Le "non" de Franca Viola qui a changé le regard sur le viol en Italie

"Je ne suis la propriété de personne" : les paroles prononcées il y a soixante ans par une jeune Sicilienne résonnent aujourd'hui avec les bouleversements sociétaux amenés par le procès de Mazan en France et son écho mondial. Viola Franca n'a jamais accepté d'épouser son ex pour "réparer" le viol.

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Viola Franca

Viola Franca pendant son procès, en décembre 1966.

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Soixante ans avant le procès de Mazan, dans une Sicile rurale oubliée du boom économique italien qui avait vu les métropoles du nord se développer rapidement et attirer la classe ouvrière des régions méridionales, une jeune femme, Franca Viola, s’affichait fièrement face à un pays encore englué dans la misogynie et des traditions archaïques.

Ce sont ceux qui commettent les crimes qui perdent leur honneur, pas celles qui les subissent. Franca Viola

"Je ne suis la propriété de personne, personne peut me contraindre à aimer un homme que je ne respecte pas. Ce sont ceux qui commettent les crimes qui perdent leur honneur, pas celles qui les subissent", lançait la jeune femme du haut de ses 18 ans, 

Dans la salle des pas perdus du tribunal d’Avignon, la dignité de Gisèle Pelicot au procès de Mazan ne pouvait que rappeler celle de la jeune Sicilienne qui prononça ces paroles. Il y a soixante ans, l'adolescente avait déjà parfaitement compris que la honte devait changer de camp.  

Notre dossier Au nom de Gisèle Pélicot : le procès de la culture du viol en France 

Echos de la Sicile profonde

La petite ville d’Alcamo, en Sicile, a son lot généreux d’églises baroques, de ruelles blanches et de bateaux colorés qui dansent sur les eaux de la baie de Trapani. En 1966, cette région n’avait pas beaucoup évolué depuis ce qu'en dépeignait l’écrivain Giovanni Verga, dans son récit I Malavoglia, une saga familiale du début du siècle où les hommes dessinent le destin et les femmes le suivent en silence. 

Qui aurait pu imaginer la tournure que les événements allaient prendre ? Cette année-là, le "non" de Franca Viola a changé  le cours de l’histoire des femmes italiennes. Le courage de cette jeune fille a su ériger un barrage là où le courant du patriarcat avait creusé son cours depuis des siècles.

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"Non" à la mafia

Un petit vignoble et un père aimant : il n’y a que ces deux richesses dans la vie de l’adolescente au moment où elle rencontre Filippo Melodia, qui appartient à une famille riche, puissante, de celles que l’on craint et dont on ne prononce le nom qu'à voix basse. Les deux jeunes gens tombent amoureux. 

Dans les années 1960, les Melodia tissent des liens avec Cosa Nostra, la mafia sicilienne, et Filippo est un garçon habitué à obtenir facilement tout ce qu’il veut. Franca découvre que sur son fiancé pèse une accusation de vol ; elle comprend que Filippo entretient des relations étroites avec la mafia locale. Alors elle décide de mettre un terme à leur liaison. 

Pour le jeune homme, ce refus est inadmissible. Armé, il se rend au domicile de Franca et menace sa famille à plusieurs reprises. Mais rien y fait, la jeune fille ne plie pas. Filippo Melodia organise alors son enlèvement, aidé de douze complices. 

Le calvaire de Franca Viola  commence le 26 décembre 1965 et dure huit jours. L’adolescente est emmenée de force dans une ferme hors du village. Entre ricanements et insultes, elle est violée, humiliée.  Au bout d’une semaine, la police parvient enfin a retrouver l'endroit où la jeune fille est séquestrée. 

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"Non" au mariage de réparation

Franca retrouve son père et Filippo Melodia est interpelé avec ses complices. Après son arrestation, il évoque la possibilité d’un "mariage réparateur" pour… rendre à Franca l’honneur volé – et pour, lui-même, échapper au procès et à la prison. Dans l’Italie de l’époque, la pratique est plutôt courante : si une femme violée accepte d'épouser son violeur, ce dernier est blanchi de toute accusation et elle peut retrouver "l’honneur perdu". 

C’était écrit noir sur blanc dans la loi. Dans le code pénal  italien figurait un article, le 530, où l'on pouvait lire ces lignes : "Le mariage que l'auteur du délit contracte avec la personne offensée éteint le délit, et s'il y a eu condamnation, son exécution et ses effets pénaux cessent..." A l’époque, le viol était considéré comme "un délit contre la moralité publique" et non pas contre la personne. La loi demeura inchangée jusqu’en 1996. 

Filippo Melodia est alors déterminé à éviter toute poursuite pénale grâce à un mariage forcé avec sa victime, mais c’est sans compter la réaction de Franca. La jeune femme refuse de se marier avec son ravisseur, faisant voler en éclat des siècles d’omerta et de soumission féminine.

Tandis que les journaux essaient de donner en pâture au public les détails de l’histoire, Franca, la tête haute, accepte un procès sans huis clos. Du jamais vu. La société entière en veut à cette fille "sans honneur". Les avocats de Filippo Melodia la décrivent comme une fille facile et une partie de sa famille refuse de la soutenir. Son père reste silencieux, à ses cotés ; il a préféré tout perdre – l’honneur, les amis, le travail – plutôt que d’abandonner sa Franca. 

père de viola franca

Portrait du père de Viola Franca paru dans La Stampa à l'époque du procès.

Verdict : Filippo Melodia et ses complices sont condamnés à onze ans de prison ferme.

Icone de la lutte pour les droits des femmes

La fracture sociale entre nord et sud du pays se reflète dans le débat public qui entoure l’affaire. Au nord, la société salue le courage héroïque de la jeune femme, qui devient rapidement une icone des jeunes mouvements féministes qui manifestent pour obtenir une loi sur divorce et le droit à l’avortement. Au sud, en revanche, on ne lui pardonne pas d’être allée à l’encontre des conventions sociales traditionnelles et on se demande qui voudra un jour épouser cette fille rebelle qui n’est plus vierge. 

Une brèche ouverte sur la modernité

Malgré tout, dans ce sud si conservateur à l’époque, Franca a su secouer les mentalités. Le jour du verdict, les Siciliens ont ouvert une brèche dans l'archaïsme, même si la région est restée encore longtemps figée dans son immobilisme ancestral. Il faudra encore attendre le 5 aout 1981, seize ans après le procès d'Alcamo, pour que le mariage réparateur soit effacé de la loi italienne. 

Reconnue comme une icone de la lutte pour les droits des femmes, le 8 mars 2014, Franca Viola est nommée Grand officier de l’Ordre du Mérite par l’ancien président de la République italienne Giorgio Napolitano. 

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Franca Viola vit toujours dans le même village, à Alcamo, avec son mari Giuseppe et ses enfants. Filippo Melodia purgea sa peine jusqu'en 1976, pour finir tué dans un règlement de comptes entre mafieux à peine deux ans plus tard. 

Dans une interview donnée au quotidien italien La Stampa il y a quelques années, Franca racontait croiser encore de temps en temps les complices de son ravisseur.  "Ils me saluent, et puis ils baissent les yeux", confiait-elle au journaliste. 

L'histoire de Viola France a inspiré Seule contre la mafia, un film de Damiano Damiani.

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