Fil d'Ariane
C’est un fait, l’industrie cinématographique relègue depuis la nuit des temps les femmes au second plan. Les chiffres sont éloquents. En Europe, selon l’Observatoire européen de l’Audiovisuel, entre 2003 et 2012 seulement 16,3% des réalisateurs-trices étaient des femmes. Ceux publiés ce 14 septembre 2015 pour la France par la SACD, société des auteurs et compositeurs dramatiques, ne sont pas meilleurs : 17% des œuvres de fiction diffusées à la TV sont réalisées par des femmes ; 19% d’écart de revenus en faveur des hommes au sein du secteur culturel toutes professions confondues ; 20 % de films sortis en salle réalisés ou co-réalisés par des femmes en France. Cette vénérable institution française, fondée en 1777 par l'écrivain dramaturge Beaumarchais, vient de décider de passer à l'attaque : "Aujourd’hui, il paraît nécessaire de systématiser la publication des indicateurs de mixité dans les institutions et de renforcer la concertation entre le ministère de la Culture et les collectivités territoriales dans le processus de nomination des responsables de lieux culturels. Les pistes d’amélioration existent mais ne seront efficaces qu’avec une volonté partagée par tous, les professionnels comme les pouvoirs publics, d’obtenir des résultats et de résorber les inégalités entre les femmes et les hommes."
« Lorsque l’on demande à des réalisatrices ou des productrices si l’inégalité entre les sexes est un problème dans leur pays, la plupart répondent souvent non. Jusqu’à ce qu’elles regardent les statistiques », remarque Isabel Castro, directrice exécutive adjointe d’Eurimages, le Fonds du Conseil de l’Europe pour l’aide à la coproduction, à la distribution et à l’exploitation d’œuvres cinématographiques européennes.
Encore combien de temps ces disparités vont-elles entacher le cinéma sans que personne, ou si peu, n’y prête attention ? Au dernier Festival du Film de Sarajevo, le 14 août 2015, la question a été soulevée. Et à l’issue d’une conférence intitulée « Les femmes dans l’industrie cinématographique d’aujourd’hui : les questions sexospécifiques. Pouvons-nous faire mieux ? », une déclaration pour l’égalité hommes-femmes dans le cinéma européen a été entérinée.
Ce texte vise notamment à promouvoir l’accès des femmes au financement des films, favoriser leur nomination à des postes décisionnaires et améliorer leur représentation à l’écran. Il insiste enfin sur un point : « une véritable démocratie doit utiliser pleinement les compétences, les talents et la créativité des femmes et des hommes ».
La France n’est pas un modèle d’égalité pour le cinéma européen
La France, berceau du cinématographe et patrie de la toute première réalisatrice Alice Guy, « ne saurait pourtant être un modèle d’égalité pour le cinéma européen », se désole Geoffroy Grison, producteur et membre de l’association Le Deuxième Regard qui vise à bousculer les stéréotypes de genre dans le 7e Art.
Selon une étude réalisée en 2014 par le Centre national du Cinéma et de l’image animée (CNC), seuls 22% des réalisateurs français sont des femmes. C’est plus qu’en 2008, quand elles n’étaient que 18,4% et toujours plus conséquent qu’en Allemagne et au Danemark, où elles ne sont que 18%. Question revenus, elles continuent de percevoir un salaire 31,5% inférieur à celui de leurs homologues masculins.
Cette discrimination des femmes dans le secteur du cinéma apparaît clairement lors des festivals de grande envergure. Comme le festival de Cannes, par exemple, marqué depuis 69 ans de phallocentrisme. Mais en 2014, pour la première fois de son histoire, une femme Jane Campion est nommée présidente du jury. Et pas n’importe laquelle puisqu’il s’agit de la seule réalisatrice à avoir reçu la Palme d’Or, en 1993, pour son film La Leçon de Piano.
« Un prix qu’elle a tout de même dû partager avec un homme », rappelle Geoffroy Grison. Adieu ma concubine du réalisateur chinois Chen Kaige s’était aussi hissé en haut des marches, lui volant à moitié la vedette. Autant dire que l’exception confirme la règle.
A relire notre article du 7 janvier 2014 : La leçon de cinéma de Jane Campion
Les femmes n’auront pas plus brillé en 2015, du moins ailleurs que sur le tapis rouge. Sur dix-neuf films en compétition pour la Palme d’or, seuls deux étaient réalisés par une femme. A la Quinzaine, elles n’étaient que trois sur dix-huit longs métrages à avoir été sélectionnées. Quant à la Semaine de la Critique, souvent encline à encourager les jeunes talents féminins, elle les avait cette fois totalement ignorés.
