Fil d'Ariane
Disparue en 1983, la romancière canadienne Gabrielle Roy laisse une œuvre lue dans le monde entier. Proche des minorités, des marginaux et des exclus, elle partageait avec Colette, sa soeur de plume française, la rage d'écrire et un irrépressible désir de liberté et d'indépendance. Une exposition les réunit à la Maison de Colette, en France.
Une génération, leurs cultures et plus de 6000 kilomètres les séparaient, mais Gabrielle Roy (1909-1983) et Gabrielle Colette (1873-1954) "n'avaient pas que le prénom en commun", souligne Frédéric Maget, directeur de la Maison de Colette. C'est ce qu'il veut illustrer en mettant face-à-face ces deux "soeurs de plume" dans une exposition qui montre toutes les facettes de leurs carrières littéraires et artistiques. Une exposition qui dessine aussi les dissemblances entre ces deux personnalités complexes et singulières, pionnières de la littérature féminine de part et d'autre de l'Atlantique. Animées d'un même désir de liberté et de vivre leur vie, elles firent toutes deux l’expérience de la scène, du journalisme, de l’écriture de soi, avant d’être promues au rang de gloires nationales dans leurs pays. Pour leur indépendance, elles se sont battues avec leurs meilleures armes : le mot, le verbe, l’écriture...
Aujourd'hui l'une des écrivaines canadiennes francophones les plus lues dans le monde, Gabrielle Roy est née 36 ans après Colette, en 1909, à Saint-Boniface, une communauté francophone de la province du Manitoba, dans l'Ouest canadien. Benjamine de 11 enfants, dont trois meurent avant l'adolescence, elle se réfugie dans ses rêves et, déjà, dans l'écriture. De sa mère, elle hérite le goût du récit et une façon de raconter. Par la suite, la jeunesse et l'enfance resteront centrales dans l'oeuvre de Gabrielle Roy. La mère et la fille se créent un espace privilégié où toutes deux laissent libre cours à leur imagination, abandonnant au père de famille les contingences matérielles et financières.
Il n'y a jamais eu pour moi d'étrangers. Toute cette variété ethnique, tous les peuples, tout cela faisait partie de notre vie quotidienne.
Gabrielle Roy
Agent de colonisation dans les prairies de l'Ouest canadien lors de la ruée vers "l'or blond" (le blé), le père de Gabrielle Roy finit par perdre son travail. Il faut désormais trouver d'autres moyens pour subvenir aux besoins de la famille. Son épouse prend alors des pensionnaires sous le toit familial. Nourries des histoires que son père lui racontait sur les migrants qu'il emmenait coloniser les prairies de l'Ouest, voilà Gabrielle Roy baignée des histoires véhiculées par les pensionnaires de passage. Elle en gardera une ouverture naturelle à la différence : "En un sens, il n'y a jamais eu pour moi d'étrangers. Toute cette variété ethnique, tous les peuples, tout cela faisait partie de notre vie quotidienne", confiait-elle à la télévision canadienne en janvier 1961.
Gabrielle Roy elle-même fait partie de la minorité francophone dans un Manitoba qui interdit le français, et toute autre langue que l'anglais, dans les écoles. C'est aux religieuses de l'institution qu'elle fréquente qu'elle doit d'avoir pu entretenir son français tout en étudiant en anglais - brillamment puisque, en 1923, première de sa classe, elle gagne un prix d'excellence. Deux ans plus tard, elle se voit décerner le premier de deux prix prestigieux décernés par l’Association des Canadiens français du Manitoba. C'est avec cette bourse qu'elle financera ses études d'institutrice.
Quand ai-je pris conscience pour la première fois que j'étais dans mon propre pays une espèce destinée à être traitée en inférieure ?
Gabrielle Roy
Dans l'oeuvre de Gabrielle Roy, la diversité et l'altérité resteront omniprésentes, qu'elle aborde sans a priori, avec une acceptation, une ouverture très avant-gardistes. En plongeant les lecteur.trices dans l'univers des familles d'immigrants de l'Ouest canadien ou des Inuits déchirés entre progrès et tradition, elle transmet ses propres sentiments de minoritaire - Canadienne en France, francophone dans le Manitoba, Manitobaine au Québec...
