure avoir pris conscience de ces problèmes et vouloir y remédier.

Faire entrer plus de femmes passe par la volonté de mieux les accueillir, il faut créer un environnement plus favorable.
Isabelle Collet, professeure à l'Université de Genève

En France, le Syndicat national du jeu vidéo (SNJV) assure "travailler à une plus grande mixité dans (les) équipes de production mais c'est un travail de longue haleine, qui doit être accompagné par les pouvoirs publics" notamment pour encourager les filles à choisir des parcours scientifiques.

"Faire entrer plus de femmes passe par la volonté de mieux les accueillir, il faut créer un environnement plus favorable", insiste de son côté Isabelle Collet, "les éditeurs sont aujourd'hui de vraies entreprises qui doivent se doter de vrais outils de lutte contre le harcèlement".

Reste que la problématique du sexisme dans le jeu vidéo est, de l'avis de beaucoup, le reflet d'un problème global de société, plus qu'une question spécifique à cet univers.

"On retrouve cela dans beaucoup de communautés qui ne sont pas forcément montrées du doigt, à l'image de la médecine ou du journalisme", estime ainsi Isabelle Collet. "C'est un milieu qui fait un bon bouc émissaire mais qui n'est pas nécessairement pire que d'autres". "Ce qui est gênant est que le sexisme peut être plus ordinaire dans d'autres types de médias sans pour autant que l'on s'en rende forcément compte", abonde Fanny Lignon.