Le Musée d'Orsay honore les prostituées

L'univers de l'"amour" tarifé s'invite au Musée d'Orsay. L'exposition "Splendeurs et misères, images de la prostitution  1850-1910" rouvre les maisons closes. Et de s'apercevoir,  grâce au talent de  Toulouse-Lautrec, de Gervex, de Van Gogh ou de Picasso, que le quotidien de ces femmes n'avait rien d'une partie de plaisir.
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Toulouse-Lautrec Le Sofa
"Le Sofa" de Henri de Toulouse-Lautrec
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En pénétrant dans  la première galerie, une atmosphère feutrée séduit le visiteur.  Un jeu de lumière habille élégamment  les oeuvres présentées. Les teintures couleurs bordeaux, les murs gris ou pourpres, plusieurs espaces ceinturés par des rideaux sombres, tout cela accentue l'intimité du lieu.  Et le visiteur, ainsi conditionné,  s'en va chuchotant dans les différentes salles, rebondissant d'une surprise l'autre.

"Femme piquée par un serpent" d'Auguste Clesinger
Femme piquée par un serpent de Auguste Clesinger (1847). La sculpture fit scandale. Il y a le serpent, très discret, enroulé autour du poignet gauche. L'oeuvre représente surtout la sensualité d'une femme presque vivante dans une pose qui ne laisse pas que songeur. La Revue des deux Monde s'étrangle : " Le titre et le serpent sont des concessions faites au jury ! De qui se moque-t-on ! Cette femme ne souffre pas, elle jouit ! "
(Wikipedia licence créative comons)


Comment comprendre en France cet intérêt pour la prostitution ? Marc Lemonier, auteur du livre "Secrets de maisons closes" (Editions La Musardine) avance une explication : " Il y a une forme de méconnaissance, liée à deux choses : le discours, qui a toujours été celui des hommes. Ainsi, l'image que nous en avons est celle du client qui, à l'époque, vivait cela comme un 'centre de loisirs masculin' faisant peu de cas de la sensibilité féminine,  et aussi, en surimpression, il y a un discours  artistique qui, avec la peinture, la littérature, le dessin fait que les lieux ont été considérés avec une distance que l'on n'aurait pas aujourd'hui".

Toulouse-Lautrec, en leur rendant leur humanité de femme, ne rend pas compte de la brutalité du traitement qu'elles subissent."
Marc Lemonier
 


"Splendeurs et misères, images de la prostitution" offre une saisissante vision de cet univers si particulier. Les salles ont pour nom "Ambiguïté", "L'aristocratie du vice", " Imaginaire de la prostitution", "Prostitution et modernité". On y découvre des toiles de Picasso, de Toulouse-Lautrec, de Henri Gervex, de Monet, des lithographies de Munch, des aquarelles de Jean-Louis Forain, des sculptures,  mais aussi des photos jaunies, des films coquins et divers objets (livres, cahiers, accessoires) qui sont autant de témoins d'une époque à jamais révolue.

"On peint le moment où elles sont en représentation"


"C'est eux qui ont construit le mythe précise Marc Lemonier.

Toulouse-Lautrec la visite médicale
"La visite médicale" de Toulouse-Lautrec (1894)
Toulouse-Lautrec, qui a saisi des instants quotidiens, des instants qui ne sont pas à la gloire des tenanciers, et bien, il reste malgré tout dans une surface. C'est à dire que la vraie vie des filles, quand elles sont dans des lieux totalement inaccessibles aux hommes, quand elle doivent rendre des comptes parce qu'elles sont endettées, tout cela n'est pas peint. Ce que l'on peint, c'est le moment où elles sont en représentation, le moment où il y a une forme d'esthétisme,  et cela relève presque d'un numéro de music-hall. On ne les peint même pas dans le cadre de leur prestation sexuelle. Ces peintres ont colporté une image qui est spectaculaire, qui ressemble davantage à celle d'un cabaret que celle d'un lieu de prostitution. Toulouse-Lautrec, en leur rendant leur humanité de femme, ne rend pas compte de la brutalité du traitement qu'elles subissent."



