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Non, les femmes de la préhistoire ne faisaient pas que cueillir des baies et nourrir les enfants - même si les maternités, par intermittence, limitaient leur mobilité. Elles taillaient le silex, peignaient les parois des grottes et maniaient la sagaie. Grâce aux technologies actuelles, à commencer par les analyses ADN, il est possible, entre autres informations, de déterminer avec certitude le sexe des squelettes. Ces nouveaux outils permettent aux spécialistes de la préhistoire de brosser des sociétés anciennes un tableau beaucoup plus équilibré que celui qui nous est livré par les archéologues des siècles passés. Dans les sociétés préhistoriques, les rôles semblent avoir été répartis davantage selon les compétences que selon le genre.
Les premiers préhistoriens européens étaient des hommes, tous. Abbés, médecins ou instituteurs, ils ont calqué leur système de pensée sur leurs découvertes.
Marylène Patou-Mathis, préhistorienne
Elles seraient donc biaisées, ces images véhiculées dans nos musées, nos manuels scolaires et autres reconstitutions jusqu'à la fin du 20ème siècle : des hommes musclés et dominateurs, armés pour la guerre et la chasse aux bêtes féroces, protégeant en héros des femmes craintives et passives entourées d'une flopée de petits enfants. Dans son livre L'homme préhistorique est aussi une femme (Allary éditions, octobre 2020), la préhistorienne Marylène Patou-Mathis, spécialiste du Neandertal (de 400 00 ans à jusqu'à environ 30 000 ans avant le présent), déconstruit cet imaginaire collectif. La chercheuse en colère part en croisade contre les préjugés : "On a beau l'écrire avec un H majuscule, c’est toujours le mâle que l'on entend quand on parle d'Homme préhistorique. Pourquoi ?" s'indigne-t-elle lors d'une visioconférence organisée par Sciences Po Bordeaux et suivie par Terriennes.
Comment les femmes de la préhistoire ont-elles pu être ainsi occultées, alors que rien, dans les vestiges étudiés, ne permet de conclure au patriarcat ? Ni au matriarcat, d'ailleurs, précise Marylène Patou-Mathis : "Nos vestiges ne révèlent aucune preuve d'une division genrée des activités". Pour comprendre comment l'analyse historique s'est ainsi égarée dans les méandres du patricarcat, la chercheuse s'est penchée sur l'histoire de la préhistoire : "La préhistoire est un domaine de recherche récent, qui remonte au 19ème siècle seulement. Les premiers préhistoriens européens étaient des hommes, tous. Abbés, médecins ou instituteurs, ils ont calqué leur système de pensée sur leurs découvertes."
A une époque où les femmes sont reléguées à la procréation et à la sphère domestique, les premiers archéologues et anthropologues imaginent les femmes préhistoriques à la grotte avec les enfants, ou éventuellement au champ pour la cueillette. Les hommes, eux, vont à la chasse, taillent le silex et peignent les grottes. Selon leur modèle androcentré, il est impensable que des activités valorisantes comme la guerre ou la prédation soient exercées par des femmes. De même, la taille du bois et de la pierre, ainsi que la maîtrise du feu, sont forcément attribuées aux hommes.
En 1859, lorsque la théorie de l’évolution de Darwin vient bousculer les antiques thèses religieuses, les médecins commencent à travailler sur le cerveau. Liant l’intelligence à la taille du cerveau, ils démontrent que celui des femmes est plus petit. Ils postulent que les femmes ne maîtrisent pas leur sexe : elles ont des humeurs et sont hystériques.