Mettre un pied sur la Croisette est déjà une victoire. Avant d’y parvenir, les femmes doivent mener un combat de longue haleine. Au niveau des financements d’abord, les aspirantes réalisatrices doivent s’accrocher deux fois plus que les hommes. D’après la Guilde des scénaristes, la différence de devis moyen entre les films réalisés par les femmes et les hommes s’élève à 2,21 millions d’euros.
Quant aux films à gros budgets (supérieurs à 15 millions d'euros) seuls 7% sont scénarisés par des femmes. « Qui dit films de femmes, dit petit sujet, petit budget, (…) Les longs-métrages que nous réalisons ne sont pourtant pas les plus simples à faire, s’indigne la réalisatrice française Marion Vernoux dans une interview donnée à Madame Figaro (mai 2015). J’adore la modestie sauf lorsqu’elle sert de prétexte aux financiers pour se montrer radins. »
On m’a refusé un poste sur un long métrage parce que j’étais enceinte
Et les clichés ont la vie dure, même auprès des professionnelles. Si, contrairement aux hommes, les femmes ne feraient pas ou peu de films à succès, elles ne pourraient pas non plus conjuguer vie professionnelle et vie de famille. « Une amie travaillait avec une réalisatrice depuis longtemps en tant qu’ingénieure du son. Dès qu’elle est devenue mère, la cinéaste l’a remplacée jugeant qu’elle souhaiterait être plus souvent avec ses enfants que sur les tournages », raconte Gertrude Baillot.
La maternité, cette chef-opératrice chevronnée, l’a elle-même vécue comme un frein à sa carrière. « On m’a refusé un poste sur un long métrage parce que j’étais enceinte. J’ai répliqué, mais on m’a répondue : « On ne prend pas le risque ». Suite à cela, je n'ai pas eu le droit aux congés maternité pour mon premier enfant. Pour le second, j’ai caché mon ventre durant six mois. »
Par dépit ou manque de confiance en soi, c’est parfois de leur plein gré que des professionnelles du secteur se mettent au second-plan. « La créativité féminine reste en grande partie inexprimée du fait que les femmes pensent trop à la façon dont elles sont perçues. Nous nous efforçons d’être des « bonnes filles »… Faire preuve de détermination et d’exigence n’est pas très « sexy » pour une femme », confie la scénariste allemande Caroline Link dans une enquête sur « la place des femmes dans le cinéma en Europe », réalisée en 2013 par le Laboratoire de l’Egalité.
Si elle n’a pas bénéficié d’un écho retentissant, la déclaration pour l’égalité hommes-femmes de Sarajevo marquera-t-elle un tournant dans le cinéma européen ? Pour Jackie Buet, directrice du festival international de Films de Femmes de Créteil, il s’agit d’une mesure « incontournable » mais « insuffisante ». Des textes ont pourtant fait (un peu) bouger les choses.
La Charte pour l’égalité dans le cinéma, rédigée en 2013 par l’association Le Deuxième Regard, a incité les établissements culturels français a produire plus de statistiques. « On a senti un changement auprès du CNC, se félicite Geoffroy Grison. Aujourd’hui, les commissions sont plus paritaires et 49% de l’équipe dirigeante sont des femmes, dont l’actuelle présidente Frédérique Bredin. »
Il faut dire aussi que le sujet est plus souvent mis sur le tapis rouge. A l’occasion de sa 68ème édition, le Festival de Cannes et le groupe de luxe Kering ont lancé un programme de « talks » baptisé Women in Motion, annoncé comme « un espace de parole utile et fort » sur la représentation féminine devant et derrière la caméra. « C’est certainement une manière de redorer leur image », note Geoffroy Grison. Quant à savoir si c’est utile ou pas ? Il répond : « Toute initiative est de toute façon positive. »
A relire notre article du 12 mai 2015 : Cannes : mettre en lumière les réalisatrices
Ne pas désespérer. Jackie Buet le reconnaît, depuis la création de son Festival en 1979, il y a eu des avancées. « C’était quand même beaucoup plus compliqué avant ! D’abord il y avait moins de femmes dans les écoles de cinéma. » Aujourd’hui, elles sont plus nombreuses à passer les concours d’entrée et à les réussir. En 2014, 63 étudiants ont été admis à la Fondation européenne des métiers de l'image et du son (La Fémis) : 30 femmes (48%) et 33 hommes (52%). « C’est après, à la sortie, que c’est plus difficile pour elles. On retombe dans les normes sociales de discrimination », déplore celle qui avait coordonné, entre autres ouvrages, un volume dans le cadre du centenaire du cinéma, consacré à "L’épopée des femmes dans le 7e Art en Europe".
