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Le documentaire L'emprise des sentiments de Bernadette Saint-Rémi nous emmène en immersion dans un foyer d'accueil et d'écoute pour femmes victimes de violences conjugales en Belgique.
Insultes, harcèlement, humiliations, coups... Comment accompagner les femmes pour les aider à fuir cette violence qu'elles subissent dans leur foyer. Le documentaire L'Emprise des Sentiments, de Bernadette Saint-Rémi, nous ouvre les portes d'un centre d'accueil en Belgique. Un film qui met en lumière les différentes facettes de l'emprise et le travail des professionnelles à l'écoute. Rencontre dans le cadre du 23e FIFDH à Genève.
"Il me dit 'maintenant tu vas crever !' A un moment, il faut que je parte, même quelques jours, car je vais mourir dans cette maison", ces mots sont ceux d'une femme, qui restera cachée et anonyme, comme les autres protagonistes du documentaire L'emprise des sentiments. Face aux psychologues, elles racontent. La peur, le travail de sape, le contrôle, mais aussi la culpabilité, les doutes, la perte d'estime de soi. "Il n'a pas besoin de me dire que je suis une merde pour que je me le dise tous les jours", confie une autre.
Les femmes victimes de violence conjugale n'ont pas toujours la force de fuir un compagnon violent. Celles qui y parviennent peuvent trouver de l'aide dans des centres d'accueil spécialisés. Pour des raisons de sécurité, ces lieux sont tenus secrets. Tout est fait pour que les victimes se sentent réellement à l'abri de leurs agresseurs. "La priorité, c'est ta sécurité et celle de tes enfants", lance une réparatrice – c'est ainsi que la réalisatrice désigne les intervenantes sociales – au téléphone à l'une des femmes qu'elle suit régulièrement.
Bernadette Saint-Rémi nous fait entrer dans l'intimité de l'un de ces lieux d'accueil, en Belgique. Dans son documentaire, la réalisatrice nous plonge au sein du Collectif contre les Violences Familiales et l'Exclusion à Liège. Les séances se suivent, et ne se ressemblent pas... Des paroles, des larmes, des angoisses, mais aussi de l'espoir, et parfois même des rires, comme pour lâcher la pression. Chaque histoire appartient à celle qui la raconte. Tout ce qui définit l'emprise au quotidien de ces femmes nous est montré. Elles témoignent de dos, mais sans filtre. Ce film aide à comprendre le processus qui les enferme. Autant de sentiments confus, pendant qu'elles avancent et reculent dans un tunnel de violence dont elles ne trouvent pas l'issue.
Mais ce film nous emmène aussi, et surtout, à la rencontre de trois femmes peu ordinaires : Audrey, Nadia, et Sandrine. Ce sont elles, les réparatrices. Des professionnelles bienveillantes, formidablement touchantes qui font de leur mieux pour écouter et protéger ces femmes, sans jugement, avec douceur, pour les aider à se reconstruire, réparer les failles. Comme lors d'ateliers de Kintsugi, l'art de la réparation à la japonaise, où elles-mêmes se retrouvent après de longues journées d'écoute, histoire de décompenser et de panser toutes ces blessures sous un peu de poussière d'or.
Entretien avec Bernadette Saint-Rémi réalisatrice du documentaire L'emprise des sentiments, projeté à Genève lors de la 23e édition du Festival du film et forum international sur les droits humains à Genève.
Terriennes : Quelle est la genèse de ce film ?
Bernadette Saint-Rémi : Je connaissais ce foyer du temps où j'étais militante, quand j'avais 20 ans. Et j'ai décidé d'aller voir, presque trente ans plus tard, ce qu'il était devenu. J'ai trouvé que ça avait tellement évolué ! Et que ces trois filles, Audrey, Sandrine et Nadia, travaillaient d'une manière extraordinaire. Ce qu'elles défendaient, et la façon dont parlaient ces femmes, c'était incroyable. Quand je venais, je ne disais pas : "Je viens pour que vous me racontiez votre histoire". D'ailleurs, je ne parle pas dans le film, je ne pose aucune question. Je disais : "Je viens pour montrer le travail de ces trois femmes-là". Et c'est ça qui les a décidées. Tout le monde me dit : "mais ce n'est pas possible qu'elles soient aussi naturelles".
Vous regardez le film, et vous ne savez pas comment ça a commencé. Parfois, vous ne savez pas comment elles se font battre, ni ce qui se passe dans leur vie. On regarde le travail de première ligne des réparatrices. Et c'est ça qui les a convaincues. Elles m'ont dit : "Si c'est pour montrer ce qu'elles font, alors bien sûr que je vous laisse prendre mon témoignage. Parce qu'elles m'ont sauvée - la plupart du temps, c'est ce qu'elles disent. Je ne savais plus où aller et elles, elles ont trouvé la manière de me faire avancer.
