Fil d'Ariane
Et si le Figaro avec sa Une agressive du 6 octobre 2017 avait donné un coup de fouet salutaire au débat sur la féminisation de la langue française, dont les garants officiels restent si frileux à penser un monde qui n'exclut pas les femmes dans une langue qui les inclut. Frileux en France. Parce qu'il y a belle lurette qu'en Belgique ou au Québec, les amoureux du français s'expriment en toute liberté au féminin.
Le patriarcat terrifié par les féministes armées d'un stylo et d'une nouvelle règle d'accord grammatical, ça donne ça. #lesdéliresduFigaro pic.twitter.com/fJG2UOZ0Nu
— laurence rossignol (@laurossignol) 6 octobre 2017
Revenons quelques mois en arrière. Le 21 janvier 2017, une trentaine de personnes, dont beaucoup de femmes se sont prêtées à un nouvel exercice : la première dictée inclusive. L'exercice consistait à respecter de nouvelles conventions écrites pour redonner de la place au féminin, dans le texte.
Ce soir-là, la journaliste française Audrey Pulvar dictait pour l'expérience le texte d'une autre journaliste française, Françoise Giroud, féministe et qui fut ministre de la Condition féminine, « La boîte à malice » (publié en décembre 1965 dans L’Express). Nos confrères du quotidien Libération se sont prêtés au jeu. Une vingtaine de pièges se cachaient dans le texte. La correction a soulevé débat et interrogations. "Faut-il également isoler par des 'points milieu' les radicaux féminins et masculins des noms communs, de telle sorte que «téléspecta.teur.trice.s» soit préféré à «téléspectateur·rices» ? Une des participantes ne souhaite pas, en tout cas, «faire de concession au patriarcat»", relève le journaliste de Libération.
Raphaël Haddad à l'initiative de cet événement est donc l'un des porteurs de cette écriture inclusice, dont avec son agence de communication « Mots-clés », il a même concocté un manuel. Que vous pouvez télécharger, histoire de se faire une idée sans a priori. L'auteur nous explique pourquoi cette réforme lui semble indispensable.
La langue est un enjeu de société incroyable. Je reste convaincu qu’un certain nombre de règles de grammaire induisent la relégation de la femme
Raphaël Haddad
Comment l’agence de communication « Mots-clés » que vous dirigez a-t-elle décidé d’ajouter à son escarcelle cette idée d’ « écriture inclusive », d’en explorer toutes les facettes, et de la proposer à ses client-e-s, mais aussi de la partager avec toutes les personnes de la société civile qui voudraient s’en emparer, les responsables politiques, les professeur-e-s, etc ?
Raphaël Haddad : Le postulat de « Mots-Clés » est effectivement de considérer que le discours, l’argumentaire constitue un espace où l’influence s’exerce. Et qu’il joue un rôle sur l’évolution de la société. Les vertus de l’expression « futur désirable » par exemple constituent une nominalisation très commode pour imposer des idées. La langue est un enjeu de société incroyable.
Je reste convaincu qu’un certain nombre de règles de grammaire induisent la relégation de la femme. J’ai lu beaucoup de travaux à cet égard – ceux de l’universitaire Anne-Marie Houdebine, d’Eliane Viennot, de Bernard Cerquiglini, ceux du HCE, le Haut Conseil à l’Egalité entre les Femmes et les Hommes, absolument fondateurs pour la prise de conscience de la nécessité d’inclure la féminisation dans l’écriture – et il m’a paru naturel, avec mon équipe, de m’inscrire dans cette réflexion, d’intégrer dans notre démarche de conseil la manière dont les unes et les uns se positionnent dans le champ social.
Pour faire advenir ces changements, nous avons cherché des conventions qui ne s’affranchissent pas des règles de l’Académie Française, nous avons listé et synthétisé des démarches existantes et les avons enrichies de notre propre contribution, l’objectif étant bien d’initier des usages susceptibles de s’installer et de durer.
Concrètement, en quoi consiste votre « Manuel d’écriture inclusive » ?
Raphaël Haddad : Nous proposons trois conventions : tout d’abord, accorder systématiquement en genre les noms de fonctions, grades, métiers et titres. Ces mots sont massivement disponibles dans la langue française, légitimés par nos dictionnaires et les commissions ad hoc. Le principe existe d’ailleurs souvent depuis le Moyen-Âge.
Ce premier enjeu est brûlant et est de nature à avoir des effets substantiels pour les femmes : si elles ne peuvent pas nommer leurs métiers, il peut en découler des effets sociaux dans leur vie. Une femme peut vouloir modifier sa carte de visite en faisant figurer son titre, sa fonction au féminin et se heurter à des résistances en interne. Il faut l’outiller de manière à ce qu’elle ne se mette pas en risque.
La deuxième convention consiste à user du masculin et du féminin par la double la flexion (en évoquant « celles et ceux » par exemple), à recourir aux termes épicènes (diplomate, membre, bénévole artiste, cadre… ont la faculté de proposer des formulations identiques pour le féminin et le masculin) et à utiliser un « point milieu » : au plan sémiotique, le recours au suffixe en signalant la présence du masculin et du féminin nous paraît le plus approprié. (acteur-rice-s, ingénieur-e-s).
