
Fil d'Ariane
Bianca, alias le « rossignol milanais » est une star. Toutes les scènes d’opéra à travers le monde se l’arrachent. Le personnage est apparu en 1938 dans « Tintin en Syldavie », une série en noir et blanc publiée dans l’hebdomadaire jeunesse « Le Petit Vingtième ». Elle y resplendit, toute parée d’astrakan dans une Cadillac bleue. On la retrouvera dans 7 aventures, mais des clins d'oeils appuyés lui sont aussi adressés dans 3 autres albums - jusque du fin fond du Tibet et même de la lune !
La Castafiore fait l’effet d’un ovni dans un univers très masculin, parmi les fins détectives Dupont-Dupond, l’assureur en chef tonitruant Séraphin Lampion, le diabolique Rastapopoulos et autres colonels bardés de médailles, tandis que les autres personnages féminins sont relégués aux rôles de seconds couteaux.
Et puis en 1963, elle tient enfin la vedette et figure dans le titre du 21ème Tintin : Les Bijoux de la Castafiore, un privilège que ne partage qu’un seul autre personnage de l'univers de Tintin, le bon professeur Triphon Tournesol. Ce n’est peut-être pas un hasard si ce génie de l’invention improbable a un faible pour la belle cantatrice, lui qui a inventé une rose blanche à son nom et qui l’invite à assister à la première diffusion « historique » de l’émission Cinq millions à la Une sur son écran géant baptisé « Supercolor Tryphonar ». Il incarne un sentiment amoureux rare dans l’œuvre très pudique d’Hergé.
Dans Les bijoux de la Castafiore, l'un des derniers volumes, sorti juste après Tintin au Tibet, Hergé inaugure une nouvelle forme de narration et d’enquête policière, sans « vrai » méchant à l’horizon ni expédition au bout du monde. Tout se passe au château de Moulinsart, résidence du capitaine Haddock. La Castafiore s’y invite, avec sa fidèle camériste Irma et son accompagnateur, le bien nommé Igor Wagner, sans parler de sa montagne de bagages et de sa fameuse boîte à bijoux ! Mais les bijoux de la Castafiore sont de pacotille, à une exception près, toutefois : l’émeraude que lui avait offerte le Maharadjah de Gopal. Autant pour les cambrioleurs.
Bianca a la poitrine opulente et l’élégance des femmes des années 1960. Une tenue pour chaque circonstance, le clou de sa garde-robe restant la robe rouge pimpante au corsage drapé qu’elle porte sur la couverture de son album fétiche, probablement inspirée d'une création de la styliste milanaise Biki qui habillait Maria Callas. Mais le comble de la modernité de Bianca tient dans sa coiffure blonde, courte, dégageant le visage. La speakerine préférée des téléspectateurs français, Catherine Langeais, avait opté, elle aussi, pour cette coupe « Caravelle ».
A regarder de plus près, on y verrait presque une version féminisée de la houppette de Tintin... De là à dire que Bianca Castafiore ne serait pas une créature comme les autres, ni femme, ni homme, il n'y a qu'un pas. D'aucuns l'ont allègrement franchi, à commencer à par Albert Algoud dans sa biographie non autorisée de la diva : Bianca Castafiore, alias Fiorentino Casta, dit " Le Rossignol milanais ", serait en effet le dernier castrat de l'histoire de la musique !
La diva est bavarde, mais elle sait y faire avec les vieux loups de mer portés sur la bouteille. Et leur fait perdre leurs moyens, car comment mieux désarçonner un homme qu’en déformant sans cesse son nom ! Bartock, Kappock, Paddock, Koddack, Kapstock, Kornack… Mille milliards de mille sabords, à croire qu’elle le fait exprès, cette « Bianca Catastrophe », ce « cyclone ambulant », que ces fous de journalistes, « tonnerre de Brest », ont cru bon de fiancer au capitaine ! Non la Castafiore n’est pas un tyran. Juste une femme de tempérament ! Et ses hurlements de colère n'ont rien d'étonnant quand ces muffles de paparazzi du Tempo di Roma s'introduisent à Moulinsart parmi les équipes de télévision (la RTBF, déjà ?) et de Paris-Flash, puis multiplient les allusions discourtoises au quital de la cancatrice dans leurs pages.
Dans son ouvrage Bianca Castafiore : La Diva du vingtième siècle (Editions Moulinsart), la journaliste Mireille Moons dissèque la personnalité de Bianca Castafiore. Son livre allie considérations psychologiques, observations documentées sur l’époque, le contexte politico-social, les chanteuses lyriques du début du 20ème siècle, la mode et même la symbolique des oiseaux (pie, perroquet, hibou habitent bois, salon et grenier de Moulinsart). Une connaissance très fine de l’oeuvre d’Hergé, aussi, qui ne laisse rien au hasard.
