Fil d'Ariane
Le 16 juillet 1942, Michla Gielman allait avoir 20 ans. Elle échappa de quelques heures à la rafle du vel d'hiv menée à Paris qui allait emporter toute sa famille. Quelques semaines plus tard, elle rejoignait un groupe de jeunes résistants. Elle avait le choix entre porter des armes ou transporter des faux papiers, destinés aux enfants juifs. Elle refusa les armes et devint "agent de liaison". Le transport se faisait à vélo, elle n'en avait jamais fait. Son chef lui dit : "ne regarde jamais par terre, toujours devant toi, vers l'horizon." Et il la poussa. Elle traversa la ligne de démarcation, pédala des heures durant, et au tournant d'un virage pentu, un groupe de miliciens surgit. Elle baissa les yeux, elle tomba. Comme elle était jeune et très jolie, ils se précipitèrent pour la remettre en selle, sans vérifier son barda qu'elle apporta à bon port. Michla Gielman était ma mère, et la bicyclette devint objet de culte dans la famille.
Dans certains pays, certaines régions, le vélo reste interdit aux femmes. En 2013, la Saoudienne Haifaa Al-Mansour, première réalisatrice du royaume waabite, avait étonné les cinéphiles avec son formidable Wadjda. A travers l'histoire d'une petite fille qui rêve d'avoir une bicyclette, la cinéaste dévoilait un peu de l'univers intime des Saoudiennes. Le film avait été ovationné à la Mostra de Venise ou à Dubaï.
Cette prohibition toujours en vigueur dans certains Etats, conjuguée à l'inaccessibilité pour les femmes de se jucher sur une bicyclette, pour causes économiques ou culturelles, et à l'obligation de porter des vêtements incompatibles, justifient le cri de Amanda Ngabirano, urbaniste ougandaise, enseignante à l'université de Makerere à Kampala : "le vélo au féminin ne doit plus être une note en bas de page. "
Cette militante infatigable du déplacement à bicyclette pour les Africaines, a elle-même commencé à pédaler en Hollande, l'un des pays où le deux roues non motorisé est roi, alors qu'elle était invitée à la faveur d'un échange universitaire. Pour elle aucun doute : le vélo est le chemin vers l'éducation, le travail, l'autonomie économique, l'indépendance féminine. "Moi-même je n'ai appris à faire du vélo qu'à l'âge de trente ans. Ma mère disait que le vélo prenait la virginité des filles. Et puis, il y a la façon de s'habiller. La plupart des Africaines se disent : 'comment avec ma robe vais je pouvoir enfourcher un vélo ? Est ce que je vais être confortable ?' Quant au pantalon, elles n'y pensent même pas, pour la plupart c'est un vêtement urbain…"
Au delà de la mobilité, de la liberté qu'il offre, à travers l'habit qu'il impose pour pouvoir l'enfourcher et pédaler, le vélo tire le fil invisible de l'émancipation. C'est ce que pense aussi avec force l'aventurière Shannon Galpin, également invitée à échanger ses expériences lors d'une table ronde passionnante organisée par Vélo-city, regroupement de villes et d'associations pour la promotion du vélo urbain en accès libre, autour du thème "Femmes, vélo, liberté".
Cette quadragénaire, mère d'une adolescente qui la soutient dans toutes ses entreprises a été désignée "Aventurière de l'année 2013" par le National Geographic. Fondatrice de l'ONG Mountain2Mountain (de montagne à montagne), elle a escaladé les massifs afghans, seule, à vélo, première personne à traverser ainsi la vallée du Pandjchir, Ces exploits sont sa résilience : violée à l'âge de 16 ans, "survivante" comme elle l'écrit, cinéaste, écrivaine, elle se bat contre les violences sexuelles, mais a fait de la bicyclette pour les Afghanes le combat de sa vie. Elle prépare un film sur la première équipe nationale de cyclisme en Afghanistan.
Cette émancipation par le vélo en Asie centrale, elle la compare à ce qui est arrivé à la fin du XIXème siècle aux Etats-Unis. Là encore, la liberté était passée par les habits que le vélo imposait. Susan B. Anthony, suffragette américaine, affirmait alors : "Laissez moi vous dire ce que je pense de la bicyclette. Elle a fait plus pour l'émancipation des femmes que n'importe quelle chose au monde. Je persiste et je me réjouis chaque fois que je vois une femme à vélo. Cela procure sentiment d'autonomie et de liberté."
Lorsqu'on demande à Shannon Galpin, mince et sportive, comment elle a pu ainsi voyager dans des régions présentées comme si hostiles, elle répond modestement : "si vous êtes une femme blanche et blonde comme je le suis, il n'y a aucun problème, même si c'est parfois difficile".
Le vélo a un sexe, il est masculin
Bouchra El Mekkaoui est convaincue elle aussi que le salut des femmes passe par le vélo. Dès qu'elle a entendu parler du projet vélo-école mené par la ville côtière française de La Rochelle, cette jeune enseignante marocaine s'est aussitôt fait connaître pour nouer un partenariat et monter une antenne de cette vélo-école dans sa ville à Essaouira. Elle en a même été une des premières élèves, aux côtés de ses écolières à elle. "Au Maroc, le vélo a un sexe, masculin. Et je voulais que ça change, parce que pour les filles, c'est un moyen d'accès supplémentaire à l'éducation."
Dans le très joli documentaire produit par Arte "Des vélos pour la Zambie", Vladimir Vazak brosse le portrait de deux Zambiennes pour lesquelles le vélo a tout changé : une soignante, mi infirmière, mi assistante sociale qui peut aller de plus en plus loin pour réconforter des malades du sida, et une collégienne qui n'aurait pas pu poursuivre ses études sans cela.
Entre son domicile et son travail, Maira Moreno Machado circule à vélo dans les artères de Sao Paulo, capitale économique du Brésil. En sécurité dit-elle, à l'encontre de toutes les images de pollution, d'embouteillage, voire d'accidents, qui accompagnent cette mégalopole… A 26 ans, cette jeune Brésilienne coordonne pour Itaú Unibanco, la plus grande banque privée du Brésil, le financement du programme de mobilité urbaine dans 7 villes brésiliennes (São Paulo, Rio de Janeiro, Recife, Salvador, Brasília, Belo Horizonte et Porto Alegre). Et de plus en plus de femmes s'y mettent comme à Salvador. "Si le vélo est plus sûr, elles y viendront de plus en plus", pense-t-elle, confiante.
Mais pour encore plus de liberté et d'indépendance, il faut que les femmes s'affranchissent de certaines réticences, de freins culturels insidieusement à l'oeuvre, et qu'elles n'hésitent pas à mettre les mains dans les chaînes et autres chambres à air. La Belge Muriel Vandermeulen, fondatrice du magazine en ligne "Elles font du vélo" est optimiste : "Nous avons fait la promotion, sur notre site, d'ateliers où on peut apprendre à réparer son vélo, et les femmes y sont venues en nombre, elles y étaient même en majorité." Même si les hommes, un brin condescendants, répondent qu'eux n'ont pas besoin d'aller apprendre à changer un pneu crevé.
Shannon Galpin, elle, sait tout faire, et sans doute mieux que beaucoup d'hommes : "je ne trouvais pas beaucoup d'ateliers de réparation dans les montagnes afghanes…"
Suivez Sylvie Braibant sur Twitter @braibant1