"Au 19e siècle, on instaure une hiérarchisation des humains en classes. A l’intérieur de chaque classe, on hiérarchise aussi les individus, et les femmes sont toujours inférieures, quelle que soit la race ou la catégorie," explique Marylène Patou-Mathis. Cette subordination s'explique aussi par leur rôle procréateur : "Les hommes veulent être sûrs que leurs enfants sont bien leurs enfants. Alors ils maintiennent les femmes dans un état de dépendance." C'est par ce même phénomène, parce qu'ils sont considérés comme inférieurs, que les néandertaliens sont représentés avec la peau sombre. Homo sapiens, lui, a la peau claire, car il est considéré comme supérieur, alors qu'il vient d'Asie...
Le regard porté sur les femmes de la préhistoire commence à évoluer dans les années 1970. Les féministes proposent alors des contre-modèles, comme celui de la cueilleuse, par opposition au modèle masculin du chasseur. Ces remises en question ne trouvent encore que peu d'écho dans une société qui n’est pas prête à voir voler en éclats les stéréotypes forgés par les hommes.
Et puis les mouvements de libération de la femme progressent et les mentalités changent. Au cinéma apparaît une nouvelle image de la femme préhistorique, proche de l'amazone, une guerrière qui n'a pas besoin d'homme pour survivre. Le film Un million d’années avant Jésus-Christ, en 1966, met en scène une armada féminine en bikini et peaux de bête...
La première autrice à rompre avec la caricature de l’homme préhistorique qui tire sa femme par les cheveux en la frappant de sa massue, et à dépeindre de façon la plus réaliste possible les femmes de la préhistoire, est l'Américaine Jean Auel dans sa saga Les enfants de la terre, lancée en 1980.
Dans le même temps, le métier d’archéologue aussi se féminise, même si les femmes sont encore rares à en faire leur métier : en 2014 et 2016, alors que les femmes étaient majoritaires dans les études d’archéologie en France, avec 58%, elles ne sont plus que 26% à en faire leur métier ou leur sujet de recherche, lit-on sur le site d'information de nos partenaires belges de la RTBF. Aujourd’hui encore, le projet @Paye ta truelle lutte pour l’égalité et la diversité en archéologie, mais aussi contre le sexisme qui s'est installé dans cet univers si longtemps masculin.
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— Paye ta Truelle (@payetatruelle) October 29, 2020
A la fin du 20e siècle et au début du 21e siècle, les nouvelles technologies appliquées à l'archéologie et à l'anthropologie achèvent de déconstruire les stéréotypes. Elles donnent naissance à l’"archéologie du genre", une discipline qui propose un retour aux vestiges, analysés, cette fois, à l'aide de moyens techniques récents - en étudiant l'ADN pour déterminer si un squelette appartient à un homme ou une femme, par exemple. Jusqu'alors, les archéologues devaient se fonder sur la morphologie de squelettes, parfois très endommagés, alors que la différence de taille, de quelques centimètres seulement entre femmes et hommes, ne permettait pas d'opérer une distinction certaine. Cependant, l'analyse génétique est coûteuse et l’ADN ancien n'est pas toujours utilisable.
L'archéologie du genre englobe aussi la biogéochimie, qui étudie les vestiges de l’alimentation : les femmes avaient-elles vraiment un régime hypoprotéiné qui explique qu’elles étaient plus petites ? Quant à la paléopathologie, elle peut révéler des microtraumatismes indiquant des gestes répétés, comme tailler la pierre ou semer des graines. "Ainsi sait-on que les femmes travaillaient la terre de A à Z, explique Marylène Patou-Mathis. On pense même qu'elles furent à la base de l'agriculture : revenant de la cueillette, elles ont pu laisser tomber des graines en chemin qui, en germant, marquèrent les prémisses de la sédentérisation, puis de la domestication des animaux. Une évolution qui engendra un besoin de défense et de protection qui, paradoxalement, a pu être à l'origine de la patriarcalisation des sociétés...."
Certaines néandertaliennes d’Europe centrale étaient aussi costaudes que les champions de lancer du javelot aujourd’hui.
