Fil d'Ariane
Autrice et illustratrice de bandes dessinées, Isabelle Maroger retrace dans un roman graphique l'histoire de sa mère née dans un Lebensborn, ces maternités créées par les dirigeants nazis pour faciliter la naissance "d’enfants aryens" durant la Deuxième Guerre mondiale. Rencontre.
Détail de la couverture de Lebensborn, par Isabelle Maroger, publié en janvier 2024 chez Bayard Graphic
Certaines histoires familiales ne sont pas simples à raconter, surtout lorsqu’elles sont liées au nazisme. C’est pourtant à cette tâche que s’est attelée la discrète Isabelle Maroger dans Lebensborn, sa première BD en tant qu'autrice et illustratrice. Elle y retrace l’histoire de sa mère, née dans une maternité nazie, et celle de sa grand-mère, tombée amoureuse d’un soldat du troisième Reich, dont elle ignorait les projets.
L'histoire se passe en Norvège durant la Deuxième Guerre mondiale, où la jeune Gerda tombe amoureuse de Paul, l'un de ces milliers de soldats allemands encouragés par les sommités nazies à entretenir des relations avec des jeunes femmes, triées sur le volet, afin de contribuer à la perpétuation de la "race aryenne".
Pleinement éprise de Paul, qu’elle voyait comme son grand amour, Gerda mettra du temps à comprendre la situation. C’est à la naissance de sa fille dans un Lebensborn de Hurda, qu’elle comprend les projets du troisième Reich, après le grand baptême organisé par les dignitaires nazis pour son enfant. Affolée à la vue des symboles nazis, elle s'enfuit avec l’aide de sa mère. Sa fille, quant à elle, sera adoptée par une famille française de Nîmes.
Illustratrice depuis vingt ans, Isabelle Maroger donne à voir un aspect peu connu du nazisme. A travers le récit sa mère, et celui de cette grand-mère qui s’en voudra toute sa vie d’avoir eu un enfant avec un soldat nazi, elle relate l'histoire de ces femmes utilisées – certaines à leur initiative, d’autres à leur insu – comme de simples objets à des fins idéologiques par le troisième Reich. Elle a choisi d'y inclure tous les membres de sa famille, que ce soit du côté norvégien ou français. Un choix délibéré, explique-t-elle : "J’avais envie de réunir tous ces gens-là, de les dessiner, puisqu’ils font vraiment partie de l’histoire."
Isabelle Maroger
Terriennes : Comment est né ce projet de roman graphique Lebensborn ?
Isabelle Maroger : J’aime bien raconter les histoires et cette histoire est une histoire avec laquelle j’ai grandi. De plus, je me suis toujours dit que quand je ferai ma bande dessinée, la première histoire que je raconterai serait une histoire qui me tient à cœur comme celle-ci.
C’est un sujet dont je parlais souvent à des amis. Et en en parlant, j’ai commencé à construire une narration. Ensuite, j’ai eu envie d’en faire une bande dessinée, de transmettre cette histoire à mon fils, de la poser avec mon prisme sans faire une adaptation du livre de ma mère, qui avait raconté en premier son histoire et celle de sa mère.
Cette histoire d’amour avec un militaire nazi va la hanter jusqu’à la fin de sa vie. Au fil des ans, elle deviendra une femme très dépressive, très triste, très alcoolique, avec des idées très noires. Isabelle Maroger
Pendant longtemps, ce livre n’a été qu’un projet que je repoussais à plus tard parce que j’avais peur. Je me demandais si je serais capable de raconter cette histoire en bandes dessinées, car je n’avais jamais rien écrit. De plus, les premiers retours que j’avais eus sur mon dessin me décourageaient un peu puisque beaucoup le trouvaient trop léger, trop joyeux, ce qui ne correspondait pas au sujet.
Je me suis lancée grâce à mes éditeurs, qui ont vraiment cru en moi et m’ont donné beaucoup de force et d’encouragements pour réaliser le livre. Sans eux, je pense que le livre ne serait toujours pas publié, puisque je ne cessais de repousser le projet.
Isabelle Maroger raconte en texte et en images comment est né le projet de BD Lebensborn.
