Le monde invisible et douloureux du nettoyage, un univers de femmes

En France on les appelle techniciens de surface, un qualificatif professionnel qui se décline le plus souvent au féminin. Ailleurs, elles/ils sont les gagnent-es de nettoyage. Elles/ils sont très mal considéré-es, travaillent souvent de nuit ou à l’aube. Et restent invisibles. Un livre, de la chercheure québécoise Karen Messing, leur rend leur place.
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Travailleuses du nettoyage
En mars 2017, à Athènes (Grèce), les agentes de nettoyage étaient en première ligne pour combattre les plans d'austérité, comme celles-ci des hôpitaux publics
AP Photo/Yorgos Karahalis
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Notre société a élevé la propreté au rang de vertu. Etrangement, le statut des agents de nettoyage demeure au plus bas de l’échelle socioprofessionnelle. Dans son livre « Les Souffrances invisibles », Karen Messing, professeure au Département des Sciences biologiques de l’UQAM, Université du Québec à Montréal, dénonce ce paradoxe. Cette universitaire, propose une approche biologique à l'étude du milieu de travail, en particulier à la santé des femmes en milieu de travail. Elle codirige l'équipe « l’Invisible qui fait mal », un titre tout trouvé aux nettoyeuses, techniciennes de surface et autre agent-es de nettoyage, que nous refusons de voir.
 

Qui n’a pas un jour humé avec bonheur l’odeur du linge propre? Ou éprouvé un profond plaisir esthétique à la vue d’une pièce fraîchement nettoyée? « La propreté porte l’allégresse même dans l’esprit », disait autrefois le philosophe et orientaliste français Volney. Quelque peu paradoxalement, notre société a peu de considération pour celles et ceux qui y contribuent le plus. Le statut des balayeurs, des femmes de ménage, des éboueurs et autres ambassadeurs de la propreté qui embellissent tous les jours, par leur travail, notre quotidien figure en effet au plus bas de l’échelle professionnelle et ces postes continuent à être occupés par des groupes fragiles socialement, principalement les travailleurs immigrés et les femmes, le plus souvent les deux conjugués : femme immigrée.

Dans son ouvrage intitulé Les Souffrances invisibles. Pour une science du travail à l’écoute des gens (Ed. Ecosociété), la généticienne et ergonome Karen Messing raconte son immersion de plus d’une décennie dans le monde du nettoyage, des deux côtés de l'Atlantique, dans les hôpitaux québécois, ou les grandes gares parisiennes. L’objectif ? Inviter les employeurs et le public à revoir leurs préjugés à l’encontre des préposées au nettoyage en leur faisant découvrir la complexité de leurs tâches.

J’ai mesuré la distance que Nina Khaled parcourait en une journée au moyen d’un podomètre : 23 kilomètres
Karen Messing

Le lecteur fait ainsi la connaissance de Nina Khaled, une jeune femme blonde d’origine algéro-berbère, chargée de nettoyer les trains de la gare de l’Est. « J’ai mesuré la distance qu’elle parcourait en une journée au moyen d’un podomètre : 23 kilomètres, relate Karen Messing. Nous courions d’un quai à l’autre à mesure que les trains entraient en gare ou s’ébranlaient pour partir. Elle avait entre 60 et 120 secondes pour nettoyer une cabine, étant précisé qu’elle devait effectuer le ménage d’environ 200 cabines par jour. » Pour atteindre les recoins des toilettes et frotter la cuvette, Nina Khaled se contorsionne et s’agenouille. Dans l’idée de gagner du temps, elle lave également le plancher en faisant glisser un chiffon savonneux sous ses pieds tandis qu’elle éponge le lavabo et nettoie le miroir à la main, des mouvements qu’elle nomme sa « danse ».

Des blessures physiques et morales

Au terme de son étude, Karen Messing constate cependant que cette étrange chorégraphie occasionne de sévères maux de dos. Elle invite alors la SNCF à fournir aux employées des détergents et outils plus efficaces ainsi qu’à alléger le poids de leurs seaux. A sa grande surprise, elle se heurte à l’indifférence du responsable du service d’ergonomie. « Il a souri et hoché la tête, mais son attitude révélait clairement que l’idée de revoir les instructions émises par la SNCF à la firme de nettoyage dans l’intention d’accommoder quelques immigrantes algériennes n’était pas une priorité absolue pour son service. »