Marylène Patou-Mathis
Les analyses des coudes de femmes, ainsi que les traces de l'insertion de leurs muscles sur le squelette, montrent qu’elles chassaient : "Elles devaient lancer la sagaie et tirer, car elles avaient une puissance musculaire importante. On sait qu'elles avaient un bras plus développé que l’autre car les muscles laissent des traces sur les os à l’implantation, explique Marylène Patou-Mathis. Certaines néandertaliennes d’Europe centrale étaient aussi costaudes que les champions de lancer du javelot aujourd’hui."
En 2018, à Wilamaya Patjxa, au Pérou, les chercheurs ont découvert les squelettes de six individus, dont deux chasseurs. L'analyse des os et de l'émail des dents de ces derniers a permis d'identifier un homme de 25 à 30 ans et une femme âgée de 17 à 19 ans. Sur la base de leur modèle statistique, ces chercheurs estiment que 30 à 50% des chasseurs dans ces sociétés étaient des femmes.
La domination masculine en archéologie rejaillit aussi sur l'art et sa symbolique : pour les scientifiques, les artistes qui ont peint les grottes de Lascaux ou de Chauvet étaient forcément des hommes. Même si 80 % à 90 % des représentations pariétales sont féminines, les interprétations les cantonnaient à la sexualité et à la maternité.
Des femmes, on disait qu’elles n’entraient jamais dans les grottes, que les mains négatives imprimées au pochoir sur les parois étaient des mains d'adolescents. Aujourd'hui, à la lumière des dernières analyses, rien n'est moins sûr. Alors pourquoi n'auraient-elles pas non plus peint les chevaux, à côté des mains ? "Rien ne prouve que ce ne sont pas des femmes qui tenaient les pinceaux en poils de blaireau pour peindre les grands aurochs de la grotte de Lascaux," assure Marylène Patou-Mathis.
A qui appartiennent les mains peintes sur les parois des grottes d’Arcy-sur-Cure? Comment penser la place des femmes préhistoriques, mais aussi celle des femmes archéologues auj ? @SegoVandevelde et @payetatruelle sont dans @LaTacfi à 14h40 tte cette semaine sur @franceinter pic.twitter.com/EBM9dgQcUu
— caroline gillet (@carolinegillet) November 3, 2020
Les statuettes de l’époque représentent, elles aussi, essentiellement des femmes. Des Vénus préhistoriques qui, pendant des années, ont été étudiées par des hommes. "Dans leurs ouvrages, ils ont mis en avant les statuettes callipiges évoquant la fertilité et la reproduction, alors que les silhouettes sont en réalité très diversifiées - minces, plantées dans le sol, portées en médaillon…" explique Marylène Patou-Mathis. Elles révèlent autant de morphologies que les femmes assumaient de fonctions - une diversité qui pourrait indiquer la matrilinéarité de certaines cultures préhistoriques, même si cette hypothèse a longtemps été réfutée par beaucoup de chercheurs qui restent fixés sur une vision occidentale du statut et du rôle des femmes dans la société.
Là encore, la facture des statuettes est attribuée à des hommes, alors que rien ne prouve que ce ne sont pas des femmes qui les ont fabriquées explique la préhistorienne : "On est dans un monde féminin. Le sexe féminin est partout, le sexe masculin est rarement représenté. Alors pourquoi ne pas imaginer que les statuettes percées pour être portées étaient des amulettes faites par et pour les femmes. Peut-être représentaient-elles une divinité ? Peut-être étaient-elles dédiées à protéger les femmes pendant l’accouchement ?"
Sur le champ de bataille aussi, rien ne laisse supposer une différence de statut entre hommes et femmes. D'autant que de plus en plus de sépultures de femmes guerrières sont mises au jour : "On découvre beaucoup de guerrières scythes en Ukraine. Les Celtes sans enfants allaient à la guerre - c’est d'ailleurs pour cela, entre autres, que les Celtes étaient considérés comme des barbares.
