Fil d'Ariane
Leïla Menchari est décédée le 4 avril des suites du Covid-19, à 93 ans. Longtemps directrice artistique de la célèbre maison de luxe Hermès, les photos de ses décors ont fait le tour du monde.
« Leïla, la reine mage ». La première de l’histoire sans doute : c’est Michel Tournier, son ami, qui lui rendait ainsi le plus bel hommage. Aujourd'hui, c'est une autre romancière, Michèle Gazier qui fait sienne cette appellation, au fil des entretiens qu’elle a menés avec Leïla Menchari rassemblés dans cette biographie, publiée en 2017 aux Editions Actes Sud.
C’est que le parcours de cette femme d’exception s’est nourri assurément de myrrhe et d’encens, et que l'or brillant sous le soleil méditerranéen, les végétaux luxuriants, les parfums suaves de sa Tunisie natale ont accompagné et inspiré son travail entre 1961 et 2013 pour la célèbre maison Hermès.
Une des photographies les plus marquantes de Leïla Menchari la montre, le pinceau à la main, achevant la crinière d’un cheval ailé pour la vitrine principale du magasin Hermès du 24 Faubourg Saint Honoré (centre de Paris). Peu de temps après, en 1978, Jean-Louis Dumas lui confiera les rênes de la décoration, lui demandant d’assurer la succession d’Annie Beaumel qui l’avait engagée en 1961 après lui avoir demandé de lui dessiner une calèche fantastique pour le lancement du parfum mythique du même nom.
A parcourir l’ouvrage confié à Michèle Gazier, on enfourche avec délice le récit de l’enfance de Leïla Menchari, dans le Tunis des années 1930 et 1940, mais aussi dans la campagne aux champs de fleurs et de blés coupés où l'« on montait les chevaux librement », et surtout sur les rives d’Hammamet et dans cette mer Méditerrannée où la nageuse chevronnée qu’elle allait devenir se plongeait déjà avec délice. « Fendre la vague était, pour elle, une ivresse ».
[Leïla Menchari, portrait réalisé par Yamina Benguigi, en 2014]
Au fil des pages, Leïla se raconte, depuis le jardin de ses voisins, jusqu'aux chemins croisés avec les figures illustres de l'époque, Visconti, Cocteau, Giacometti et Tournier, ou même encore Churchill.
De la formation chez les sœurs missionnaires d’Afrique, reçue à Carthage et faisant d’elle une parfaite francophone, aux fêtes qui clôturent le Ramadan, lorsque les femmes se font si élégantes pour danser entre elles, tandis que les hommes envahissent les cafés, ou encore celles de l’Achoura qui voient les enfants se faufiler sous les éventaires des pâtisseries pour recueillir le miel dégoulinant des gâteaux, donner des miettes aux oiseaux, en leur demandant d’aller chuchoter des mots doux à leurs morts dans le ciel, avant de s’endormir pour la sieste en se faisant un petit oreiller de feuilles d’eucalyptus...
Le récit de Michèle Gazier s’attarde aussi sur le souvenir de ces artisans forgerons entourés de leurs soufflets et nimbés sous les étincelles et la vapeur d’eau. Puis s’arrête aux années passées aux Beaux-Arts de Tunis et de Paris, évoquant les fortes amitiés nouées, depuis une chambre de bonne, avec le sculpteur César ou le couturier Azzedine Alaïa (décédé le 18 novembre 2017), qui fabriquera pour elle des brassées de jupons avant qu’elle s’envole vers l’Espagne.
On sourit à l’évocation des cours d’anatomie et des séances de dessin où posent des hommes nus, que la petite étudiante tunisienne se garde bien de raconter chez les siens, même si pour elle le corps humain constitue le chef d’oeuvre absolu. On l’accompagne au Châtelet pour de mémorables comédies musicales qui ont certainement éveillé en elle l’envie de faire plus tard des décors. Et puis sur cette route, il y a aussi ces petits boulots qui l’embarquent notamment dans une galerie du 6ème arrondissement fréquentée par Montand et Signoret, où chez Guy Laroche qui veut faire d'elle une de ses mannequins vedettes, l'obligeant à se familiariser avec les talons aiguilles.
La romancière et traductrice, ici biographe, aime à parler de ce qui « enlumine le présent à l’encre bleue du passé ». Et elle ne boude pas sa gourmandise. Tant il est vrai que les 137 photos des vitrines que Leïla Menchari a réalisées et que les Editions Actes Sud ont décidé de reprendre dans cet ouvrage, suivant l’ordre des saisons, sont là pour témoigner de tout ce qui a nourri leur inspiration.
A raison de quatre interventions annuelles, au travers des 16 grandes et petites vitrines de la maison mère d’Hermès, Leïla Menchari construit des univers tantôt exubérants, tantôt dépouillés, qu’elle dessine puis réalise avec l’aide de son équipe, ainsi que d’artistes, d’artisans et artisanes, rencontré.e.s au fil de ses voyages.
