Le "modèle" espagnol confronté à un regain de féminicides

L'Espagne, présentée comme un modèle en matière de lutte contre les violences faites aux femmes, connait un pic de féminicides. Sept en janvier, onze en décembre, soit le pire mois depuis 2008. Le ministre de l'intérieur parle de "tragédie sociale" et reconnait des défaillances. Dans près de la moitié des cas, les victimes avaient déjà porté plainte ou leur meurtrier était connu pour des antécédents.
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Un membre du groupe féministe FEMEN tient une banderole indiquant "L'Espagne, un pays de féminicides" lors d'une manifestation contre l'augmentation du nombre de féminicides en Espagne au parc El Retiro à Madrid, Espagne, le vendredi 27 janvier 2023.
©AP Photo/Manu Fernández
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"La violence, on l'excuse, on la banalise. Il n'y avait pas eu de coups jusque là...", déplore Esther, qui ne souhaite pas donner son nom, "Il y a beaucoup de choses que je n'ai pas su voir". Esther a aujourd'hui 30 ans. Il y a onze ans, elle a échappé à la mort. 

Les victimes sont celles qui ne sont plus là pour en parler.
Esther, victime de violences conjugales, 30 ans

Et puis un jour, son conjoint "essaye de [la] jeter du balcon". Sauvée par une voisine, elle porte plainte, accompagnée par un proche qui lui ouvre les yeux. Elle ne distinguera les "premiers signaux" du passage à l'acte qu'a posteriori: l'isolement de son entourage, les remarques sur sa façon de s'habiller, les nuits où elle est forcée de dormir par terre...

Mais elle ne veut pas se considérer comme une "victime". "Les victimes sont celles qui ne sont plus là pour en parler", dit-elle. 

Une "tragédie sociale"

En décembre, 11 femmes ont été tuées par leur conjoint ou ex-conjoint en Espagne, selon des statistiques officielles, ce qui en fait le mois le plus meurtrier depuis 2008. Le chiffre de janvier reste élevé avec sept féminicides. Rien qu'en 24h, le 8 janvier, 4 meurtres de femmes ont été commis. 

Une "tragédie sociale", selon le ministre de l'Intérieur Fernando Grande-Marlaska: "Il ne s'agit pas d'un sujet d'ordre privé, comme on pouvait le dire avant". "La série de crimes épouvantables survenus ce mois-ci fait naître en nous un sentiment de profonde frustration", avait lancé le ministre lors d'une conférence de presse en décembre dernier, invitant les gens à se manifester auprès des autorités lorsqu’ils soupçonnent des cas de violence machiste. 

Il ne s'agit pas de convaincre les femmes de faire quelque chose, mais de leur expliquer les options qui s'offrent à elles.
Susana Gálvez, coordinatrice générale du numéro d'urgence le 016

Dans un endroit tenu secret aux murs violets, une dizaine d'opératrices répondent au numéro d'urgence sur les violences de genre. "016, Bonjour, comment puis-je vous aider? Il est à côté de vous là ?".  Entré en fonction il y a 15 ans, ce service a dépassé en 2022 les 102.000 appels, un record. "Le 016, c'est la première étape pour sortir d'une situation de violence. Il ne s'agit pas de convaincre les femmes de faire quelque chose, mais de leur expliquer les options qui s'offrent à elles. Car les conséquences à la fin, ce sont elles qui y font face", explique sa coordinatrice générale, Susana Gálvez.

Malgré la mobilisation des autorités dans un pays qui a fait de la lutte contre les violences machistes une priorité depuis vingt ans, les victimes mettent en moyenne plus de 8 ans à porter plainte et même de 12 à 20 ans en milieu rural, selon Teresa Peramato, procureure générale en charge des violences faites aux femmes. 

"Bien souvent, elles sont les dernières à voir qu'elles sont victimes de violence. Elles l'ont banalisée et ont peur des représailles, elles se méfient de la justice, ont une dépendance économique et affective" vis-à-vis de leur bourreau, souligne-t-elle.

Femen
Des membres du groupe féministe FEMEN protestent contre l'augmentation du nombre de féminicides en Espagne au parc El Retiro à Madrid, en Espagne, le vendredi 27 janvier 2023. Le 8 janvier seulement, en 24 heures, quatre décès ont été confirmés, déclenchant la première réunion urgente de l'année pour l'égalité espagnole Ministère. Sur la bannière, on lit : "Pour être des femmes, pas une de moins".
©AP Photo/Manu Fernández

"Le déni"

Comme Esther, Noelia Miguez était "dans le déni". En 2015, son ex-petit ami tente de l'étrangler avant de la poignarder à huit reprises. Aujourd'hui âgée de 29 ans, elle ne doit sa survie qu'au fait d'avoir feint d'être morte. Ce n'est qu'après qu'elle se souviendra "des premières humiliations, des insultes, des menaces, des crachats".