Pour illustrer la manière dont les archéologues tiraient leurs conclusions androcentrées en l'absence de preuves irréfutables, Marylène Patou-Mathis cite l'exemple de cette cheffe de guerre Viking du 10e siècle, découverte en Suède en 1886 : "Son squelette, un peu abimé au niveau du bassin, était accompagné d’armes, de chevaux sacrifiés et d’un jeu de stratégie guerrière. On en a déduit que c’était un homme et il devint l’archétype du guerrier Viking. Jusque dans les années 2000, il servit de référence pour identifier d'autres chefs guerriers. Or en 2017, les analyses ADN ont révélé que c’était une femme - une cheffe de guerre."
D'autres sépultures ont été mises au jour renfermant des vestiges de femmes en apparat et accompagnées d'objets ou d'ossements porteurs de symboles. Sur le site préhistorique de Stonehenge, en Grande-Bretagne, les archéologues ont exhumé une fosse réservée aux élites : elle contenait 23 squelettes, dont 14 de femmes.
L'hypothèse la plus réaliste repose sur une organisation des sociétés basée non pas sur le genre, mais sur les compétences et les aptitudes naturelles de chaque individu à un moment donné. L’entretien du feu pouvait incomber à un membre du clan qui, à un moment de sa vie, se trouvait limité dans sa mobilité, tandis que les plus jeunes membres du clan partaient à la chasse, sans distinction sexuelle. Les femmes portant de jeunes enfants pouvaient, elles, se charger de la cueillette des baies.
De par leur investissement naturel dans la reproduction, les femmes avaient incontestablement une marge d’action réduite pendant un certain laps de temps. Les analyses de dents d’enfant du paléolithique indiquent que la période d’allaitement durait plusieurs années et que tant qu’il n’était pas sevré, l’enfant restait "accroché" à sa mère, limitant ainsi ses possibilités de déplacement. Par ailleurs, l’éducation et la surveillance des enfants devaient également échoir aux femmes.
Ainsi ces sociétés reposaient-elles peut-être sur un équilibre économique et social, sans activité genrée ni dichotomie, peut-être même sans chef.fe, mais selon une distribution des rôles en fonction des compétences. Une configuration effacée par les scientifiques des temps modernes, puis tout à coup remise en cause à partir de la fin due 20e siècle. A mesure que le regard change, le champ des possibles s’élargit. "Cette réflexion sur les analyses antérieures doit nous permettre d’éviter les erreurs passées," insiste Marylène Patou-Mathis.
Comment s'installe le patriarcat ?
Les racines du patriarcat peuvent avoir été endogènes : les surplus alimentaires engendrés par la sédentarisation et l'agriculture obligent à stocker dans des silos et génèrent des richesses autour desquelles se développent des villages. Du bien commun, on passe à la propriété, et aux conflits de propriété et de territoire qui l'accompagnent. Les hommes protègent leurs biens et veulent les transmettre à leur descendance. A ce besoin d'héritiers remonte l’enfermement des femmes pour sécuriser l'héritage.
D’autres historiens postulent un changement de comportement plus radical, lié à des événements exogènes : l’arrivée de peuples des steppes patriarcaux et la multiplication des razzias et des rapts de femmes. Il fallait alors se montrer plus forts et se battre pour protéger les femmes qui portent la pérennité du clan.
Marylène Patou-Mathis
Les conclusions des études récentes apportent des éléments lointains, mais importants, pour prendre du recul face aux disparités : "Elles éclairent d'un nouveau jour les disparités pratiquées aujourd'hui dans le monde du travail, comme l'écart dans les salaires entre hommes et femmes, de carrière et de promotion". Elles montrent "que ces disparités n'auraient rien de 'naturel'", dit le chercheur américain Randall Haas. La preuve de la place des femmes dans les sociétés préhistoriques nous dit que la division genrée, à part la procréation, n’est ni naturelle, ni originelle et innée, et surtout qu'elle n'est pas immuable.
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