Certes la Castafiore fait sourire. Elle a des tics de stars, un ego sans limites. Mais c’est aussi une femme indépendante, une « célibattante » qui construit sa carrière et agit en grande professionnelle. Elle peaufine sa communication - on sent que les premiers grands évènements télévisés, tels l’Eurovision et les mariages royaux (en Grande-Bretagne, à Monaco, à Téhéran, en Belgique…) sont passés par-là.
La diva a aussi des réflexes de classe. Quand elle admoneste sa fidèle Irmâââ… Ou confine son infortuné pianiste pour lui faire faire des gammes des heures durant. Mais la femme a un grand cœur. Jamais elle n’émet un jugement négatif, y compris sur les tziganes, faussement accusés du vol de ses bijoux, qui sont obligés de camper près d’un dépôt d’immondices. Elle se montre bonne amie, tant pour Tintin que pour Haddock qui, pourtant, ne cache pas sa castafiorophobie. C’est qu’il déteste l’opéra - tout comme Hergé, d'ailleurs.
S’attaquer à une faible femme ? Je me plaindrai à la Ligue des Droits de l’Homme !
Bianca Castafiore dans Les bijoux de la Castafiore
Et par dessous tout, la Castafiore a le sens de la justice : quand les Dupond/t osent soupçonner Irma du vol des bijoux, elle s'indigne haut et fort : « S’attaquer à une faible femme ! Je me plaindrai à la Ligue des Droits de l’Homme ».
Je dirais même plus : il y a de la Mata Hari dans la Castafiore. Dans L’Affaire Tournesol. le colonel Sponsz, chef de la police, se fait voler comme un bleu les documents qui vont permettre la libération des amis de la diva. Et c’est elle qui sauve Tintin dans Le Sceptre d’Ottokar. Mais sa plus téméraire intervention, elle la réservera au palais de justice de Tapiocapolis (Tintin et les Picaros) où elle comparaît dans un procès télévisé en direct : en capeline fleurie, concentrée, radieuse, elle lance au procureur cette réplique immortelle : « La prison à vie ? Ai-je bien entendu ? Mais vous êtes grotesque, militaire ! », avant d’entonner à la surprise générale son fameux Air des Bijoux, tel un « acte de résistance », commente Mireille Moons.
Je ne suis pas misogyne. Je le jure ! C’est précisément parce que je n’aime pas montrer une femme sous un aspect comique que je montre si peu de 'vraies' femmes.
Hergé
Demeure une question lancinante : Hergé était-il misogyne ? La réponse, c’est l'intéressé lui-même qui la donne avec sa simplicité légendaire dans une lettre à Aurore Diaz : "Je ne suis pas misogyne. Je le jure ! Dans mes histoires, presque tous les personnages masculins sont des caricatures. Les rares personnages féminins le sont aussi. C’est précisément parce que je n’aime pas montrer une femme sous un aspect comique que je montre si peu de 'vraies' femmes."
Au fil de ses travaux publicitaires, puis de ses planches pour Le Petit Vingtième, il y a bien eu, sous les crayons et les pinceaux de Georges Rémi, alias Hergé, des femmes stylées, puis des petites filles. Mais il est vrai qu’avec la saga Tintin, la gent féminine se raréfie : çà et là une concierge, une spectatrice dans une salle de spectacle, quelques gitanes aux charmes variés et autres Indiennes, et jusqu’à Peggy, la femme du général Alcazar dans le dernier album du maître, Tintin et les Picaros, sorte de harpie en bigoudis et robe de chambre. Hergé raconte qu’elle lui a été inspirée par une Américaine membre du Ku Klux Klan, vue à la télévision : un « personnage effroyable » avec lequel « le dictateur est dictatorifié jusqu’à la garde » s’amuse-t-il. Bref, toutes des seconds couteaux - toutes sauf Bianca Castafiore.
Au musée Hergé de Louvain-la-Neuve, non loin de Bruxelles, attendez-vous au détour d’une salle à entendre les vocalises de la Castafiore qui ne ménage pas ses efforts pour capter l’attention du public. « Mes hommages, Médème », comme dirait le colonel Spontz, le chef de la police, en courtisan caricatural digne du Méphistophélès de Faust de Gounod, dont est aussi extrait le fameux Air des bijoux, grand succès de Bianca Castafiore de par le monde.