Le viol du routier : un road-trip de femmes, un film déroutant

Seul long-métrage de fiction français en compétition au 40ème festival de films de femmes de Créteil, Le viol du routier de Juliette Chenais de Busscher est loin d'être  consensuel. La réalisatrice met en scène un duo féminin fort, révolté et à la marge, dans un road-trip qui brise les stéréotypes de genre. Un film cru, sur le viol et la sexualité féminine, qui fait réfléchir.
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Le viol du routier
Les comédiennes, Clémence Laboureau (à gauche) et Flore Abrahams (à droite), dans Le viol du routier. Premier long-métrage réalisé par Juliette Chenais de Busscher.
(c) Photo Juliette Chenais de Busscher
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Le film a déjà la beauté de la rareté. Le cinéma nous a si peu habitué.es à ces duos de femmes dans la révolte, à la fois si puissantes et fragiles, qu’elles pulvérisent tous les stéréotypes de genre. Pourtant les premières images du film de Juliette Chenais de Busscher n’éveillent aucun soupçon. Deux filles, comme tout le monde, sac à dos sur les épaules, les corps allongés, sur un port de Bretagne ensoleillé. Tamara et Gabrielle se lèvent et s’arrêtent un court instant pour écouter un saltimbanque avant de grimper dans un bus. Arrive la deuxième séquence et tout bascule.
 
Les voilà dans un appartement occupé par un inconnu. L’une raconte une blague yiddish authentique qui jette un froid et quelques secondes après, l’autre se masturbe en fixant son hôte du regard. "Est-ce qu’il t’arrive d’avoir des rapports sexuels au moins ? " lui demandent-elles. "Ça fait tellement longtemps", répond-il. C’est ainsi que fonctionnent les deux compères. Elles repèrent les faiblesses des hommes pour les "violer" ensuite.
 
Un moyen que toutes deux ont trouvé pour régler leur compte. Tamara a subi un viol
affiche le viol du routier

et tente de retourner son traumatisme grâce à Gabrielle, avec qui elle noue une amitié aussi libératrice, complice que toxique. Dans ces deux rôles, la comédienne belge Flore Abrahams et la française Clémence Laboureau, sont époustouflantes. Leur présence électrisante, quasi égale, place le film sous tension.

En tant que femme réalisatrice, il était important pour moi de porter à l’écran des rôles féminins forts. C’est tellement inexploré au cinéma, notre intelligence, notre singularité
Juliette Chenais de Busscher, cinéaste

"En tant que femme réalisatrice, il était important pour moi de porter à l’écran des rôles féminins forts. C’est tellement inexploré au cinéma, notre intelligence, notre singularité", raconte la Parisienne Juliette Chenais de Busscher, qui signe ici son premier long-métrage mais qui a déjà une centaine de films courts à son actif.
 
Au cours de leur road-trip sur les routes d’Europe, partant de Bretagne à Lisbonne, on envie leur force, cet air imperturbable, et surtout leur liberté. Quand Tamara et Gabrielle simulent hilares un viol entre elles contre un mur de la ville, qu’elles chantent et qu’elles dorment dans la rue au pied des fontaines, et que l’une d’elle s’enfonce dans la bouche une glace sous des regards lubriques, l’espace public, qui dans la réalité peut s'avérer limité pour les femmes, semble ici béant.
 

Le viol en ville
Film Le Viol du Routier (c) Photo Juliette Chenais de Busscher
Il faut les voir aussi face caméra, les deux comédiennes, nous prennent à témoin, en harcelant dans la rue. On est gênés. Mais le film ne nous laisse jamais tranquille.
 
Dans le film, ce sont elles les agresseurs, si c’étaient deux hommes, personne n’y verrait de la provocation.Juliette Chenais de Busscher
Il vient sans cesse nous déranger comme lorsque l’une d’elles donne de l’argent à un migrant égyptien pour avoir couché avec elle, que leurs mots vulgaires viennent écorcher l’image d’Epinal des femmes. De la provocation ? "Pas du tout, répond la réalisatrice de 37 ans. Mon moteur, c’est la nouveauté, montrer des choses qu’on n’a pas vues. Je veux créer de l’impact et que le film interpelle. Ici, ce sont elles les agresseurs, si c’étaient deux hommes, personne n’y verrait de la provocation."
 
Peu à peu, les personnages évoluent, on y décèle des fragilités, les difficultés des femmes, la peur ou le rejet de la pénétration pour l’une, qui ne connaît pas bien son corps. L’envie forte d’une relation amoureuse pour l’autre mais le spectre du viol, se mêle au flot des paroles d'une chanson de Charles Trenet. "En auto ou auto-stop, vers les rivages du midi Nationale 7 (…). Le ciel d’été remplit nos culs de sa lucidité", chante Tamara, face caméra, dans une réinterprétation glaçante.

