Fil d'Ariane
Pour asseoir une politique coloniale ou de conquête, on connaissait le viol, arme de guerre en Algérie, comme "une frontière tracée sur le corps des femmes", ainsi que le définit Eric Fassin, collègue de Françoise Vergès en approche "genrée" de l'histoire récente, en particulier de celle de la colonisation de la France.
Sur le même sujet, à relire dans Terriennes :
> Viols, voiles, corps de femmes dans la Guerre d'Algérie
La politologue - historienne (après avoir été journaliste) française, réunionnaise, issue d'une famille influente, bourgeoise, intellectuelle et engagée - des médecins, plusieurs élus et un avocat célèbres-, a découvert aux Etats-Unis, plus précisément à Berkley où elle fit sa thèse - "Monsters and revolutionaries. Colonial family romance and message" (une perspective historique de La Réunion à travers sa famille) -, une autre façon de raconter l'histoire, inclusive, intersectionnelle, comme le féminisme duquel elle se réclame. Une démarche qui prétend n'oublier aucune des dimensions qui traversent un territoire, une culture, une personne. Une femme n'est ainsi pas seulement définie par son sexe, et l'oppression qui va avec, mais aussi par celle qui découle de ses origines, sa situation économique, son rôle social, son éducation, etc.
En ce sens, la politique de contraception et d'avortements imposés aux femmes de l'Ile de La Réunion, dans les années 1960/1970, ne peut mieux raconter la condition des Réunionnaises à l'aune de tous ces critères successifs de discrimination : femmes, de couleur, pauvres, colonisées. Un exposé passionnant qui prend un air de réquisitoire quelque peu excessif et anachronique avec le dernier chapitre "Cécité du féminisme. Race, colonialité, capitalisme" contre les féministes "blanches", oublieuses des victimes de ségrégation raciale et/ou coloniale. L'auteure annonce la couleur dès les premières pages : "Cet ouvrage cherche à introduire des voix dissonantes dans le récit du féminisme. Car les femmes des outre-mer, qu'elles soient esclaves, engagées ou colonisées, existent à peine dans les analyses féministes, qui les traitent au mieux comme des témoins d'oppressions diverses, mais jamais comme des personnes dont les paroles singulières remettraient en cause un universalisme qui masque un particularisme".
Le grand mérite de ce livre, remarquable par bien des aspects, est de de dérouler cette histoire mutilée, de redonner une humanité aux victimes de cette barbarie là, menée par les autorités coloniales françaises, en prétendue toute "bonne foi", pour lutter contre le sous développement économique de La Réunion, île perdue dans l'Océan indien, en s'attaquant à sa démographie présentée comme trop galopante et en oubliant de donner aux citoyen-nes de l'Île les moyens économiques d'une sortie de la pauvreté et de la misère.
Un épisode enfoui, nullement de circonstance, mais conséquence annoncée d'une politique coloniale fondée sur la discrimination raciale, que l'on peut pourtant retrouver raconté par les journaux locaux, et même nationaux de l'époque, sans que, dans l'hexagone, presque personne ne s'en émeuve.
Alors que l'avortement est sévèrement réprimée par la loi, que la contraception reste une chimère, les publications de l'Evéché et du Parti communiste, dans une convergence inhabituelle, confirment en 1969 les rumeurs : "En mars puis en avril 1969, Croix-Sud, le journal de l'évêché, avait évoqué une 'épidémie d'avortements' ; quelques mois plus tard, dans son éditorial 'Ici, on tue !', la rédaction dénonçait 'l'épidémie d'avortements qui prend d'épouvantables proportions'. (…./.…) Le 8 décembre 1969, le journal Témoignages, organe du Parti communiste réunionnais (PCR), avance le chiffre de 8000 avortements par an pour 16000 naissances et n'hésite pas à dénoncer une campagne 'd'infanticides'. (.../...) Peu à peu, les journaux réunionnais révèlent que des avortements auraient été pratiqués non seulement sans consentement, mais sur des femmes enceintes de trois à six mois et qu'ils auraient été suivis de ligature des trompes, toujours sans consentement."
Au même moment, en France, les féministes musclent leur combat pour le droit des femmes à disposer de leur corps, dont l'IVG est la pierre angulaire, un droit individuel, un choix personnel, et en aucun cas une obligation ou une soumission.
C'est parce qu'une jeune fille de 17 ans, à l'Ouest de l'Île, manque de succomber à un curetage, et qu'un médecin est appelé à son chevet, que l'affaire est mise au jour. Les révélations entraînent alors une enquête judiciaire, qui outre l'aspect "sanitaire", humain, criminel, comporte un volet financier : les médecins et autorités, organisateurs et praticiens de ces avortements massifs, en ont profité au passage pour se remplir les poches, en détournant l'argent de la sécurité sociale, après avoir requalifié les avortements en "opérations chirurgicales" beaucoup plus onéreuses.
C'est l'Etat qui détermine qui a le droit de naître et qui n'a pas le droit. Il est édicté que ce sont les femmes qui sont responsables du sous-développement et de la pauvreté
Françoise Vergès, auteure du "Ventre des femmes"
Interrogée sur le plateau du 64' de TV5MONDE, Françoise Vergès accuse : "L'Etat français, au lendemain de la seconde guerre mondiale, quand il se reconstruit, se reconfigure, qu'il transforme ses colonies en départements, par la loi de 1946, pense que pour faire face au 'sous-développement', il n'y a que deux solutions, l'émigration, comme cela s'est passé avec l'enlèvement des enfants et leur réinstallation forcée, en particulier dans la Creuse (ce que l'on a appelé les "enfants de la Creuse", ndlr) et le contrôle des naissances. Et une propagande se met en place, avec de grands panneaux dont je me souviens encore, sur les routes, où l'on voyait une femme entourée de plein d'enfants et au dessus en grosses lettres, c'était écrit ASSEZ !. Tandis qu'en France, on ne pouvait même pas parler de pilule. Tout un réseau de complicités, entre médecins et administration, se mettent en place.