Le problème, c'est que la majorité des gens, même super bien intentionnés, disent : "mais madame, c'est tout simple. Il suffit de partir, il suffit d'avoir une maison, un métier, prenez vos enfants, on va vous aider." Si c'était aussi simple que ça, bien sûr qu'elles le feraient. Bernadette Saint Rémi, réalisatrice
Ces trois femmes qui accueillent les femmes victimes de violences, vous les appelez les réparatrices, pourquoi ?
Je les appelle les réparatrices parce que, ce qui m'agace dans la vie, c'est qu'on me parle toujours des féminicides. C'est très bien de calculer combien il y en a, mais à part ça on ne sait plus rien faire. Moi, j'avais envie de montrer qu'on pouvait faire quelque chose avant, parce que les femmes qui ont été tuées ont, avant, été des femmes battues. Et ça m'intéresse de savoir ce qu'on peut faire. Quand on dit réparation, les gens comprennent mieux qu'il faut du temps. Parce que le problème, c'est que la majorité des gens, même super bien intentionnés, disent : "mais madame, c'est tout simple. Il suffit de partir, il suffit d'avoir une maison, un métier, prenez vos enfants, on va vous aider. Si c'était aussi simple que ça, bien sûr qu'elles le feraient."
C'est comme une cicatrice. Si on ne la répare pas convenablement, elle s'infecte. Bernadette Saint-Rémi
Il y a des femmes qui ne s'en sortent qu'après deux, trois ans. Et pour les réparatrices, ce n'est pas grave. Au début, j'étais un peu choquée. Je me disais que si, c'est grave, qu'elles restent un an ou deux en difficultés. Oui, mais elles avancent. Parce qu'autrement, c'est comme une cicatrice. Si on ne la répare pas convenablement, elle s'infecte. Je ne sais pas jusqu'où peut aller la comparaison. En tout cas, ça ne guérira pas. Et c'est pour ça aussi que j'ai fait le parallèle avec le kintsugi.
On voit justement plusieurs séquences où vous filmez les réparatrices participant à un atelier de kintsugi...
Ça caractérise tellement bien leur métier ! Ça leur donne confiance en elles, parce que parfois, quand elles voient repartir une femme dont elles sont sûres qu'elle va se faire violer le soir, c'est assez compliqué de retourner chez soi et de faire sa vie. Bien sûr, elles ne la laissent pas partir si elle est en danger de mort. Elles donnent des moyens, mais elles ne sont jamais sûres qu'elles ne vont pas être rattrapées par la violence. Elles se rendent compte que c'est normal, parfois, de ne pas y arriver. Et ça les calme parce que c'est la même chose pour le Kintsugi. D'abord on tâte le terrain, et on n'y arrive pas si on veut se dépêcher. Il y a trois ou quatre processus de colle. Et la colle, il faut que ça prenne, que ça sèche. Et puis l'or. Ah oui, c'est très beau l'or, mais l'or ne vient qu'à la fin, et il faut être patient et se rendre compte que si on n' a pas bien placé les morceaux, ça n'ira pas. La blessure restera et l'échec sera au bout du chemin.
L'une des réparatrices me dit : "Moi, ce que je voudrais, c'est qu'à chaque fois qu'une femme sort d'ici, la tension ait baissé ; qu'ici, ce soit un endroit où elle puisse simplement se poser". Bernadette Saint Rémi
Alors justement, ces réparatrices, elles ont une démarche bien particulière pour s'adapter aux besoins des femmes dans ce foyer...
C'est vrai que la douceur, l'écoute, l'empathie, c'est ce dont elles ont besoin. L'une des réparatrices me dit : "Moi, ce que je voudrais, c'est qu'à chaque fois qu'une femme sort d'ici, la tension ait baissé ; qu'ici, ce soit un endroit où elle puisse simplement se poser". Et d'ailleurs, il y a plusieurs femmes qui enlèvent leur manteau, enlèvent leur écharpe. Elles déposent. C'est vraiment ça. Personne ne peut avoir la solution en sortant, mais au moins un endroit où elles peuvent déposer ce qu'elles ont envie de dire. Beaucoup disent : "Je ne le quitterai pas, vous savez, ne me poussez pas à ça. Je ne veux pas aller dans un refuge." Je comprends très bien. Je n'ai aucune envie d'y aller non plus. Une vie communautaire, ce n'est pas si simple. Les réparatrices l'acceptent. Pour elles, "si la dame sort et qu'elle est simplement apaisée, à partir de là, on peut travailler".
L'emprise c'est un processus d'anéantissement de l'estime de soi...
