Fil d'Ariane
Devant l’émoi suscité par les « aspects sexuels du végétal », penseurs, botanistes et poètes affichent au fil des siècles des attitudes variées. Dominique Brancher les décline dans "Quand l’esprit vient aux plantes. Botanique sensible et subversion libertine (XVIe-XVIIe siècles)", ouvrage luxuriant qui vient de paraître aux éditions Droz. Chercheuse en lettres à l’Université de Bâle, spécialiste de la Renaissance, l’auteure y détaille les stratégies d’occultation, les manœuvres de refoulement, les flambées de sublimation et les retours du refoulé ; ces derniers prendront la forme de fantasmes qui érotisent le végétal, jusqu’à une « botanique licencieuse » qui dépeint la plante comme « un être habité par le désir » et aux rêveries mettant en scène des transports charnels entre la flore et les humains.
Qui instruira sans scandale les jeunes étudiants dans un système aussi voluptueux ?
La « méconnaissance concertée de la sexualité des plantes », orchestrée par la science et par la religion, ne prendra vraiment fin qu’au siècle des Lumières. Dévoilement fracassant: « Lorsqu’à la fin du XVIIe siècle, Rudolf Jakob Camerarius, professeur à Tübingen, suggère dans une lettre décisive, la De sexu plantarum epistola, que les plantes possèdent bel et bien des organes reproducteurs, c’est l’amorce d’un véritable scandale qui éclatera au XVIIIe siècle, quand Linné prendra la nature sur le fait. » Les « thèses sexualistes » suscitent alors un « incroyable émoi ». « Qui instruira sans scandale les jeunes étudiants dans un système aussi voluptueux ? » s’indigne en 1737 le botaniste allemand Johann Georg Siegesbeck ; mieux vaut, à ses yeux, nier les faits : comment Dieu aurait-il pu introduire une « telle honteuse prostitution, pour la propagation du règne végétal ? »
Il faut dire que, avant que la flore n’accomplisse sa révolution sexuelle, la plante est considérée comme « un être que la pudeur même habite ». Elle est un « modèle éthique », un exemple de vertu, car, croit-on, elle engendre chastement, se reproduisant sans passer par la case du sexe. L’anglican Thomas Browne s’extasie ainsi, vers 1630, face la pureté de la reproduction végétale: « Je serais heureux si nous pouvions procréer comme des arbres, sans accouplement », écrit-il. L’époque prône « la campagne et la culture de la terre pour refroidir la passion » et les jardins des curés fleurissent : « La plante détourne le sujet qui l’observe des fantasmes charnels, elle l’affranchit de son animalité ravageuse. La botanique serait une technique de maîtrise des instincts. » Au-delà de ces vertus sédatives sur le désir, le jardinage est également une manière de reconstituer l’innocence paysagère, à la fois sage et exubérante, de l’Eden d’avant la chute.
Ce regard chrétien s’enracine dans la pensée antique. Pour Aristote, les plantes végètent et ne ressentent rien. Même si avant lui, « aux origines présocratiques du monde, dans l’univers empédocléen du mélange », on n’hésitait pas à attribuer aux arbres « la perception, mais aussi la sexualité et la réflexion ». Au-delà du dossier épineux de l’érotisme floral, la quête poursuivie par Dominique Brancher à travers l’histoire culturelle est d’ailleurs, plus généralement, celle du statut ontologique du végétal. Quelle forme d’être, quelle manière d’habiter le monde les plantes incarnent-elles ? Et quel rapport entre leur modalité d’existence et la nôtre ?
Reprenons le fil. Prolongeant l’indifférence antique, le Moyen Âge ne s’intéresse pas aux plantes autrement que sous l’angle pharmaceutique. Le changement d’attitude se manifeste au XVIe siècle par une « ouverture au fabuleux » dans le monde végétal. Désormais, en scrutant plantes et fleurs, on « privilégie le bizarre », on s’intéresse aux « citrons monstrueux » dotés d’excroissances « en bec d’oiseau », mais aussi aux zoophytes ou « plant’animaux, c’est-à-dire plantes, qui ont sentiment et mouvement ». Il en va ainsi des « barnacles d’Irlande et d’Ecosse, dont les fruits se métamorphosent en poissons ou en oiseaux selon qu’ils tombent dans l’eau ou dans la terre » ou de l'« arbre triste du Malabar qui ne fleurit que la nuit ».
Les frontières entre les règnes sont mises en crise de manière radicale au siècle suivant par les penseurs qu’on a coutume de regrouper sous l’appellation de « libertins érudits ». Parmi ceux-ci, Guy de La Brosse, médecin de Louis XIII et créateur du Jardin des plantes médicinales, défend en 1628 l’idée d’une sensibilité végétale : « Le poirier se plaît en la compagnie des hommes, tandis qu’après le premier coup de hache, un arbre agressé rend les suivants difficiles »… Côté fiction, Cyrano de Bergerac imagine dans Les Etats et Empires de la lune (1649) et du soleil (1662) une société d’arbres dotée de « parole arborique », ainsi que des ébats amoureux entre plantes et humains.
Dans le domaine de l’érotisme botanique, une brèche est ouverte depuis longtemps par les palmiers dattiers, dont on observe, depuis l’Antiquité, qu’ils semblent vivre en couple, en se touchant, et que ces frôlements sont la « condition d’une bonne fructification ». L’image de « deux palmiers mêlant leurs frondaisons » est ainsi « une idylle végétale érigée en topos littéraire ». Pour apprivoiser les idées lascives que cela inspire, on fera de ces arbres « un modèle de fidélité conjugale ». Ainsi, « la palme permet d’évoquer une sexualité sans péché, reflet édulcoré d’ébats paradisiaques » (car oui, Saint Augustin l’a dit, Adam et Ève couchaient ensemble, d’une manière ou d’une autre, avant l’affaire de la pomme et la perte de l’innocence). Lorsque la sexualité végétale sera enfin démasquée par la science, cet exemple portera ses fruits: le naturaliste Linné, inventeur de la classification moderne des espèces, « s’efforce de conformer les idylles végétales aux normes de l’union bourgeoise pour les vider de tout contenu subversif ».
Divagations charmantes et surannées, que tout cela ? Pas vraiment : question actuelle, plutôt, voire urgente. « Depuis quelques années, la question des rapports du végétal aux autres règnes, longtemps négligée, a fait l’objet d’une attention renouvelée aussi bien du côté des sciences humaines que des sciences de la nature, tout en étant portée sur un plan légal et éthique. En Suisse, la Commission fédérale d’éthique pour la biotechnologie dans le domaine non humain a produit en avril 2008 un document intitulé La dignité des créatures dans le règne végétal, qui attribue à la plante une «valeur morale» intrinsèque », note Dominique Brancher. Le document fédéral aura « suscité raillerie et rejet ». Il traduit pourtant le développement nouveau d'« un regard essentiellement biocentriste » sans doute indispensable à l’ère de la crise écologique. Notre conception des rapports entre les humains et le monde non-humain s’étant révélée peu viable, il n’est pas inutile de partir s’inspirer ailleurs.
Article paru dans le Temps, le 15 décembre 2015, reproduit ici dans le cadre d'un partenariat avec TV5MONDE.com