Afin d’accroître le rayonnement des femmes dans l’industrie du cinéma, il faut multiplier les événements. Romy Trajman, diplômée de l’Ecole du Cinéma de Saint-Denis, le crie haut et fort : « Les festivals sont une belle façon de montrer qu’homme ou femme, ça ne change pas. C’est le sujet du film qui parle et la singularité de celui qui le porte. » Récemment, elle a présenté un court-métrage dans le festival Faites-Court !, qui a pour thématique cette année les « Femmes ». C’est aussi pour cela que le Festival de Femmes de Créteil existe, « pour souligner l’existence de femmes talentueuses dans le cinéma et encourager les jeunes générations », renchérit Jackie Buet qui, pour son édition 2016, a décidé de mettre l’accent sur les compositrices de musique de films.
A lire notre article du 28 septembre 2012 : Les festivals de films de femmes, ghetto ou vitrine pour les réalisatrices ?
Et pour faire caisse de résonance, elles le disent toutes, il faut un réseau de professionnelles du cinéma actif et intransigeant. « Les femmes devraient s’organiser et se mobiliser ensemble », préconise Jackie Buet, très inspirée par les anglo-saxonnes. Aux Etats-Unis, des actrices prennent position contre le sexisme à Hollywood. Ces derniers mois par exemple, Meryl Streep est montée au créneau avec une lettre ouverte adressée à chaque membre du Congrès américain pour défendre la parité. Daryl Hannah, la sulfureuse réplicante de Blade Runner (1982), s’est quant à elle scandalisée de se voir proposer des rôles stéréotypées de cinquantenaires, « indignes de son talent ».
Le problème en France, selon Jackie Buet, c’est que « les Françaises ont peur d’être catégorisées de féministes, c’est presque devenu un gros mot. Or, revendiquer des droits, c’est juste normal. »
Le cinéma nous fait croire que ça existe, le genre
La déclaration de Sarajevo le prescrit : « Mettre à l’honneur le talent des femmes du cinéma, mais aussi souligner que leurs œuvres ont un intérêt pour le spectateur est essentiel. » C’est même une nécessité dans la mesure où le 7e Art a un impact sur nos modes de pensée, et finalement sur notre façon de voir le monde.
Comme l’explique Virginie Despentes dans un manifeste survolté écrit début 2015 pour les Journées dionysiennes de Seine-Saint-Denis : « A force de voir dans les films des femmes enfiler des petites culottes et des hommes sortir une arme (…), on finit par imaginer que c’est parce que ça représente une part de vérité. C’est comme ça qu’à la fin on se retrouve avec des petits bonshommes d’à peine quarante kilos qui déclarent, sans rire : les hommes sont plus forts que les femmes (…) Ce n’est pas un hasard. Le cinéma est inventé pour nous faire croire que ça existe, le genre. »
A lire sur Terriennes : l'intégralité du manifeste de Virginie Despentes
L’industrie cinématographique continue à produire elle-même des clichés sur les femmes. En 2014, les résultats d’une étude de l’ONU-Femmes montraient que devant la caméra l’accent est surtout mis sur l’apparence des actrices, souvent réduites à des objets sexuels. 24% des femmes apparaissent nues contre seulement 11% des hommes.
Là aussi, la France n’est pas un modèle de pudibonderie, avec l’Allemagne. De plus en plus de jeunes filles (à partir de 13 ans) sont sexualisées à l’écran. Enfin, dans les films français, seulement 19 % des femmes travaillent, contre 47 % dans la vraie vie. Les professions prestigieuses, avocat, professeur, médecin… sont généralement interprétées par des hommes.
Difficile donc pour une jeune aspirante réalisatrice, technicienne ou actrice de s’imaginer autrement que sous la direction d’un homme. Ce à quoi répond le réalisateur français Stéphane Cazes : pour faire changer les mentalités et modifier l’intériorisation de rôles « masculins » et « féminins », « il faut marteler aux petites filles d’avoir de l’ambition et aux garçons de faire un effort personnel pour lutter contre ces discriminations. » Et c’est un homme qui le dit !