 

A lire aussi : -  Maisons closes, filles sans joie
                         - France, 1945 : la fin du bordel


Existait-il cependant des maisons de prostitution pour accueillir une clientèle de femmes ? "Non. Il y avait des gigolos, des maisons dans lesquelles les femmes pouvaient rentrer comme visiteuses (c'est le cas du " One-two-two") mais elles restaient au bar. C'est rarissime qu'elles puissent rentrer dans les chambres ou alors elles  franchissaient la porte pour des "parties carrées" dans lesquelles était impliqué leur mari".


Les cernes de la volupté

Mais il n'y a pas que les peintres à fréquenter les lupanars. Les écrivains sont aussi des clients assidus. Ils croisent là-bas une galerie de personnages interlopes susceptibles de diversifier leur inspiration.
Relisons Maupassant quand il évoque les clients croisés dans les bordels : "Quels sont ces hommes ? Observons-les. Il y a de tout, de toutes les professions et de toutes les castes, mais la crapule domine. Voici des employés, employés de banque, de magasin, de ministère, des reporters, des souteneurs, des officiers en bourgeois, des gommeux en habit, qui viennent dîner au cabaret et qui sortent de l’Opéra avant d’entrer aux Italiens, et puis encore tout un monde d’hommes suspects qui défient l’analyse".   Flaubert :  "A l'heure où les becs de gaz brillent dans les glaces, où les couteaux retentissent sur les tables de marbre, j'y vais m'y promenant, paisible, enveloppé de la fumée de mon cigare et regardant à travers les femmes qui passent. C'est là que la prostitution s'étale, c'est là que les yeux brillent ".

Manet olympia
"Olympia" de Edouard Manet. (1863) . L'oeuvre, qui fit scandale, était accompagné de cinq vers de Zacharie Astruc :

« Quand, lasse de songer, Olympia s'éveille
Le printemps entre au bras du doux messager noir ;
C'est l'esclave, à la nuit amoureuse pareille,
Qui vient fleurir le jour délicieux à voir ;
L'auguste jeune fille en qui la flamme veille..
. »

(Musée d'Orsay)

Mais les yeux, au Musée d'Orsay, ne brillent pas vraiment. Plus que de volupté, il est davantage question de cernes de la volupté.  L'impression dominante, une fois l'exposition parcourue, c'est celle d'une compassion pour ces femmes-objet. De ces multiples visages fardés, souvent abîmés par la noce, suinte une tristesse diffuse, comme un avant-goût de désespoir.
Le contraste est vif  avec la représentation de ces clients à l'air satisfait et aux ventres rebondis ! Nous voilà plutôt dans les coulisses de l'érotisme. Les chairs souvent flasques trahissent des corps prématurément vieillis, usés par la pratique d'un amour dénué de sentiment.

"Le problème des maisons closes, explique encore Marc Lemonier, ce n'est pas les manières d'y entrer ou d'y vivre, ce sont les manières d'en sortir. Il n'y a que de mauvaises manières. La seule bonne manière, c'est le mariage inespéré avec le client un peu fortuné ou bien c'est de progresser dans le milieu du libertinage et devenir une prostituée de luxe, une courtisane, ou encore de monter dans la hiérarchie pour devenir à son tour une mère-maquerelle. Mais cela concerne une fille sur mille. Le plus souvent, c'était une dégringolade dans des maisons de plus en plus sordides avec, en bout de course, l'hôpital pour soigner la syphilis et, enfin,  la clochardisation."

La France est le bordel de l'Europe

Gerveix le bal

Le Bal de l’Opéra, Paris de Henri GERVEX (1886)

Les bals costumés avaient lieu pendant les six semaines précédant le Mercredi des Cendres et le Carême.De minuit à 5h du matin, pour le prix d’un ticket (les bals à l’Opéra étaient les plus chers à 10 F. chacun) de provocantes jeunes femmes du « demi-monde » (jeunes femmes mises à l’écart de la « bonne société » de par leur conduite ou leur naissance) pouvaient rencontrer des hommes de l’aristocratie, de la finance ou de la politique qui s’y rassemblaient.

