Le sang des femmes, source d'art

Durant une semaine au mois d'août 2014, Paris accueillait une exposition d'art consacrée au sang menstruel des femmes, Hic est sanguis meus. Depuis, cette représentation collective s'est affichée à Rome ou Berlin. Visite guidée.
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Le sang des femmes, source d'art
Deux cercles écarlates, ou le sang menstruel des femmes(Photo : TV5MONDE/Isabelle Soler)
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Sûrement l’exposition la plus intriguante de ce mois d’août. Sur la vitrine, deux cercles écarlates, un grand, un petit. Une vulve stylisée. "Hic est sanguis meus" ou l’exploration terriblement organique des menstrues. Les règles, les ragnagna, les anglais, les ours, bref les menstruations féminines. "Si vous pensez que vous êtes libérée, vous devriez considérer l’idée de goûter votre propre sang menstruel. Si cela vous rend malade, vous avez encore beaucoup de chemin à faire", dit l’universitaire féministe Germaine Greer (in The Female Eunuch). Le ton est donné.
Le sang des femmes, source d'art
Vue de l'exposition (Photo : TV5MONDE/Isabelle Soler)
 
Femmes à lunes
 
Si vous voyez dans le sang qui, chaque mois, s’écoule, une simple manifestation biologique, vous passez à côté de l’affaire. De la stigmatisation, des stigmatisations, de l’opprobre jetées sur les femmes pour ce sang qui coule entre leurs jambes.
 
Du latin mensis, "mois", ou du grec mene, "lune qui établit un lien avec les cycles lunaires", le sang menstruel marque la fécondité de la femme. Renouvelant les cellules de l’endomètre, muqueuse de l’utérus qui permet la nidification du fœtus. En l’absence d'œuf fécondé, l’endomètre s’évacue, la femme saigne.
 
Trop clair, trop simple. L’explication clinique fait l’impasse sur l’angoisse primale, sur les ténèbres des origines. Le sang renvoie au mystère de la vie. "Tout homme est né d’un ventre sanglant", rappelle la psychologue Maryse Vaillant. De tout temps, les hommes ont regardé avec dégoût, suspicion, le sang des femmes.
 
 

“Dolor“

Une œuvre du collectif Les abattoirs
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"Lorsque les femmes souffraient de symptômes liés aux règles, les hommes associaient cela à quelque chose de négatif, de toxique. Le phénomène des règles n'a été expliqué que récemment, au milieu du XXe siècle. Cette part de mystère a nourri cette idée," estime Martin Winckler, médecin généraliste spécialisé dans la santé des femmes et auteur de La maladie de Sachs.
Le sang des femmes, source d'art
Vue de l'exposition (Photo : TV5MONDE/Isabelle Soler)
 
Artiste, Italienne et femme

L’instigatrice de cet examen de la femme par son sang est une plasticienne et danseuse calabraise, Paola Daniele. Artiste, italienne et femme. Trois éléments essentiels. Artiste pour imaginer la forme à donner à sa recherche et s’entourer d’un collectif de jeunes artistes. Italienne, originaire de ce pays qui pratiquait encore récemment les philtres d’amour avec le sang des menstrues. Et femme, enfin et avant tout, pour interroger son identité et celle de ses sœurs au travers de cette "indisposition", habituellement dissimulée à la publicité. Résultat : une plongée dans le pourpre au travers d’une cinquantaine d’œuvres présentées, films, poèmes, peintures et autres, venus de pays divers.
 

“Je voulais des hommes parlant de ça“

Paola Daniele, plasticienne et danseuse
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Vade retro, Satanas !
 
Selon les croyances populaires, les femmes qui ont leurs règles sont contaminantes. Dans le Limousin, on les écarte des ruches car "un essaim entier meurt d'un seul de leurs regards". Ailleurs, on utilise leurs "pouvoirs" : les femmes qui ont leurs règles traversent les champs pour les protéger des sauterelles et des chenilles !
 