La SNCF n’est pas un cas isolé. Au fil de ses recherches, Karen Messing s’est en effet heurtée à de nombreuses reprises à ce qu’elle nomme «le fossé empathique». Après les femmes de ménage de la gare de l’Est, elle s’intéresse ainsi au sort des employés hospitaliers affectés au nettoyage. « Lors des rencontres, je leur demandais de me parler des risques physiques ou mentaux associés à leur travail. » Si ceux-ci lui font part de leurs chariots lourds, de l’équipement de mauvaise qualité et des produits chimiques odorants qu’ils doivent utiliser, plus que tout ils parlent des blessures morales qu’ils subissent au travail. « Dans bon nombre de services, on les excluait des fêtes de Noël et d’anniversaire. Au décès d’un patient, il arrivait souvent que la famille offre des cadeaux aux infirmières pour les remercier de toutes leurs attentions, en oubliant les employées du nettoyage qui pourtant avaient passé plus de temps que quiconque dans la chambre du malade. »
 

Un travail qui ne se donne à voir que lorsqu’il est mal fait

A ce manque de reconnaissance s’ajoute une absence totale de respect : certains usagers n’hésitent pas à resalir, parfois même sous les yeux des agents de propreté, l’espace qu’ils viennent de nettoyer. D’autres se plaignent de leur travail sans s’adresser directement à eux, mais en s’exprimant d’une voix forte alors qu’ils sont dans la pièce. Autrement dit, tout se passe comme si les hommes et les femmes de ménage étaient invisibles. Karen Messing est ainsi témoin un jour de la scène suivante: alors qu’elle accompagne une femme de ménage dans sa journée de travail, un couple qui arrive dans l’autre sens lance quelques ordures mises en boule dans le bac qu’elle pousse, manquant de peu de l’atteindre. « J’aurais été insultée à sa place, mais le couple n’a rien dit et l’employée n’a pas eu l’air de remarquer quoi que ce soit. Cela faisait partie de son travail que d’effacer sa présence; il était attendu qu’elle «disparaisse» lorsqu’il y avait des visiteurs ou du personnel soignant dans les chambres. Ce qu’elle accomplissait ne se donnait à voir que si c’était mal fait. »

Dans le film Fatima, le réalisateur français Philippe Faucon rend hommage à l'une de ces travailleuses de l'invisible, Marocaine en France, employée par une société de nettoyage, qui multiplie aussi les "vacations" chez des particuliers, afin de payer les études de ses filles, jusqu'au malaise physique.

Conscients qu’une des principales caractéristiques de la propreté est qu’elle est difficile à définir, raison pour laquelle elle est souvent définie a contrario – pour beaucoup, elle se conçoit comme une absence: absence de souillures, de poussières, de désordre – les employés de ménage mettent en place des stratégies pour rendre leur travail visible. « Une femme laissait la lumière allumée aux toilettes après avoir fini de nettoyer le local, une autre y laissait toujours flotter une odeur d’eau de Javel ; certains expliquaient tirer les rideaux d’un côté à l’autre lorsqu’ils en avaient nettoyé la tringle, laisser systématiquement la poubelle en un endroit précis, s’assurer que le plancher sentait bien l’encaustique. »

Ces stratagèmes ne leur valent cependant pas davantage de prestige ni de pouvoir, pas plus que la vague de maladies infectieuses qui frappe les hôpitaux québécois en 2004, à la suite de la décision du Ministère de la santé de sabrer les services de nettoyage afin de réduire les dépenses en soins de santé. Sur une période de dix semaines, pas moins de 1411 cas de diarrhée associée au Clostridium difficile sont recensés. L’année suivante, on déplore 311 décès associés à cette même bactérie. Si les staphylocoques résistant aux antibiotiques et leurs cousins réussissent, à terme, à persuader le ministère que le nettoyage est une variable essentielle dans la prévention des maladies, les agents de nettoyage restent, eux, étrangement exclus de l’équation. « Les chefs de file de la santé publique ne les voient toujours pas comme des acteurs essentiels de cette lutte », déplore Karen Messing.

Une tête de femme de ménage
Albert Cohen

Albert Cohen ne comprenait pas « pourquoi on [faisait] tant de chichis » pour La Joconde, « cette bonne femme » à la « tête de femme de ménage ». Sans doute ignorait-il le courage, la volonté et la force mentale dont il faut se doter pour exercer ce métier. Au regard des récits personnels des employés affectés au nettoyage de la gare de l’Est et des hôpitaux québécois, l’expression « avoir une tête de femme de ménage » prend un tout autre sens. Elle relève en effet davantage du compliment que de l’insulte.

Article original paru le 15 juin 2017 sur le site de notre partenaire Le Temps