Le viol conjugal : la justice dans la zone grise

Il est le viol le plus fréquent, mais pourtant le plus banalisé et le moins réprimé. Il y a quelques décennies encore, le viol conjugal relevait du "devoir" conjugal. Aujourd’hui, la notion de consentement dans le couple n'est toujours pas une évidence et les tribunaux ont du mal à juger ce qui se joue dans l'intimité.

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femme violence ombre
©Radio-Canada
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Leur vie commune n'aura duré que six mois. Trois ans après, le couple se retrouve. Lui est détenu, elle livide sur le banc de la partie civile : un anonyme dossier de viol conjugal aux assises, comme la justice en juge de plus en plus.

Depuis 2017 et #MeToo, le nombre de procédures judiciaires pour agression sexuelle ou viol par conjoint a plus que doublé en France. Les condamnations pour viol conjugal ont bondi de 130%, de 54 en 2017 à 123 en 2022.

C'est un système social de domination des hommes sur les femmes. Ernestine Ronai

Des violences sexuelles "plus ou moins révélées dans les classes bourgeoises, mais qui traversent toutes les classes sociales. C'est un système social de domination des hommes sur les femmes", estime Ernestine Ronai, présidente de l'Observatoire des violences envers les femmes de Seine-Saint-Denis.

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Des procès à huis clos

L'AFP a pu assister à la cour d'assises de Seine-Saint-Denis à l'un de ces procès, habituellement tenus à huis clos. Une histoire caractéristique des difficultés de la justice à traiter ces dossiers confinés au secret de la chambre à coucher.

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Samia et Youcef font connaissance en ligne en 2018. Née et vivant au Maroc, la jeune femme travaille mais pour elle, à 27 ans, "l'essentiel est de se caser". De l'autre côté de l'écran, Youcef, de 16 ans son aîné, un Français divorcé habitant Bagnolet, en Seine-Saint-Denis, ayant eu trois enfants de sa précédente union. Et deux fois condamné pour violences conjugales – mais cela, Samia l'ignore.

"Pour la cuisine et pour le sexe"

Mariée en n'ayant que brièvement rencontré son époux, elle débarque en 2020 dans une France où elle ne connaît personne et dont elle ne parle pas la langue, pour commencer leur vie conjugale dans le F2 de l'agent d'entretien. Elle espérait l'amour, une progéniture. Elle trouve l'isolement social, les humiliations, les coups, les relations sexuelles contraintes.

"Je t'ai ramenée ici pour la cuisine et pour le sexe !", l'accable Youcef lorsqu'elle le supplie de pouvoir sortir, travailler, avoir de l'argent pour s'acheter des serviettes hygiéniques. Au bout de six mois, en grande détresse, Samia pousse la porte d'un commissariat. Youcef est interpellé, l'engrenage judiciaire enclenché.

Cependant la justice nécessite des preuves. Mais comment prouver des viols survenus dans un huis clos intime ? 

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De la difficulté d'instruire le viol conjugal

Dans la salle d'assises de Bobigny, les béances de l'enquête se révèlent vite. "On a vu des dossiers de vol à la tire plus épais que ça !", s'indigne-t-on du côté de la défense, représentée par Guillaume Martine et Robin Binsard.

Les rares témoins apportent peu d'éléments pertinents. L'enquête de voisinage se réduit à deux personnes qui ne savent rien. Les forces de l'ordre n'ont réalisé aucune investigation poussée. "On n'a pas toujours une enquête parfaite. Parce qu'on n'a pas les moyens", concède l'avocate générale Marie-Alix Thiébaut.

L'examen gynécologique de la victime montre bien quelques lésions, mais impossible de déterminer leur cause ni leur ancienneté. D'autant que les viols ne laissent pas nécessairement de trace physique, témoigne un médecin légiste, avec seulement "entre 15 et 23 % de lésions génitales après des violences sexuelles récentes".

viol conjugal minnesota

Tim Walz, gouverneur du Minnesota, aux Etats-Unis, signe un projet de loi le 2 mai 2019, abrogeant les dispositions qui empêchaient les accusations d'agression sexuelle par conjoint. En blanc, Jenny Teeson avait été victime de violences conjugales : son ex-mari l'avait droguée et diffusé une vidéo de lui en train de la violer alors qu'elle était inconsciente. Les procureurs ont dû abandonner les poursuites pour viol en vertu de l'ancienne loi, et il n'a purgé que 30 jours de prison pour atteinte à la vie privée.

©AP Photo/Steve Karnowski

Une femme, un objet

Tout le procès repose donc sur la seule parole de Samia. Éteinte sur son banc, elle semble écrasée par une affaire trop lourde pour elle, au point de se précipiter dehors pour vomir aux premières minutes de l'audience. Mais à la barre, durant trois heures, elle tient bon, décrivant avec pondération les mêmes faits de viols et violences répétés qu'au premier jour.

Celui qui viole n'est pas forcément un monstre, mais il considère qu'il a sur une personne un droit de propriété, que c'est pas vraiment une femme, que c'est un objet. Agathe Grenouillet

"Il voulait des relations sexuelles mais... disait des choses qui me blessaient", relate – via une interprète – la jeune femme aujourd'hui hébergée par le Samu social et qui attend le dénouement judiciaire pour retourner au Maroc.

"J'ai vécu l'enfer, Madame la présidente", rétorque Youcef depuis son grand box en verre. "Elle carbonisait (les plats), elle le faisait exprès", martèle le quadragénaire, qui considère que les féminicides ne sont qu'"un sujet à la mode". Il dépeint sa femme en menteuse nymphomane appâtée par l'argent et prétend même que c'est elle qui le frappait et le violait – ce qu'aucun élément ne corrobore.

"Celui qui viole n'est pas forcément un monstre mais celui qui considère qu'il a sur une personne un droit de propriété, que c'est pas vraiment une femme, que c'est un objet", rappelle dans sa plaidoirie l'avocate de la partie civile Agathe Grenouillet.

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Après deux jours d'audience et trois heures de délibéré, à 01h30 du matin, la cour d'assises condamne Youcef à dix ans de prison.