"Quand ai-je pris conscience pour la première fois que j'étais dans mon propre pays une espèce destinée à être traitée en inférieure ?", écrit Gabrielle Roy en introduction de La détresse et l'enchantement, son dernier roman en forme d'autobiographie, devenu un classique de la littérature franco-manitobaine. Publié après sa mort, il relate ses années de formation, depuis son enfance manitobaine jusqu’à son retour d’Europe à la veille de la Deuxième Guerre mondiale - toute l’histoire de sa lente venue à l’écriture.
En s’écartant des voies conventionnelles, en se frayant des chemins nouveaux, Gabrielle Roy, tout comme Gabrielle Colette avant elle, prend le contrôle de son destin avec un courage d’autant plus remarquable que la condition des femmes, au Canada comme en Fance, la prive de toute égalité.
Enfants, les deux Gabrielle reçoivent la soif de liberté avec le lait maternel : "Leurs mères leur lèguent leurs rêves inassouvis", explique Frédéric Maget, directeur de la Maison de Colette. Sido, la mère de Colette, a dû dire adieu au milieu littéraire de son enfance pour rejoindre, dans un coin reculé de la Bourgogne, un ivrogne à qui on la marie de force. Quant à Mélina Roy, la mère de Gabrielle, sa famille avait rallié les caravanes de chariots de colons tirés par des bœufs qui quittaient le Québec à la conquête du Far West canadien. La mission était de créer dans les plaines infinies du Manitoba un autre Canada français et catholique : Mélina Roy se retrouva cantonnée au rôle d'"enfantrice". "Elle va en nourrir une aigreur", explique Frédéric Maget.
La famille Roy en 1911 : de gauche à droite, devant : Léon (le père), Gabrielle, Germain, Mélina (la mère). Derrière : Bernadette, Clémence, Adèle, Anna, Rodolphe.
Pour s'extraire de leurs conditions, toutes deux tâtonneront longtemps. Colette verra d'abord son salut dans le mariage - "Je n'avais pas le choix", dira-t-elle plus tard. Gabrielle Roy, elle, s'engage dans l'une des seules voix ouvertes aux femme à l'époque, des études d'institutrice. Un rôle qui revient d'ailleurs fréquemment dans ses livres "C'est une profession admirable. Enseigner une leçon de géographie... C'est si merveilleux de capter l'intérêt des enfants," ses souvient-elle en 1961, dans un entretien à la télévision canadienne.
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Toutes deux déchanteront, mais auront le courage de briser les chaînes. Colette divorce, tandis que Gabrielle Roy entreprend courageusement un long voyage pour l'Europe, en 1937, les poches vides. Elle s'essaiera au métier de comédienne, avec la même ambition et le même désir que Colette, mais sans connaître le succès de son iconoclaste et scandaleuse aînée. La Canadienne manquait de voix, dit-on - et elle ne montrait pas ses seins sur scène. "Qu'est-ce que je cherchais ? Moi même, au fond. Je me donnais le prétexte d'étudier l'art dramatique. Je me pensais peut-être quelque talent. Au fond, je désirais écrire, mais j'avais peur de ce désir", confie-t-elle à la télévision canadienne en 1961.
C'est finalement le journalisme qui sera "leur école d'écriture à toutes deux", explique Samia Bordji, directrice du Musée Colette, à l'AFP. "Les reportages ont été mon apprentissage", résumera Gabrielle Roy. Tout comme Colette, qui aura tout couvert, du Tour de France au massacre de Verdun, elle privilégie le journalisme de terrain. C'est la publication de certains de ses articles écrits pendant ses deux années en Europe qui lui met le pied à l'étrier et lui donne le courage de continuer. De retour au Canada, en 1939, Gabrielle Roy s'insalle à Montréal et collabore à l'hebdomadaire montréalais le Jour, tandis que ses nouvelles sont publiées dans la Revue moderne, dont le directeur littéraire, Henri Girard, devient son protecteur (et peut-être amant). Mais c’est comme reporter qu’elle s'illustre, lorsque le Bulletin des agriculteurs de Montréal lui confie des séries de reportages fondées sur l’observation directe et l'enquête documentaire. Indépendante et déterminée, Gabrielle Roy se révèle fine psychologue et excelle à cerner une ambiance avec des mots.