L’ignorance a, certes, joué un rôle dans cette défiance, mais que dire de ces scientifiques et médecins qui ont propagé, à leur tour, des interprétations délirantes ? En 1893, l’un des pères de la criminologie, l’Italien Cesare Lombroso, associe menstruations et criminalité féminine. Elle débuterait potentiellement aux premières menstrues pour s’achever à la ménopause. Nonobstant leur faible représentation dans les activités criminelles, Lombroso soutient que les femmes sont dotées d’une nature essentiellement mauvaise et forcément, inférieure à celle de l'homme...
Le sang des femmes, source d'art
Vue de l'exposition (Photo : TV5MONDE/Isabelle Soler)
 
Hic est sanguis meus. Ceci est mon sang. Prenez et buvez-en tous.
 
Audacieuse, à première vue, cette appropriation de la parole du Christ lors de la Cène avant sa mort, pour évoquer les menstrues. Hic est sanguis meus. Se souvenir que les religions, à commencer par le judaïsme, ont regardé avec effroi le sang de la femme. Dans la Torah, le Lévitique interdit à un homme d'approcher une femme qui a ses règles. "Lorsqu'une femme éprouvera le flux, c'est-à-dire le sang qui s'écoule de son corps, elle restera sept jours dans son isolement, et quiconque la touchera sera impur jusqu'au soir." Pour certains rabbins, l'existence des règles vient de la malédiction d'Ève, coupable de la chute d'Adam et de sa mort. 
 
Dans l’Évangile selon Matthieu (Mt 9, 20-22), on trouve l’épisode de l’hémorroïsse, une femme souffrant d’hémorragies menstruelles invalidantes. "Approchant le Christ, elle se disait en elle-même : 'Si seulement je touche son manteau, je serai sauvée.' Jésus, se retournant, la vit et lui dit : 'Aie confiance, ma fille, ta foi t'a sauvée.' Et de ce moment la femme fut sauvée."
 
De quoi est-elle sauvée : de sa douleur physique, de son impureté ? Médecins et religions monothéistes se rejoignent : la femme menstruée est impure. Son sang parle de sexualité. Coulant, il évoque la fécondité. Tari, il indique qu’elle a été fécondée, que l’acte sexuel a eu lieu.
 
Plus amusante, cette lecture : "Pourquoi la Torah nous enseigne-t-elle qu’une nida, la femme qui saigne, est impure sept jours ? Parce qu’à force d’habitude, son mari en arrive à la détester. C’est pourquoi la Torah dit : qu’elle soit impure sept jours, pour qu’elle plaise à son mari comme sous le dais nuptial."
 

“Blood and wine“

Une œuvre d'Alba Onofrio
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Voilà une œuvre qui ne contredit pas la Torah ! Présentée dans l’exposition, Blood and wine, d'Alba Onofrio, ou comment réaliser votre philtre d’amour...  Au XIIIe siècle, le sang menstruel était considéré comme un ingrédient magique. Beaucoup de femmes l'utilisaient pour provoquer la mort de leur mari ou pour faire tomber amoureux l'élu de leur cœur. Dans la tradition populaire de la sorcellerie, la "rosée de la femme", le premier sang menstruel d'une jeune fille répandu pendant la première éclipse de lune, est le poison le plus effrayant.
 
Le film présente la réalisation de ce philtre. A San Fili, un petit village du Sud de l'Italie, les "Magare", des sorcières expertes dans la préparation d'anciens rites magiques, le préparaient avec trois gouttes de sang menstruel et des herbes utilisées ancestralement : lavande, verveine, laurier, cannelle et clou de girofle. 
 
Le philtre devait demeurer entre les jambes de la femme puis versé dans le vin de l'amant, accompagné de cette formule : "Sang de mes veines, veines dans tes veines, tu ne pourras jamais oublier les miennes."
 
Et voilà comment une femme que son sang, depuis longtemps, interpelle vous propose, homme ou femme qu’importe, ensemble ou pas, de scruter, d’explorer autrement le corps de la Femme. Vous pariez ? Vous ne le regarderez plus de la même façon.