À travers le récit de votre grand-mère, tombée amoureuse d’un soldat allemand, votre livre tente de rompre avec certaines représentations sur les femmes qui ont eu des enfants avec les soldats allemands dans les maternités nazies…
Oui. Dans le cas de ma grand-mère, c’était une période très compliquée puisque c’était en temps de guerre et que, avec sa famille, elle vivait dans un lieu un peu isolé. C’est pourquoi, quand elle prend conscience du projet dans lequel elle est impliquée, elle fait appel à sa mère pour s’enfuir.
Cette histoire d’amour avec un militaire nazi va la hanter jusqu’à la fin de sa vie. Au fil des ans, elle deviendra une femme très dépressive, très triste, très alcoolique, avec des idées très noires. C’est un sujet dont elle ne parlera avec personne, à part ceux de sa génération. Parce que les enfants nés dans les Lebensborn (littéralement "sources de vie", ndlr), les maternités nazies, étaient mal vus, ostracisés. Il y en a beaucoup qui sont devenus fous, alcooliques, dépressifs. D’autres se sont suicidés, faute de soins affectifs dans leur vie. Ce sont des enfants dont personne ne voulait la plupart du temps parce qu’ils portaient en eux l’histoire de leurs parents, l’histoire du nazisme et celle de la Deuxième Guerre mondiale.
Au procès de Nuremberg, les Lebensborn ont été rapidement évoqués, mais il était beaucoup question de maternité, et donc de femmes d’où, certainement, la minimisation du sujet. Isabelle Maroger
Au procès de Nuremberg, le sujet a été évoqué, mais rapidement. Parce que, déjà, on était face à des bébés et donc face à la vie par rapport aux millions de Juifs tués par les nazis. Le côté "victime" était moins évident par rapport à la Shoah qui a été un crime inouï. De plus, il était beaucoup question de maternité, et donc de femmes d’où, certainement, la minimisation du sujet… Les choses sont souvent beaucoup plus complexes qu’on ne le croit. Et le cas de ma grand-mère le montre puisque, dès qu’elle a su ce dans quoi elle avait été impliquée, elle s’est enfuie avec l’aide de sa mère et a souffert de cette histoire tout au long de sa vie.
Votre bande dessinée soulève beaucoup de questions, notamment sur l’identité et la responsabilité des enfants dans les actions de leurs parents.
Je connais plein d’amis qui sont très fiers de ce que leurs proches ou parents ont réalisé dans la vie et qui en parlent beaucoup. C’est aussi mon cas et le cas de beaucoup de personnes dans le monde. De la même façon, nous sommes aussi nombreux à ne pas être fiers de certaines actions réalisées par des proches ou des parents, puisque nous sommes souvent vus différemment par la société, comme si on était responsable de leurs actions.
Comment ce livre a-t-il été accueilli par le public ?
Avec ce livre, j’ai un public que je n’ai pas habituellement. Il est composé notamment de personnes âgées qui se reconnaissent dans le récit et me disent avoir eu une grand-mère fille-mère. C’est vraiment la première fois que je reçois autant de messages, autant de mails, autant de lettres manuscrites de gens qui me disent avoir été touchés par le livre ou avoir eu des histoires similaires dans leurs familles. J’ai donc beaucoup de messages et j’essaie de répondre à tout le monde. J’ai l’impression qu’à partir du moment où on ouvre son cœur aux gens, il y en a beaucoup qui vous ouvrent également leur cœur et j'en suis très contente.
Votre mère a tenté d’avoir un droit de regard sur le livre puisqu’il s’agit de son histoire. Le récit aurait-il été le même si vous aviez accepté ?
C’est vrai qu’elle en avait envie, mais je ne voulais pas qu’elle le lise, je voulais avoir une liberté totale pour raconter ce récit.
Quels sont les auteurs et autrices qui vous ont permis de vous construire ?