Gabrielle Roy entourée de neuf enfants (1 fille et 8 garçons) du quartier Saint-Henri, à Montréal, au coin des rues Saint-Augustin et Saint-Ambroise, près de la voie ferrée.
Gabrielle Roy découvre alors la misère noire des quartiers ouvriers, à commencer par Saint-Henri. L'indignation qu'elle suscite en elle lui inspire Bonheur d'occasion, qui raconte la misère et la déchéance sociale d'une famille canadienne française au début de la Seconde Guerre mondiale. Paru en 1945, ce premier roman se démarque du roman "de terroir" en s'inscrivant dans un univers urbain ; il dépasse vite la scène locale et projette Montréal sur la scène littéraire mondiale. Traduit en une douzaine de langues, il reçoit en France le Prix Femina en 1947.
Devenue écrivaine de la condition humaine, Gabrielle Roy dénoncera dorénavant toutes les oppressions, qu'elles soient contre les autochtones, les ouvriers ou ces "besogneuses, des femmes du peuple", comme elle écrit dans Bonheur d'occasion.
Tout comme Colette avant elle, Gabrielle Roy devient ainsi une Pionnière de l'écriture féminine, pour reprendre le titre d'une thèse de Jacqueline Le Vaillant Byrne (University at Albany, 2008). Comme Colette, Gabrielle Roy évolue dans un monde où la femme se devait de rester au foyer. Toutes deux se sont vouées à la littérature alors qu'elles n'avaient aucune permission en ce sens, et elles se sont forgées leur place. "Toutes deux se sentent prisonnières, mais elles vont s'élever au-dessus de leur sort", explique Samia Bordji, directrice du Musée Colette qui, avec la Maison de Colette, toute proche, accueillent l'exposition Colette et Gabrielle Roy, la liberté en partage. "Elles ont défriché le terrain pour les femmes dans la littérature", acquiesce Sébastien Gaillard, directeur de la Maison Gabrielle Roy, à Saint-Boniface, où une exposition similaire aura lieu dès le 23 septembre 2021.
Maison d'enfance de Gabrielle Roy, sur la rue Deschambault à Saint-Boniface, à Winnipeg, dans le Manitoba, au Canada, vers 1910.
C'est Sébastien Gaillard qui, en 2018, a contacté la Maison de Colette pour proposer un jumelage puis une exposition. Car Gabrielle Roy est "le miroir de Colette", assure-t-il à l'AFP. La Canadienne a défendu, comme Colette, "les femmes et leur liberté". Mais ni l'une ni l'autre "n'étaient féministes". Gabrielle Roy refusait de s'enfermer dans une quelconque catégorie tandis que Colette, qui fut pourtant la première romancière française à écrire sur l'avortement et les violences faites aux femmes, préconisait, de façon assez paradoxale, "le harem et le fouet pour les suffragettes".
Mettant en vedette Gabrielle Roy à un jeune âge, une série de huit épisodes d’une demi-heure évoquera les moments importants de la jeunesse de l'écrivaine à Saint-Boniface, au Manitoba. Les comédiennes Léa-Kim Lafrance et Romane Denis incarneront la grande romancière à 10 ans et à 20 ans. Gaston Lepage, Francine Ruel, Martine Francke, Micheline Marchildon et Éric Plamondon feront également partie de la distribution, qui compte des francophones de toutes les grandes régions du Canada français.
Ecrite et réalisée par Renée Blanchar, Le monde de Gabrielle Roy veut aborder les enjeux sociopolitiques vécus par la population franco-manitobaine du début du 20ème siècle, et qui résonnent encore aujourd’hui, indique par Radio-Canada, qui diffusera la série sur ICI Tou.tv Extra fin 2021/début 2022.
Radio-Canada (11 juin 2021)