Fil d'Ariane
Tout d’abord, quelques chiffres qui donnent froid dans le dos et illustrent la gravité de la situation en Argentine. Dans ce pays, l’avortement n’est autorisé qu’en cas de viol ou si la vie de la mère est en danger, et quiconque commet un avortement ou le pratique en dehors de ces conditions est passible de 4 ans de prison. On estime que quelque 400 000 avortements clandestins y sont pratiqués tous les ans et qu’entre 50 000 à 70 000 femmes sont hospitalisées dans le réseau public des suites de ces interventions. On évalue aussi qu’une femme en meurt chaque semaine. Femmes d’Argentine est d’ailleurs dédié aux 3030 Argentines officiellement mortes des suites d’un avortement clandestin.
Le film recueille les témoignages bouleversants de plusieurs de ces femmes qui ont survécu à des avortements clandestins, comme cette jeune femme qui a tenté de se faire avorter par ses propres moyens et qui, finalement, a dû aller à l’hôpital et attendre des heures et des heures sans calmant et sans aucun soutien du personnel médical pour se faire opérer. Car en plus de mettre leur vie en danger, souvent, ces femmes sont littéralement ostracisées par le personnel soignant pour avoir tenté d’avorter, quand elles ne sont pas tout bonnement dénoncées à la police.
Elles sont jugées et stigmatisées dès qu’elles rentrent dans l’hôpital parce qu’on considère qu’elles ont commis un crime.
Une femme médecin en Argentine
C’est ce que raconte une femme médecin qui dit avoir vu des situations terribles : "Les femmes arrivent aux urgences et y subissent des mauvais traitements de la part des médecins et des infirmières, elles sont jugées et stigmatisées dès qu’elles rentrent dans l’hôpital parce qu’on considère qu’elles ont commis un crime." Cette femme a quatre enfants et se dit catholique, mais elle est en faveur de la légalisation de l’avortement que pour que toutes les femmes, riches comme pauvres, y aient accès.
Le film raconte aussi des histoires tragiques dont l’issue a été fatale, comme cette jeune femme qui était atteinte d’un cancer : les médecins ont refusé de lui faire subir un avortement alors qu’elle était enceinte de deux semaines pour, soit disant, sauver les deux vies. Résultat : elle est morte car elle a été mal soignée et trop tardivement, laissant derrière elle les enfants qu’elle avait déjà.
Ces miliantes pour la dépénalisation de l'avortement tiennent un portrait de Liliana Herrera, décédée le 4 août 2018 dans la province argentine de Santiago del Estero d'une septicémie provoquée par un avortement clandestin. Trois jours plus tard, le Sénat votait contre la proposition de loi.
On nous parle aussi de Liliana Herrera, qui est morte des suites d’un avortement clandestin peu avant le vote au Sénat en août 2018. Liliana était mère de deux petites filles, elle vivait dans un village isolé en campagne et a voulu mettre fin à sa troisième grossesse. L’avortement s’est mal passé : son frère a dû l’emmener à l’hôpital, où elle n’a été opérée que le lendemain de son arrivée, car Liliana n’a pas voulu dire aux docteurs qu’elle avait subi un avortement - elle avait peur qu’ils n’appellent la police. Mais il était trop tard : elle n’a pas survécu. L’une des sœurs de Liliana est morte, elle aussi, des suites d’un avortement clandestin. C’est donc une famille qui a payé un lourd prix parce que l’avortement n’est pas libre et gratuit en Argentine.
Femmes d’Argentine montre à quel point le débat polarise la société argentine, entre les pro-choix et les pro-vie. Il en va de même dans de nombreux pays, d’ailleurs, sauf qu'en Argentine, l’Église catholique et les Évangélistes gardent un contrôle important sur une grande partie de la population, surtout sur les femmes, dans les campagnes et les villages isolés. Ce poids très lourd de la religion pèse aussi massivement sur les institutions politiques et sociales du pays, et le lobbying des églises est très puissant auprès des personnalités politiques. C’est ce qui explique probablement pourquoi le Sénat a rejeté, en août 2018, le projet de loi, avec 38 voix contre, 31 pour et 2 abstentions.