J’aime beaucoup Annie Ernaux. Elle est devenue au fil des années mon autrice préférée grâce à la façon dont elle parle et dont elle écrit. Lorsqu’on l’écoute ou qu’on la lit, on a vraiment l’impression de la connaître, elle devient une amie. Elle a créé toute une œuvre importante autour de sa vie et des événements qu’elle a vécus : son avortement, son rapport avec ses parents, la sœur qu’elle a perdue avant sa naissance. On en apprend toujours sur Annie Ernaux quand on lit ses textes. Et si on vit les mêmes choses, ça peut aider. Elle m'a beaucoup aidée dans la vie…
Le journal d’Anne Frank m’a donné le goût de la lecture parce qu’il me permettait d’accéder aux pensées d’une personne. Isabelle Maroger
J’aime beaucoup aussi Anne Berest, l’auteure de La carte postale. Avec sa sœur, Claire Berest, elles ont écrit un livre formidable sur leur grand-mère Gabriële Buffet Picabia. Elles ont remis en lumière cette dernière et lui ont redonné sa place à en tant qu’artiste. Gabriële Buffet Picabia est une femme qui a beaucoup contribué au succès de son mari, le peintre Francis Picabia sans que cela ne soit toujours évoqué. Ce livre permet d’avoir un regard tout à fait différent sur les artistes, qu’on a souvent tendance à voir comme des gens accomplis alors que ce sont des gens qui ont galéré, qui ont eu des drames amoureux, qui ont connu des hauts et des bas et des échecs comme n’importe quel être humain.
De plus, avec La carte postale d’Anne Berest, on comprend vraiment la façon dont les Juifs ont vécu la guerre. On a beaucoup d’empathie pour eux. Je n’avais jamais aussi bien compris la rafle du Vel d’hiv qu’en lisant ce livre. C’est donc une autrice que j’aime beaucoup et dont je pourrais parler longtemps.
Il y a également un auteur qui est décédé récemment et que j’aime beaucoup : Paul Auster. J’ai beaucoup aimé le lire dans ma vingtaine. Il a eu un parcours fait de doute, de galère, de pauvreté et d’acharnement dans l’écriture. C’est très intéressant et très touchant. En littérature, je lis beaucoup les livres où les auteurs et les autrices ouvrent leur cœur, racontent des choses centrées sur l’humain. C’est aussi pour ça que j’ai aimé le journal d’Anne Frank, alors que je n’étais pas une enfant qui aimait lire. Mais quand j’ai découvert ce texte, il m’a donné le goût de la lecture parce que c’était un journal et qu’il me permettait d’accéder aux pensées d’une personne.
Le féminisme, ce n’est pas uniquement se nourrir du vécu de femmes puissantes, de femmes conquérantes, c’est aussi se nourrir du vécu des femmes dont la condition donne envie de s’énerver et de refuser certaines choses. Isabelle Maroger
Dernièrement, j’ai beaucoup aimé Une femme de son temps de Joséphine Lebard. C’est un livre dans lequel elle parle de sa grand-mère, une femme brillante, talentueuse, qui avait eu le bac à une époque où très peu de femmes le passaient, mais qui avait rangé ses rêves au placard pour s’occuper de ses cinq enfants. C’était une femme empêchée. Dans le livre, Joséphine Lebard s’interroge sur toutes les facettes de cette femme, qu’elle n’a pas vues et qu’elle aurait aimé voir. Le livre est aussi une déclaration d’amour à cette grand-mère, qu’elle aurait aimé voir épanouie et qui l’a nourrie dans son féminisme puisqu’elle s’est dit qu’elle ne ferait jamais comme elle. Le féminisme, ce n’est pas uniquement se nourrir du vécu de femmes puissantes, de femmes conquérantes, c’est aussi se nourrir du vécu des femmes dont la condition donne envie de s’énerver et de refuser certaines choses.
En bandes dessinées, j’aime bien les livres des gens qui parlent des épreuves de la vie. Que ce soit Fabien Toulmé ou Riad Sattouf. Je n’avais jamais bien compris ce qui se passait en Syrie, mais grâce à L’Arabe du futur, on comprend beaucoup mieux la situation sociale, et même politique du pays.
Pourquoi avoir choisi la bande dessinée ?
C’est un art, avec une narration qui lui est propre. Un peu comme un film. En bandes dessinées, la narration passe beaucoup par le dessin, par l’image. L’image dit des choses que les mots ne disent pas. On peut donc dire beaucoup à travers les dessins. C’est un genre qui va beaucoup nous surprendre dans les années à venir, car je pense qu’elle peut énormément de choses. Personnellement, la BD me procure du rire, des larmes, des moments de réflexion… Ce n’est pas un sous-genre de la littérature comme beaucoup de gens peuvent le croire par méconnaissance, c’est un vrai genre, riche, avec des codes qui lui sont propres.
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