C'est ça, le travail de l'emprise. Totalement. Les personnes passent leur temps à dire qu'elles ne sont rien. Il y en a une qui dit : "Je ne suis pas assez battue pour avoir le droit de venir. Moi, je ne suis battue qu'une fois, deux, trois fois par mois. Je ne suis pas vraiment une femme battue". Vous vous rendez compte à quel point vous avez perdu votre estime de vous-même pour vous dire que se faire massacrer deux fois par mois, c'est trop peu. On voit d'où elles partent. Il y en a une à qui l'on demande son prénom qui répond : "La conne", parce que c'est comme ça qu'on l'appelle. C'est terrible, ça dit bien plus que des bleus.
(Re)voir notre émission 25 novembre : émission spéciale contre les violences faites aux femmes
Cette emprise peut avoir différents aspects ?
Elle est multiforme, et à la fois elle fonctionne de la même manière. On a l'impression que l'emprise s'exerce de manière très différente, mais si on l'étudie avec ces trois travailleuses, qui sont des professionnelles, le cycle est toujours le même. Elles m'ont appris que quand les hommes battent, ce n'est pas qu'ils ont envie de battre. Ce ne sont pas des gens qui ont envie de taper. Ils battent quand ils ne savent plus quoi faire d'autre. Et quand ils ont battu, après avoir fait des choses atroces, ils déclarent leur amour, ils s'excusent, et puis ça repart dès qu'elles bougent un peu, dès qu'elles ont un peu d'autonomie. Ce qui fait que le travail est très complexe, parce qu'il faut leur donner à ces femmes la volonté et les moyens de bouger tout en n'ayant pas l'air de bouger. Si elles bougent trop vite, les hommes qui sont devant elles vont se dire qu'ils perdent le contrôle. Or c'est ça l'emprise, c'est le contrôle sur la personne. On élimine tous les gens autour, on l'isole et voilà.
La majorité de ces femmes viennent ici en cachette. Je veux dire aussi quelque chose de très important : c'est le seul endroit où elles peuvent dire qu'elles les aiment encore. Elles savent qu'elles sont battues, elles savent que ce n'est pas normal. Mais est-ce que c'est pour ça qu'on n'aime plus ? Ça aurait été plus simple de savoir cette limite-là. De savoir que là, ce n'est plus convenable, donc je ne reste pas avec cet homme-là, ou alors là, c'est convenable. Ce serait trop beau si on avait une démarcation très claire. La majorité viennent d'histoires d'amour, d'histoires avec des enfants. Ce sont des femmes qui ont cru au couple. C'est compliqué de renoncer à quelque chose auquel on a cru Si elles font des demandes dans d'autres services, on va leur dire : "Oh Madame, si vous êtes encore amoureuse, nous on ne vous cherche pas une maison". C'est très compliqué, et sortir de l'emprise est beaucoup plus complexe qu'on ne le pense.
Pour recueillir ces témoignages, vous filmez ces femmes de dos, pourquoi ?
C'était une grande discussion, au départ. Mais j'ai toujours su que ce serait les femmes qui travaillent qui seraient de face. Le problème, c'est qu'on voulait que je masque les autres femmes soi-disant pour les protéger, mais je crois que c'est illusoire de penser qu'on les protège, parce qu'il y a la voix, les bijoux, la manière de se tenir. L'homme en question va évidemment les reconnaître. L'important, c'est qu'elles puissent dire à la boulangère : "Ce n'est pas moi, ça". Oui, ça c'est une protection que je pouvais leur donner. Donc j'ai pensé à les prendre de dos. Pour certaines, on m'a demandé de masquer le visage, mais très peu. Elles, les femmes, ne l'ont jamais demandé. Certaines voulaient même bien être face caméra, mais je trouvais que ça n'allait pas aller d'avoir des différences. On n'allait pas comprendre.
À un moment, je me suis demandée où était ma place. J'avais déjà vu la majorité des femmes, sauf celles qui viennent en urgence, et elles avaient besoin de mon assentiment. Est-ce que j'allais me mettre derrière ? Ça n'allait pas. Si je me mettais devant, c'est moi qu'on allait regarder. Et donc je me suis mise sur le côté pour dire : "Je suis là, mais seulement de côté". Finalement, elles m'ont prise un peu comme une quatrième travailleuse. En tout cas, je peux vous dire que les deux hommes qui étaient à la caméra et au son n'en sont pas sortis indemnes.
Ce film a-t-il aussi participé au processus de réparation ?
Oui, parce que je voulais les aider. Parce que les filmer, c'est les mettre en lumière, mettre en lumière qu'elles sont quelqu'un. Être filmé, c'est être quelqu'un. Enfin, même si ce n'est pas vrai, ça donne cette impression-là. Cinq d'entre elles sont venus à l'avant-première, à Liège, et elles ont levé la main pour dire : "Mais c'est moi dans le film". Quand tout le monde me disait que je leur faisais prendre des risques, c'était vraiment très chouette pour moi de me dire que non, puisqu'elles osent venir.
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