Ce nouvel usage d’un signe de ponctuation permet de s’affranchir du masculin considéré comme neutre et de la « règle » syntaxique qui prévoit que le masculin l’emporte sur le féminin, comme si le masculin était la norme et le féminin une exception. Notre manuel conseille par ailleurs d’écarter les antonomases des noms communs masculins.
Et si nous « féminisions » nos claviers d’ordinateurs ?
Vous écrivez, pour illustrer ce qu’est une antonomase, que la graphie « Homme » est problématique car elle fait de ce mot un masculin générique, et vous préférez parler de « droits humains » plutôt que de « droits de l’Homme » ?
Raphaël Haddad : Oui, la lettre majuscule, à l’écrit, entraîne la réification et nous préconisons de ne pas l’utiliser, tout en faisant une exception lorsqu’il s’agit de désigner un texte patrimonial, situé historiquement, comme la « Déclaration Universelle des Droits de l’Homme».
Votre manuel est simple, concis : il propose des tableaux de noms et d’adjectifs et indique leurs formes au féminin.
Raphaël Haddad : Nous apportons des réponses aux cinq arguments les plus entendus, sur base des préconisations du HCE. L’inflexion vers le masculin serait, pour certain-e-s, assez accessoire, faciliterait la lisibilité et serait éventuellement plus esthétique. Les femmes elles-mêmes trouveraient plus prestigieux d’occuper un poste nommé au masculin. Nous sommes convaincu-e-s du contraire.
Je pense que nos préconisations constituent la clé de voûte de la visibilité des femmes dans la société, tant à l’écrit qu’à l’oral où les automatismes peuvent facilement s’installer. Ce n’est pas la « lourdeur de trop », car cela voudrait dire à quel point nous aurions intériorisé le phénomène d’effacement du féminin.
L’évolution préconisée constitue certes un point d’attention supplémentaire à l’écrit, mais n’est pas plus difficile, au contraire, que l’attention qu’il s’agit d’apporter pour l’accord des participes passés …
Vous dites que « les mots ouvrent des portes »...
Raphaël Haddad : Le Haut Conseil pour l’Egalité des Femmes et des hommes, mis en place en 2013, fait un travail remarquable en la matière ainsi que dans d’autres champs d’observation comme l’iconographie. Nous savons aussi que des initiatives existent dans d'autres domaines. Mais je pense que la presse reste beaucoup plus prudente que la population elle même. Je sais que des journalistes femmes ont cherché à initier de nouvelles pratiques et ont été reprises durement dans certaines rédactions, ce qui explique qu’elles marchent sur des œufs. La France est probablement en retard. Le poids de l‘Académie Française n’y serait pas étranger, selon certains. C’est oublier que cette Institution est là, en réalité, pour enregistrer et stabiliser des usages.
La publication de notre manuel a été très bien accueillie et a engendré de nombreux téléchargements parmi les enseignants, dans nos rectorats, ainsi qu’en Belgique si l’on se réfère aux réseaux sociaux.
Dans les discours politiques il n’est le plus souvent question que d’électeurs et de candidats, au masculin
Raphaël Haddad
Notre pari consiste, enfin, à faire en sorte que nos propositions visant à écarter les pratiques langagières qui entretiennent la relégation sociale des femmes soient de nature à être cautionnées par des organismes comme l’AFNOR (Association française de normalisation), par les développeur-se-s de correcteurs orthographiques. Elle pourraient ainsi déboucher sur la reconnaissance du bien fondé de l’écriture inclusive par les institutions.
Votre thèse universitaire analysait les discours de meetings électoraux. L’ « effacement » du genre féminin se vérifie-t-il toujours aujourd’hui dans les interventions des candidats à la présidence de la République française ?
Raphaël Haddad : J’avais effectivement réuni un corpus d’une centaine de discours portant sur les campagnes de 2002 et 2007 et il n’y était question que d’ « électeurs », de « candidats », du « président de la République »… L’invisibilité du féminin dans le discours n’est pas sans lien avec la relégation sociale des femmes. La seule surprise est venue de Robert Hue qui, en 2002, était très attentif à recourir quasi systématiquement aux flexions marquant le masculin et le féminin (ami-e, etc)
Les efforts de parité des partis et des gouvernementsn’ont-ils pas fait évoluer les esprits ?
Raphaël Haddad : Certes, mais dans les deux primaires qui se sont déroulées ces derniers mois, nous aurions pu n’avoir aucune femme candidate ! On peut dire que cela a été le service minimum, avec une seule femme « repêchée », tant à droite qu’à gauche…
Dans les communications que j’ai entendues, j’ai été marqué toutefois par les formulations de Benoît Hamon qui précise à chaque fois « citoyens » et « citoyennes » et parle d’ « égalité femme/homme ». Il s’agit là d’une expression propre aux personnes qui ont fait le travail de réflexion que nous appelons de nos vœux.
Y voyez-vous une forme de respect des électeurs-trices ou une forme de stratégie ?
Raphaël Haddad : De toutes les façons, les bonnes pratiques constituent des avancées en soi et c’est tant mieux. Le langage est « le » lieu de l’influence.