Pour son Bestiaire, elle fait faire un rhinocéros blanc en polystyrène que Salvador Dali veut acheter et qu'obtint au final un diamantaire genevois. Elle raconte ses visites au sculpteur Albert Féraud dans son atelier de Bagneux, à François Houtin qui invente pour elle des arbres qui ont « la beauté du diable », à Thierry Bruet qui réalise des triptyques fastueux. Elle fait appel à Angélique Lefèvre qui sculpte l’organdi, à Pierre et Christine Giraudon dont les résines, jusqu’alors destinées au Museum d’Histoire Naturelle, et les tissages viennent souvent habiter ses décors. Elle se plaît à y introduire des objets détournés par des Malgaches créant des baobabs nains à partir de tuyaux de pipe line, des broderies inspirées de celles dédiées au Théâtre Nô de Kyoto, une fresque de huit mètres commandée aux orphelins de guerre de Polataka au Soudan, ou encore ce bataillon d’armures de samouraïs pour son « Année du Japon »…
Au fil de ses créations, on navigue entre décors de théâtre inspirés d’Othello, de Lucrèce Borgia ou d’histoires de chats bottés, peuplés d'insectes de métal régnant sur des déserts, de sculptures figurant les vasques de jardins luxuriants ou les façades ajourées de palais orientaux. Et, tout à côté, ses tableaux où figurent des matériaux empruntés à la nature, soit des graines, des perles, des lichens, des racines, des coquillages, des coraux…
Michèle Gazier dit le plaisir de Leïla Menchari à sublimer le travail artisanal et son rapport charnel de la main à la matière. A découvrir de jeunes talents au détour d’une exposition. A convaincre un artiste connu d’exposer dans une vitrine.
L’exposition que le Grand Palais a consacré à Leïla Menchari a reconstitué huit de ses décors, composés de quelques prototypes d’objets empruntés aux collections privées d’Hermès, dont le fameux sac Kelly décliné dans les matériaux les plus improbables au point d’en devenir une sculpture à part entière.
L'exposition s’ouvrait alors sur le pied ailé de Christian Renonciat. Le sculpteur avait été repéré par Leïla à la Foire d'art contemporain du Grand Palais où il exposait un cheval articulé monumental. Il avait refusé tout net de figurer chez Hermès. Qu’à cela ne tienne, Jean Louis Dumas lui avait acheté l’œuvre. Bien des thématiques du grand sellier parisien, dont le cheval est le héros par excellence, pourront ensuite faire appel à cet artiste.
Au-delà des décors de vitrines, Michèle Gazier raconte qu’Hermès doit aussi à Leïla Menchari bien des croquis de gants, de sacs, puis de vêtements dont le manteau brodé commandé par la star mexicaine María Felix qui entraîna notamment « son amie parisienne » au pied des pyramides du Caire pour écouter et rencontrer Frank Sinatra. Elle réalisa en outre plusieurs motifs des fameux carrés de soie Hermès, dont celui baptisé « Regina » dédié à Elisabeth II à l’occasion de sa première visite royale en France.
Nommée présidente du Comité Couleur de la soie, la décoratrice en chef d’Hermès se verra aussi confier des responsabilités dans des grandes manufactures acquises par le groupe, dont les Cristalleries Saint-Louis.
Elle qui avait rêvé, au sortir des Beaux Arts, de travailler pour le théâtre, se voit approchée par Marcel Bozonnet, alors à la tête de la Comédie Française, qui lui demande de réaliser les costumes pour ses mises en scène d’Antigone de Sophocle et de l’opéra Didon – eh oui, la première reine de Carthage ! - et Enée de Purcell.
« Je veux témoigner de ma chance, de ma fierté ». Ici, elle parle avec émotion de son père, avocat, bien connu de tous les Tunisiens qui avaient combattu aux côtés de Français durant les deux conflits mondiaux du 20ème siècle, et qu’il aida à obtenir leurs pensions de guerre : un père qui soutint sa fille dans sa volonté de venir à Paris et de s’inscrire aux Beaux Arts. Il y avait mis une condition : il fallait qu’elle le batte à la belote. Curieusement ce fut le cas. Pour la seule et unique fois …
Elle marcha aussi naturellement dans les pas de sa mère, petite fille du sultan de l’oasis de Touggourt en Algérie, devenue greffière au Tribunal de Tunis. Le Président Bourguiba admirait Habiba pour ses conférences militantes à travers le pays, visant à lutter contre la polygamie et à convaincre les femmes de « prendre leurs destinées en main en abandonnant la contrainte symbolique du voile ». Le Président tunisien lui rendit le plus bel hommage en disant à ses proches que, tout compte fait, il n’avait fait que mettre en œuvre ses idées.
Grâce à ces parents ouverts, la petite fille jouissait d’une grande liberté, allant régulièrement au cinéma, et partageant ensuite avec ses cousines, moins libres, les histoires vues sur grand écran.
C'est sans doute ainsi qu'elle resta ensuite conteuse d’histoires jusque dans chacune de ses créations, de ses vitrines. Une reine mage, portée par les ailes du dieu du tonnerre et de la sagesse, Pégase, transformé par Zeus en constellation. Sa mère, la Gorgone Méduse, eut à connaître le dieu Hermès. Sur ses portraits, publiés dans cette biographie, on découvre une Leïla Menchari, concentrée, les cheveux sagement tirés, avec néammoins une petite mèche au-dessus de l’oreille, en forme d’hippocampe, le cheval des mers.
Une publication partagée par Leila Menchari (@leila.menchari) le 20 Nov. 2017 à 11h30 PST