Au-delà de la difficile prise de conscience, le système judiciaire doit se demander à quel niveau il a pu "échouer", insiste Teresa Peramato. Dans près de la moitié (43%) des féminicides recensés en 2022, les victimes avaient déjà porté plainte ou leur meurtrier était connu pour des antécédents. D'autres victimes, comme Noelia Miguez, apprennent en déposant plainte que leur agresseur a "déjà été jugé pour une affaire avec une autre petite amie".
 

Combien ont déjà été condamnés avant d'entamer une nouvelle relation ? Les bourreaux ont deux visages. Avant que tu ne t'aperçoives que tu es avec quelqu'un de dangereux, il peut se passer des choses.
Esther

Pour éviter cela, le gouvernement a annoncé que la police pourrait avertir les femmes portant plainte que leur conjoint a des antécédents de violences. Une notification qui ne sera toutefois pas "systématique mais dépendra de l'évaluation du cas par les policiers".

"Ça pourrait sauver la vie de tant de femmes", veut croire Esther. "Combien ont déjà été condamnés avant d'entamer une nouvelle relation ? Les bourreaux ont deux visages. Avant que tu ne t'aperçoives que tu es avec quelqu'un de dangereux, il peut se passer des choses", dit-elle.

"Je savais, mais je n'ai rien dit"

Teresa Peramato reconnaît également que le système de prédiction du risque est "améliorable", alors que la plateforme VioGèn, alimentée lors des dépôts de plaintes et qui permet d'évaluer la probabilité de passage à l'acte, est critiquée.

L'assassinat d'Hayat en janvier dans les Canaries a montré ses défaillances. Cette femme de 46 ans avait porté plainte fin décembre contre son ex-conjoint avant de se rétracter. Le niveau de risque avait été rétrogradé sur la plateforme, selon les médias locaux. Le lendemain, elle était tuée. 

manif espagne féministe
Des femmes défilent lors d'une manifestation féministe pour les droits des femmes à Madrid, en Espagne, le samedi 23 octobre 2021. Le panneau principal indique « le système soutient la violence qui nous tue ».
©Photo AP/Paul White)

Il faut "renforcer la sensibilisation de la population (...) pour combattre la minimisation du risque", plaide aussi l'ONG Fundacion Mujeres, référence de la lutte contre les violences de genre. Les proches des victimes ne sont ainsi à l'origine que de "1 à 3% des plaintes", souligne Teresa Peramato. Et Noelia, elle, ne veut plus entendre "je savais mais je n'ai rien dit". 

Si l'Espagne est une référence alors qu'il y a eu plus de 1.000 femmes assassinées, je ne veux même pas imaginer ce qu'il en est ailleurs.
Joshua Alonso, fils d'une victime de féminicide

Joshua Alonso a perdu sa mère, assassinée en 2017 dans un incendie provoqué par son ex-compagnon. Depuis, il se consacre à "éduquer les jeunes générations" lors d'ateliers où il déconstruit "les micromachismes qui rendent la société inégalitaire". Mais selon lui, le chemin reste long: "si l'Espagne est une référence alors qu'il y a eu plus de 1.000 femmes assassinées" depuis le début des statistiques en 2003, "je ne veux même pas imaginer ce qu'il en est ailleurs".

L'Espagne, un modèle à défendre

C'est en 2004 que l'Espagne signe son statut de pionnière en étant le premier pays d'Europe à adopter une loi faisant du sexe de la victime une circonstance aggravante en cas d’agression, une loi adoptée à l'unanimité par le parlement espagnol. Le record de féminicides en Espagne remonte à 2008 avec 76 féminicides. Depuis 2003, l’année durant laquelle le pays s’est mis à comptabiliser officiellement les féminicides, plus de 1 100 femmes ont été tuées par leur conjoint.

En 2017, le pays a adopté le pacte national contre la violence de genre, prévoyant un budget d’un milliard d'euros sur cinq ans consacré à la lutte contre les violences faites aux femmes.

Depuis le 1er janvier 2022, Madrid a élargi sa définition du féminicide dans les statistiques officielles, a annoncé le site elDiaro.es
Auparavant, le terme renvoyait à tous les cas de meurtre d’une femme au sein du couple ou entre ex-conjoints.

Désormais, l’Observatoire espagnol des féminicides relèvera aussi les féminicides dits "familiaux" (le meurtre d’une femme par un membre masculin de sa famille), "sexuels" (le meurtre d’une femme par un homme qu’elle ne connaît pas à la suite d’une agression sexuelle), "sociaux" (le meurtre d’une femme par un homme à la suite d’une agression non sexuelle) et "par procuration" (le meurtre d’une femme par un homme comme moyen de causer préjudice à une autre femme).