La dimension raciste de cette politique est avérée. C'est l'Etat qui détermine qui a le droit de naître et qui n'a pas le droit. Il est édicté que ce sont les femmes qui sont responsables du sous-développement et de la pauvreté et non pas des siècles de politique coloniale."
Il y a eu un processus de blanchiment, peut-on dire, d'un féminisme français
Françoise Vergès, auteure du "Ventre des femmes"
Dans cet entretien à TV5MONDE, Françoise Vergès reprend aussi sa critique du féminisme français, qui n'aurait pas suffisamment accompli sa mue, à l'inverse des mouvements nord-américains par exemple : "Le féminisme français doit entrer dans un processus de décolonisation. Et cette décolonisation ce n'est pas seulement la parité, c'est la justice sociale, et dans les banlieues, la question de violence policière est importante pour le féminisme, ce n'est pas une question qui concernerait des minorités. Que le féminisme français soit aveugle à ces dimensions montre son impasse. Surtout qu'il n'a pas toujours été ainsi. Il y a eu un processus de blanchiment, peut-on dire, du féminisme français. Aujourd'hui beaucoup de groupes remettent cela en question."
Pour appuyer son analyse réprobatrice, elle met en avant la concordance des temps, en 1971, entre le procès des avortements forcés perpétrés sur l'Île de La Réunion et le manifeste des 343 salopes destiné à obtenir le droit à l'IVG (les signataires "avouaient" avoir avorté). Or, les féministes d'alors ne mentionnèrent pas dans leur combat les crimes de La Réunion. Et, selon Françoise Vergès ce n'est pas par ignorance, qu'elles ne le firent pas, mais par défaut de prise en compte du colonialisme au sein de leur démarche.
On peut rétorquer que d'une part, malgré les articles dans la presse papier, la circulation de l'information n'était pas celle d'aujourd'hui, et que sans doute, ce procès n'a pas pris l'importance qu'il aurait dû. On peut aussi penser que si elles en avaient pris la mesure, les signataires de l'appel, y auraient puisé un argument de poids pour obtenir satisfaction. Enfin, on peut imaginer que l'efficacité prévalait et que ce texte en forme de coup de poing était tout entier tendu vers son but.
Françoise Vergès cite aussi dans son livre, comme exemple de féministe "blanchie" l'avocate Gisèle Halimi, au coeur de la bataille pour le droit à l'avortement, mais aussi de l'indépendance de l'Algérie. On ne peut s'empêcher de voir une injustice à accuser ainsi celle qui s'engagea sans restriction dans la défense des combattants du FLN et en particulier de Djamila Boupacha, torturée, violée avant d'être condamnée à mort, puis libérée in extremis, sauvée par le gong de l'indépendance. On se perd parfois un peu dans le raisonnement de ce féminisme intersectionnel....
A l'époque du procès de la combattante Djamila Boupacha, elle lui reproche de n'avoir dénoncé les viols dont la très jeune femme fut victime que comme l'expression de la domination masculine, et d'avoir oublié qu'ils étaient racistes : "Pour faire du viol de Boupacha un cas symbolique, qui aurait permis de dénoncer le lien entre violation du corps des femmes et des droits de la défense, il aurait fallu dénoncer le viol comme acte raciste, un dû au colon, et montrer que le viol était une arme de guerre et une arme raciste."
Cela veut-il dire que les viols, en 1957, par des officiers de l'armée française de Louisette Ighilahriz et Annick Castel-Pailler, militantes "occidentales" pro FLN furent moins graves parce que commis par des blancs sur des blanches ?
Dans sa défense du droit à l'avortement une décennie plus tard, cette fois, c'est l'absence de référence aux politiques démographiques appliquées dans les Départements d'outre-mer qui est mis au passif de l'avocate - dont les luttes successives étaient pourtant loin d'être exempts de risques, y compris physiques.
Enfin, elle dénonce "un féminisme français qui devient aveugle" à la fin des années 1970, contrairement aux courants qui traversent le continent africain ou les Etats-Unis. Mais sa démonstration ne tient pas compte des différences, y compris dans la démarche coloniale, entre Amérique du Nord et Europe. Et dans le même temps où elle met en avant l'émergence des théoriciennes africaines, telle la Sénégalaise, anthropologue et philosophe Awa Tiam, avec leurs problématiques spécifiques liées à l'excision, l'infibulation ou la polygamie, c'est pour réfuter le droit aux "Blanches" d'en parler à leur place.
En 1978, le Coordination des femmes noires publie une brochure pour dénoncer une "histoire des luttes dans nos pays et dans l'immigration, dans laquelle nous sommes niées, falsifiées." En 1985, la revue "Nouvelles questions féministes" (impulsée en particulier par Christine Delphy) consacre un numéro aux femmes des Départements d'outre-mer. Françoise Vergès s'étonne : pourquoi avoir tant attendu ? Mais sept ans, est-ce vraiment un si long temps pour l'histoire des idées ?