La France en ce milieu du dix neuvième siècle est, pour reprendre le mot de Lola Gonzales-Quijano, docteure en histoire,  est "le bordel de l'Europe", la capitale incontestée des plaisirs tarifés.
La loi a beau interdire le racolage sur la voie publique, toutes les prostituées ne travaillent pas, loin s'en faut, dans les bordels, les lupanars et autres maisons de tolérance... On racole aussi dans les jardins, les opéras, les théâtres, les restaurants ! "La fenêtrière" (qui fait le trottoir depuis sa fenêtre) côtoie "la soupeuse"qui racole dans les grands restaurants et "la boulevardière" (qui fait les terrasses des cafés des Grands Boulevards) croise "la grisette" qui hameçone l'étudiant...


Liberté des moeurs, adultère, vice, débauche, si l'on en croit les spécialistes de ces questions, Paris est alors le théâtre d'une débauche insensée. Les "filles de noces" sont partout, la syphilis fait des ravages et les bourgeois, qui forment le gros de la clientèle, est comme un un troupeau de mâles en rut,  parfaitement insouciants du péril vénérien.
Les chiffres de la police confirment l'aimable tableau. En 1870, on estime qu'un quart des Parisiens, en majorité des hommes mariés, ont des relations avec des prostituées, soit 400 000 clients par jour. On se rend au bordel pour son plaisir, pour déniaiser le fiston, entre hommes politiques ou d'affaires. Si l'on ose l'écrire (et nous l'osons), il y en a pour toutes les bourses.
Le langage populaire évoque "le bordel" pour désigner un désordre extrême. Dans la réalité, rien de plus faux  Le bordel est un lieu où règne un ordre immuable, codifié, et où la débauche est strictement encadrée par une discipline de fer. Les maisons de tolérance ne tolèrent rien, sinon une totale soumission de leurs pensionnaires.

Un égout séminal

Le Chabanais
Une pensionnaire du "Chabanais", l'un des bordels les plus huppés de Paris. Fondé en 1878 par madame Kelly, les chefs d'Etat, en visite dans la capitale, y faisaient souvent une halte. Chaque chambre, luxueusement décorée, avait un thème différent. Il y avait la Japonaise, la Médiévale, la Mauresque etc.
(DR)
Les clients les plus fortunés se rendent au Chabanais, établissement haut de gamme, présenté comme "l'Académie des bordels" où le Prince de Galles avait ses lubriques habitudes, les bourgeois vont dans les maisons bourgeoises et les moins fortunés soulagent leurs appétits sexuels dans des taules d'abattage, des taudis infâmes situés à la périphérie de la ville. Un monde immonde au goût d'égout. Maxime du Camp a ce mot terrible pour évoquer ces "filles de joie" : un "égout séminal".


En fait, l'hypocrisie règne en maître dans ce Paris corseté par les convenances. La prostitution préserve la race et la pureté du sang bourgeois. Elle évite l'adultère et la grossesse non désirée, la naissance du petit bâtard qui contrarierait l'impeccable arbre généalogique des familles "respectables".
L'épouse doit procréer. Aux "filles" les caresses défendues, les pratiques "déviantes" que la sainte épouse ne saurait prodiguer sans un soulèvement de coeur.
Le verbe "prostituer" signifie "mettre en avant, exposer au public". Le musée d'Orsay avec cette exposition (mais également avec des conférences, des récitals, des lectures, des films et des colloques) met donc en avant  et avec respect ces prostituées d'un autre temps.
Dans "Les Misérables",  Victor Hugo écrit :" On dit que l'esclavage a disparu de la civilisation européenne. C'est une erreur. Il existe toujours, mais il ne pèse plus que sur la femme, et il s'appelle prostitution. "

MUSEE D'ORSAY , "Splendeurs et misères. Images de la prostitution, 1850-1910"
(jusqu'au 17 janvier 2016)
Ouverture de 9h30 à 18h
le mardi, le mercredi, le vendredi, le samedi et le dimanche
de 9h30 à 21h45 le jeudi
 

secrets de maisons closes



"Secrets de Maisons Closes, La légende noire et rose des bordels" de Marc Lemonier
(Editions La Musardine)