La mobilisation avait pourtant été massive dans les rues de Buenos Aires, et ailleurs, pour faire pression sur les sénateurs et sénatrices et qu’ils adoptent la loi : plus de deux millions de personnes ont manifesté dans une marée verte, la couleur du mouvement en faveur de la légalisation. Avec un seul slogan : "Que sea ley", que la loi soit. Le documentaire revient sur cette manifestation monstre et d’autres menées par le mouvement pro-choix, mais aussi sur celles, également importantes, du mouvement pro-vie, très organisé lui aussi.
Les Paraguayens dans la rue le 8 août 2018 pour manifester en faveur de la dépénalisation de l'avortement en Argentine. Au Paraguay aussi, l'IVG est illégale.
Femmes d'Argentine donne aussi la parole à des prêtres plus progressistes, qui avouent du bout des lèvres être en faveur de la légalisation de l’avortement. L’un d’eux dit par exemple qu’il est convaincu que Jésus ne jetterait pas en prison une femme qui a eu un avortement. Mais on comprend que ce courant reste très minoritaire au sein des croyants argentins.
Une adolescente donne naissance à un bébé toutes les trois heures en Argentine et 70% de ces grossesses ne sont pas désirées. Le documentaire fait le lien entre ces avortements clandestins et la très grande pauvreté dont souffre de nombreux Argentins (en 2019, un Argentin sur trois est considéré comme pauvre et sur ce nombre, un sur deux a moins de 18 ans).
Distribution de repas gratuits pour les plus démunis dans le quartier Villa 31 de Buenos Aires en octobre 2016.
Ce sont les jeunes femmes pauvres qui sont les premières victimes des avortements clandestins, car celles qui ont les moyens et qui choisissent de mettre fin à leur grossesse peuvent payer pour le faire dans des conditions sanitaires bien meilleures et beaucoup moins dangereuses pour leur santé. La pratique illégale de l’avortement semble être une activité lucrative pour certains médecins en Argentine, on rapporte d’ailleurs que plusieurs médecins ont fait campagne contre la loi, pour ne pas se voir privés de cette source de revenus.
Le documentaire se termine sur un résumé des combats menés ces dernières décennies par les féministes argentines, et se félicite que cette quatrième vague de féminisme soit portée par les jeunes. Mais ces jeunes féministes ont du pain sur la planche : en Argentine, une femme est tuée toutes les 26 heures, les femmes sont payées 27% de moins que les hommes et elle sont seulement 2% à posséder des terres agricoles. Dans une des manifestations pro-choix, on pouvait lire un slogan qui disait : "L’Amérique latine va devenir entièrement féministe". Quand on sait que seulement 8% des femmes peuvent librement se faire avorter dans ce continent, on mesure toute l’étendue des défis que doivent relever les féministes sud-américaines.
Le nouveau président argentin de centre gauche, Alberto Fernandez, a promis, en début d’année, de présenter de nouveau un projet de loi pour légaliser l’avortement. Le 28 février, une nouvelle manifestation pro-avortement a de nouveau rassemblé des milliers de personnes dans les rues de Buenos Aires, elles brandissaient le fameux foulard vert, symbole du mouvement en faveur de la légalisation de l’avortement. Une autre manifestation s’est tenue dans la foulée de la journée internationale de la Femme le 8 mars.
Mais l’Argentine a, depuis, été prise, elle aussi, dans la tourmente de l’épidémie de coronavirus, et les Argentins subissent depuis mars un confinement sévère, l’un des plus longs jamais imposés à une population dans le monde. Malgré tout, le pays est fortement impacté par l’épidémie, avec plus de 400 000 cas et près de 10 000 morts. Le débat sur l’avortement a donc été mis de côté au cours des derniers mois.
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