L’autre visage du viol avec des rôles féminins forts

Pour parler du viol, Juliette Chesnais de Busscher
casse "les codes cinématographiques
Juliette Chenais Busscher
Juliette Chenais Busscher, réalisatrice et photographe. (c) DR
et les fantasmes qui alimentent l’idée trompeuse qu’un viol se déroule, la plupart du temps, dans des lieux sombres, au coin d’une rue ou dans un parking, avec des cris". L’état de sidération empêche de nombreuses victimes de crier. Et "on sait que la majorité des viols ne sont pas commis par des inconnus",  rappelle la cinéaste. Ainsi, une connaissance de Gabrielle, belle gueule, sympathique, fragilisée par un cancer, la pénètre alors qu’elle le refuse clairement. C’est un autre visage du viol. Celui que des hommes, et parfois même des femmes, ont du mal à reconnaître comme étant un acte sexuel sans consentement. 
 
La réalisatrice joue subtilement sur ces ambiguïtés. Les personnages ne sont jamais véritablement ce qu’on pense. Le routier que Gabrielle croisera plus tard est lui aussi loin de l’image qu’on attribue aux routiers. C’est l'une des grandes forces de ce long-métrage, si le duo de femmes occupe une place centrale, la duplicité de l’ensemble de ces seconds rôles apporte beaucoup de densité au film.

Dans la lignée de Céline et julie vont en bateau

En regardant Le viol du routier de Juliette Chenais de Busscher, on pense inévitablement au cultissime film américain Thelma et Louise dont on lui attribuerait volontiers la filiation. Quand d’autres comme  Jackie Buet, co-fondatrice et directrice du festival international de films de femmes de Créteil, qui a l’oeil sur la place des femmes dans le 7ème art depuis plus de 40 ans (Lire encadré ci-desous), l’inscrirait également dans la lignée de Céline et Julie vont en bateau de Jacques Rivette ou Les petites marguerites de Vera Chitylova.

Pourtant, la réalisatrice se dit plutôt influencée par La Haine de Mathieu Kassovitz, ou encore C’est arrivé près de chez vous du belge Rémy Belvaux. Elle s’est également inspirée d’une seule scène des Valseuses de Bertrand Blier qui laisse place a une des séquences les plus délirantes, où les deux femmes reniflent des slips d’hommes pour déceler leur personnalité : "Rien que de le renifler, je me sens vierge", déclare l’une des protagonistes.
 
Viol du routier slip
Film Le viol du routier (c) Photo Juliette Chenais de Busscher
Un film aussi grave que déjanté, où la réalisatrice ose tout. Gabrielle commence à séduire un homme, et avec son jeu d’une intensité remarquable, elle demande soudain à son partenaire : "t’es pro palestinien ou pro israëlien ? " Grosse tension.

Cinéma guérilla 

Mais la cinéaste, également photographe, a su mettre une distance en choisissant de filmer en noir et blanc. "Ça permet d’avoir des scènes moins crues et d’ancrer le film dans une intemporalité", explique Juliette Chenais de Busscher qui a fait son film avec des bouts de ficelles et en occupant tous les postes (scénario, images et montage). Du cinéma guérilla, comme on dit dans le jargon. Faut-il toujours que les femmes en passent par là ? Cela ne l'arrête pas. Elle s’est fixé pour objectif de réaliser un film par an. Le prochain ?  Les passions bleues, un état des lieux de l’amour dans les couples contemporains. Et en 2020, elle présentera Pardonnez-moi mon inconstance avec à l’intérieur, trois personnages féminins forts. On en redemande.
 
Le festival international des films de femmes de Créteil fête ses 40 ans
 
Le festival international des films de femmes, connu sous l’AFFIF, se déroulera du 9 au 18 mars 2018. Créé en 1979 par Jackie Buet et Elisabeth Tréhard, il défend le cinéma des réalisatrices du monde entier. Les projections ont lieu notamment à la Maison des arts et de la culture de Créteil.

Au moment de sa création, le nombre de réalisatrices femmes atteignaient à peine les 2 % contre 23 % aujourd’hui. "Un chiffre à prendre avec des pincettes car il s’agit du nombre de femmes qui ont réalisé un premier film, il faudrait des statistiques pour savoir combien d’entre elles font carrières", précise toutefois Jackie Buet, à la fois co-fondatrice et directrice historique de cet évènement d’envergure. Car beaucoup arrêtent la réalisation, découragées par les conditions difficiles qui entourent les femmes dans cette profession. » Elle est d’ailleurs pour une politique de quota afin que le CNC finance en priorité les projets cinématographiques de femmes, au risque de voir ces chiffres stagner dans 40 ans. L’AFFIF peut, pour sa part, se féliciter d’ avoir mis au devant de la scène environ 130 films de réalisatrice par an depuis sa création.

"Ce qui a changé depuis 40 ans, ce que je pense profondément, c'est la conviction qu'ont les femmes de pouvoir faire du cinéma, cette assurance qu'elles ont conquise d'être elles-mêmes réalisatrices" assure encore Jackie Buet. 
 
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