L'égalité en héritage au coeur du débat en Tunisie

«La Tunisie se dirige inexorablement vers l’égalité dans tous les domaines !» La formule prononcée par Béji Caïd Essebsi, dimanche 13 août 2017, jour de la fête nationale de la femme, fera, on ne peut que l'espérer, date. L'occasion pour le président tunisien de relancer officiellement le débat sur un sujet hautement délicat : l’égalité entre femmes et hommes en matière d’héritage.
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dessin willis
Crédit compte twitter @willisfromtunis
Dessin paru sur le compte twitter de la dessinatrice Willis From Tunis, à l'occasion du débat autour d'une réforme de l'héritage en Tunisie. 
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pdt tunisien heritage 13 aout 2017
Page Facebook officielle Présidence tunisienne
Le président tunisien, Béji Caid Essebsi, lors d'une cérémonie de remise de décorations, à l'occasion de la Fête de la femme, au palais présidentiel, dimanche 13 août 2017.
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#LaBonneNouvelleDuJour (pour reprendre la formule d'une Terrienne tunisienne sur Facebook) n'a jamais eu autant sa place en ce jour de « Fête de la femme » en Tunisie. Cette journée célèbre tous les 13 août la promulgation en 1956 du Code du statut personnel (CSP), un texte qui a accordé plusieurs droits aux femmes et a aboli la polygamie et la répudiation.

Aujourd'hui la Tunisie est considérée, notamment grâce à sa nouvelle Constitution adoptée en 2014, stipulant que les « citoyens et citoyennes sont égaux en droits et devoirs », comme pionnière dans le monde arabe. Malgré tout, sur la question de l'héritage, tout reste à faire. Les femmes continuent d’hériter généralement uniquement de la moitié de ce qui revient aux hommes, comme le prévoit le Coran. Cela pourrait donc changer ...
 

« Nous avons une Constitution [stipulant] que l’Etat est civil, mais tout le monde sait que notre peuple est musulman […] et nous ne voulons pas aller vers des réformes qui choqueraient le peuple tunisien », a dit le chef de l’Etat lors d'une allocution prononcée dimanche 13 août 2017 devant le gouvernement et un parterre d’invité.e.s.


« Mais il faut que nous disions que nous allons vers l’égalité entre eux [hommes et femmes] dans tous les domaines. Et toute la question réside dans l’héritage », a-t-il ajouté. Le président a annoncé avoir formé une commission chargée d’étudier « la question des libertés individuelles » et celle de « l’égalité dans tous les domaines », qui doit lui remettre un rapport à une date qui n’a pas été spécifiée.
 

Nous allons trouver la formulation qui ne choquera pas les sentiments d’un certain nombre de citoyens et de citoyennes et qui fera en sorte qu’il n’y ait pas d’injustice Béji Caïd Essebsi

« J’ai confiance dans l’intelligence des Tunisiens et dans les hommes de loi. Nous allons trouver la formulation qui ne choquera pas les sentiments d’un certain nombre de citoyens et de citoyennes et qui fera en sorte qu’il n’y ait pas d’injustice » à l’égard des femmes, a-t-il affirmé. Béji Caïd Essebsi a aussi annoncé avoir demandé au gouvernement de retirer une circulaire datant de 1973 et empêchant le mariage des Tunisiennes musulmanes avec des non-musulmans. Des organisations de la société civile ont ces derniers mois lancé une campagne sur cette question et une plainte a été déposée auprès du tribunal administratif pour annuler la circulaire.
 

Hériter à égalité, question si sensible

La question de l’égalité entre hommes et femmes en matière d’héritage reste une question très sensible dans ce pays, comme presque partout dans le monde arabe. En 2016, le député Mehdi Ben Gharbia avait présenté une proposition de loi visant à faciliter l’égalité en matière d’héritage. Le mufti de la République, la plus haute autorité religieuse musulmane du pays, et tous les partis traditionnalistes et autres institutions religieuses y étaient alors opposés. Aujourd'hui, le député est devenu ministre, ceci expliquant peut-être que la question revienne sur la table.

Autre facteur favorable à une réforme, cette récente victoire pour la défense des Tunisiennes. Après certes, de longs débats et tractations, le vote le 26 juillet 2017 à l'unanimité des 146 députés présents (sur 217 élus) d'une loi très attendue pour lutter contre les violences faites aux femmes. Le texte renforce en particulier la protection des victimes et abolit des dispositions jugées rétrogrades.

Une proposition polémique

Le discours du président tunisien soulève depuis dimanche une très vive polémique, les critiques fusant du côté du camp radical et des traditionnalistes. Un projet au contraire soutenu par les modérés et le camp réformiste.

Dans les médias, une députée du parti libéral-social Afek Tounes, Rim Mahjoub, a qualifié ce discours de "progressiste et révolutionnaire". " Cela doit être suivi par un projet de loi qui sera déposé à l’assemblée. Projet qui devrait être facilement adopté par la majorité parlementaire", estime-t-elle.

Dans une publication sur sa page Facebook, l’office de l’Iftaa, dirigé par le Mufti de la République tunisienne Cheikh Othman Battikh, a fait l’éloge du discours du président de la République, affirmant que ses propositions renforcent la place de la femme au sein de la société tunisienne et garantissent le principe de l’égalité entre les deux sexes.

Cette réaction a suscité de vives réactions dans le camp des opposants au changement. Le syndicat des imams tunisiens rejette les propositions présidentielles. Fadhel Achour, secrétaire-général de ce syndicat, a exprimé, dans une déclaration à Shems FM, son opposition au contenu du dernier communiqué du mufti de la république (cité plus haut) et demandé à ce dernier de démissionner.

Depuis l'Egypte, Abbas Chouman, vice-grand imam de la mosquée Al-Azhar estime qu'"un appel à une égalité dans l’héritage entre les deux sexes s’oppose aux doctrines de la Charia (doctrines et règles musulmanes ndlr)". "La répartition de l’héritage entre les héritiers est organisée conformément à des versets du coran bien clairs qui ne suscitent pas l’interprétation", a-t-il dit dans une déclaration rapportée par plusieurs agences de presse.
 
Lors d'un entretien, mardi 15 août 2017, sur les ondes d'une radio tunisienne, Express Fm, Sadok Belaïd, ancien doyen de la Faculté de droit et une grande sommité en droit, estime que "le fait d’avoir appliqué les modalités sur l’héritage pendant plus de 13 siècles, ne vaut nullement dire qu’elles sont exactes". "A quatre reprises, le texte coranique met l’accent sur le fait que l’héritage doit être réparti après en avoir déduit les montants de dette ou de legs sans oublier que le même texte coranique abonde en versets prônant l’égalité parfaite entre hommes et femmes", déclare le professeur. 

Concernant la question du mariage d’une musulmane avec un non musulman, l'ancien doyen évoque l’absence d’un texte coranique clair l’interdisant, donnant ainsi raison, là aussi, au président de la République.
 

Face à la controverse galopante, la porte-parole de la présidence de la République Saïda Garrach estime, que les tentatives de ramener cette question au discours religieux, n’est, selon elle, qu’un moyen de contourner le problème. "Cela ne dépendra pas d'une fatwa !", a-t-elle lancé lors d'une émission télévisée, précisant que l'Islam est "évolutif" et ajoutant que "ce dernier n’a pas aboli l’esclavage et s’est pourtant inscrit dans l’ère des droits humains".
 

La bataille autour du bastion de l'héritage, chasse gardée masculine s'il en est depuis la nuit des temps s'annonce rude. A la Tunisie maintenant de confirmer son statut d'exception... #ASuivre