Fil d'Ariane
"De-terminated" a fait sensation cet automne 2018 à Malte : durant 1h20 chaque acteur/actrice y présentait une opinion sur la question de l’avortement à Malte
Au centre de la scène du théâtre, assise dans un fauteuil elle raconte. C’était un soir, son ex-petit ami s’introduit chez elle. Le matin elle se réveille, ne se rappelle plus ce qu’il s’est passé, elle sait juste qu’elle a été violée. Quelques semaines plus tard, elle découvre qu’elle est enceinte, il lui faudra aller en Allemagne pour avorter. Depuis, elle n’en a jamais parlé à personne. Sur ces planches, dans ce fauteuil, ce n’est pas la victime de l’agression, mais une actrice qui raconte les détails de cette histoire pourtant bien réelle.
Dans cette société, on ne parle pas de l'avortement, on fait comme si ça n’existait pas
Herman Grech, metteur en scène
La pièce s’appelle De-terminated, elle a été jouée du 19 au 28 octobre 2018 dans l’un des plus grand théâtre de La Vallette, la capitale maltaise. « Avec cette pièce, j’ai voulu aborder le plus grand tabou du pays : l’avortement », explique le metteur en scène de la pièce et journaliste Herman Grech. « Dans cette société, on n’en parle pas, on fait comme si ça n’existait pas, il faut qu’on en discute, au moins entendre les avis de tout le monde sur la question, c’est ce que j’essaie de faire à travers cette pièce à mon petit niveau ». Sur scène, des textes en faveur de l’avortement sont lus, ainsi que des témoignages de femmes qui y ont eu recourt, mais aussi le discours de ceux que l’on appelle les « pro-vie » celui des adversaires du droit à l’avortement.
Pour Herman Grech, le metteur en scène de De-termined, l’objectif était de mettre la question de l’avortement sur le devant de la scène
A Malte, le sujet est effectivement sensible, tabou même. Certains élus sont venus voir la pièce, « mais je ne peux pas vous dire ce qu’ils m’ont confié évidemment », sourit le directeur et metteur en scène. Car politiquement, officiellement, que ce soit le parti travailliste en place ou l’opposition nationaliste, toutes les formations politiques sont publiquement opposées à l’IVG - malgré nos relances, Helena Dalli, ministre en charge de l’égalité et des questions européennes n’a pas souhaité donner suite à nos demandes d’interview.
Et pour cause : selon le dernier sondage réalisé en février 2018 par « Malta Today », un grand magazine maltais, la population est encore opposée à 95% au droit à l’avortement, sans condition.
Défendre l’IVG équivaudrait à un suicide politique. Fin 2017, le letton Nils Muižnieks alors Commissaire européen aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe (2012 - 2018) avait tenté de bousculer l’île conservatrice sur le sujet. Joseph Muscat, le Premier ministre travailliste lui avait alors rétorqué que son « gouvernement n’avait ni le mandat politique pour ouvrir un débat sur l’avortement, ni le soutien de l’opinion publique sur la question ».
Pour l’anthropologue Rachael Scicluna, le tabou de l’avortement s’explique par l’attachement des catholiques Maltais à la morale, la religion et la famille
Dans la tête des gens, à Malte, le corps d’une femme est fait pour procréer
Rachael Scicluna, anthropologue
Si l’IVG est tant impopulaire sur l’île, c’est qu’elle « touche à de nombreuses notions chères aux Maltais : la moralité et donc la religion, ainsi que la famille », explique l’anthropologue Rachael Scicluna. Un véritable tabou sociétal. « Dans la tête des gens, le corps d’une femme est fait pour procréer, et depuis l’adolescence, le rêve absolu c’est d’acheter une maison et de fonder une famille », ajoute la chercheuse. Preuve de ce conservatisme, les débats sur le divorce – légalisé seulement en 2011 – et celui sur la pilule du lendemain – commercialisée en 2016 – qui avaient suscité beaucoup d’émotion.
Ce traditionalisme trouve son origine en partie dans la religion : sur l’île aux 359 églises, plus de 95% des Maltais.es sont catholiques, la religion d’État, farouchement opposée au droit à l’avortement. Les messages anti-IVG véhiculés par les associations pro-vie trouvent facilement un écho dans l’opinion publique. Des associations par ailleurs très influentes : tous les ans, en décembre, l’une d’entre elles, la Fondation Life Network, organise un événement très populaire intitulé La marche pour la vie – cette année 2018, le 9 décembre.
Ses responsables y prennent la parole publiquement, et invitent de grands orateurs – venus souvent des État-Unis - à défendre le dernier bastion européen opposé à l’avortement. A la tête de la Fondation, Miriam Sciberras, dentiste de profession. Si elle milite contre l’avortement, elle ne souhaite pas que le sujet devienne un thème central du débat à Malte, parce que pour elle, il est réglé. « Ce n’est pas nécessaire », explique-t-elle « Au même titre que je trouve inutile de débattre pour ou contre l’infanticide ». Une opinion que la fondation défend directement auprès des membres du gouvernement et du parlement.
Chaque mois de décembre, le 9 cette année 2018, Miriam Sciberras avec sa fondation Lifenetwork organise la marche pour la vie à Malte
Nous souhaitons faire prendre conscience aux adolescents que chaque vie compte
Miriam Sciberras, Fondation Life Network
Chaque année, la Fondation cherche aussi à mobliser les jeunes en intervenant dans plusieurs établissements scolaires. « On leur parle du don de la vie », sourit Miriam Sciberras. Et de manière parfois brutale. En 2016, des écoliers scolarisés dans le public avaient rapporté à leurs parents que l’une des présentations de la fondation était accompagnée de vidéos et d’images choquantes de l’avortement. Ce qui avait créé une vive polémique. « Nous utilisons tout type de support pour partager notre position, même des mannequins de foetus, nous souhaitons faire prendre conscience aux adolescents que chaque vie compte », détaille Miriam Sciberras.
Ces cours d’un genre particulier dispensés dans des établissements scolaires sont dénoncés par la Fondation « Women’s right » - pro IVG. Women’s right s’est fait connaître il y a 2 ans pour avoir défendu la pilule du lendemain. En mars 2018, ses membres se sont aussi réunies devant le parlement pour afficher leur démarche en faveur de l’avortement. Une première à Malte, plus habituée aux discours conservateurs. « Depuis on se fait insulter constamment par les anti-avortement sur les réseaux sociaux, et nous ne sommes même pas soutenues par les autres associations féministes » déplore Andrea Dibben, professeur en politiques sociales à l’université de Malte, et membre de la Fondation Women’s right.
Pour avancer, il faut éduquer les prochaines générations, permettre aux femmes passées par l’avortement de raconter leur histoire
Andrea Dibben, Women’s right
Women’s righ tente de briser le tabou, et de donner la parole à toutes les femmes qui sont passées par l’avortement -elles sont estimées à 400, celles qui chaque année partent à l’étranger pour avorter. « Pour avancer, il faut éduquer les prochaines générations, permettre aux femmes passées par l’avortement de raconter leur histoire ».
D’autres voix ont commencé à se faire entendre. En réaction à la sortie de la pièce de théâtre à la Vallette, un groupe de femmes qui préfèrent rester anonyme a ouvert une page Facebook « Cassons le tabou » sur laquelle elles publient les témoignages anonymes de Maltaises qui ont eu recours à l’avortement. Andrea Dibben sait que la bataille sera longue pour légaliser l’avortement : « j’espère le voir de mon vivant », rit-elle. « J’espère que cela changera d’ici 5 ou 10 ans ». Le temps que la société maltaise soit enfin prête.