Les amazones du PKK, porte-drapeau de l'émancipation des femmes kurdes ?

Comme Sakine, Fidan et Leyla, les trois militantes assassinées à Paris le 9 janvier 2013, nombreuses  sont les femmes kurdes qui prennent les armes pour défendre les droits de leur peuple, mais aussi pour échapper à la pauvreté et au carcan des traditions. Car derrière le combat des insurgés kurdes se dessine en filigrane la lutte pour l’émancipation des femmes.


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Les amazones du PKK, porte-drapeau de l'émancipation des femmes kurdes ?
Combattantes du PKK (AFP)
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Elles sont entre 1500 et 2500 dans les montagnes du Kurdistan, à porter armes et treillis. Traitées comme les hommes et soumises à une stricte discipline paramilitaire, les "amazones" du PKK (Partiya Karkerên Kurdistan - Parti des travailleurs du Kurdistan, indépendantiste) ont-elles valeur d'exemple pour toutes les femmes qui aspirent à davantage de liberté au sein d'une société kurde très patriarcale et traditionnelle ? Les réponses de Seve Izouli, Kurde d'origine syrienne et avocate au barreau de Paris, et d'Olivier Grojean, Maître de conférences à l'Université d'Aix-Marseille.

L’émancipation par le PKK

Mort au combat, prison, isolement de la famille, renoncement à fonder une famille... lourdes sont les conséquences de la décision d’une femme qui quitte les siens pour rejoindre les factions armées. Par delà l’idéologie, faut-il que leur volonté d’émancipation soit irrépressible pour s’y résoudre ! "C’est pourtant indéniable, affirme sans hésitation Seve Izouli. Beaucoup de jeunes filles pauvres, d’étudiantes à l’université en quête de davantage de liberté, et même des femmes mariées de force, choisissent d’intégrer le PKK moins par conviction que pour fuir la fatalité de la société." 

Auteur d'un article sur la lutte armée et la libération féminine à paraître dans le numéro 60 de la revue Critique internationale, Olivier Grojean, lui aussi, a rencontré des filles qui fuyaient un mariage arrangé et s’engageaient dans le PKK, "peut-être pas uniquement pour cette raison, nuance-t-il, mais le fait est que la volonté d’émancipation participe de leur décision. D’autres s’engagent parce que leurs horizons sont bouchés : leur père est en prison, leurs frères dans la guérilla et leur village rasé. Pour ces femmes qui n’ont pas d’avenir en dehors de la famille, la vie civile devient compliquée," explique Olivier Grojean.

Au cours de ses fréquents voyages au Kurdistan, dans les villages, au contact avec les familles, Seve Izouli a régulièrement des échos de ces filles qui refusent la soumission à un homme ou à la famille, et que la lutte armée pare d'une aura héroïque. "D’une femme qui intègre le PKK, on ne peut pas dire qu’elle est partie avec un homme ni qu’elle a transgressé les coutumes ou la tradition. L'engagement est une option ‘honorable’," explique Seve Izouli.

Un autre regard

Le regard de la société civile sur celles que l’on appelle les "amazones du PKK" a radicalement changé ces dernières années. Dans les années 1990, elles étaient présentées comme des esclaves sexuelles par les médias et le gouvernement turcs, alors que les relations sexuelles entre militants sont interdites depuis toujours (voir encadré ci-contre). Mais à l’époque, les gens ne voyaient que des guérilleros qui dormaient à la belle étoile et patrouillaient ensemble, et ils ne songeaient qu'à la promiscuité entre hommes et femmes.
 
Avocate à Paris, Seve Izouli se souvient d’un client, un homme âgé qui avait déposé une demande d’asile politique en France : "Sa fille avait rejoint le PKK dans les années 1990, mais il ne l’avait jamais mentionné. Et quand, enfin, il en a parlé, je lui ai demandé pourquoi ce silence. Il m’a répondu qu’il aurait été rejeté chez lui et considéré comme un terroriste en Europe s'il avait évoqué sa fille."

Mais le PKK, en pleine guerre, avait besoin des femmes et savait que, dans une société aussi conservatrice, il ne les gagnerait pas à sa cause sans changer son image. Alors il s’est mis à définir des codes très sévères : les militants qui avaient des relations sexuelles étaient condamnés, voire exécutés. "Cela s’est su et, aujourd’hui, les familles sont très fières de leurs filles ;  elles sont respectées et acquièrent une dimension exemplaire," assure Seve Izouli. 

Une issue sans retour

Les jeunes femmes, pourtant, hésitent, et certaines regrettent d’avoir choisi cette voie semée d'embûches. "Tant qu’elles sont jeunes et idéalistes, elles supportent les restrictions, la discipline, témoigne Seve Izouli. Mais à la trentaine, elles aspirent parfois à autre chose, à une famille et des enfants." Or en l’absence d’amnistie par le gouvernement turc, celles qui décident de réintégrer la vie civile sont considérées comme des déserteuses. Alors beaucoup restent quand même, comme Sakine Cansiz, assassinée à 55 ans.

Parmi celles qui sortent de prison ou qui doivent quitter la guérilla pour des raisons médicales, beaucoup choisissent de s’exiler en Europe ou dans les grandes métropoles turques. "Là, elles ont accès à un mode de vie qu'elles n'auraient pas eu si elles ne s'étaient pas engagées. Elles peuvent travailler et mener une vie amoureuse et sexuelle plus libérée," explique Olivier Grojean. Rares sont celles qui réintègrent leur village pour se marier et ce ne sont pas elles qui, individuellement, influencent la société.

En revanche, la plupart de celles qui partent restent adhérentes à l’idéologie du PKK et viennent grossir les rangs de sa branche civile, le BDP, véritable fer de lance de l’émancipation des femmes kurdes.
Les amazones du PKK, porte-drapeau de l'émancipation des femmes kurdes ?

Un parti en avance sur la société : le BDP

Le BDP a porté 29 élus au Parlement turc, dont 14 femmes (à titre de comparaison, le MHP nationaliste et traditionaliste, est représenté par 53 députés au Parlement, dont seulement 3 femmes). Le BDP est aussi le parti qui, en Turquie, compte le plus de femmes maires ou députées… Au confluent de la Syrie et de l’Irak, le maire de la ville turque de Nusaybin est une femme ; elle a établi un centre d'accueil pour les femmes battues, un encadrement pour celles qui veulent le divorce, des structures de garde d’enfants et des mesures contre la polygamie.

La féminisation du PKK et du BDP a indéniablement conduit à une nouvelle légitimité des femmes dans le champ politique et associatif, soutenue par un mouvement féministe turc, très actif depuis les années 1990. Dans les manifestations, il n'est pas rare de voir des femmes de tous âges, turques et kurdes mêlées, parfois des femmes âgées en vêtements traditionnelles, qui brandissent des pancartes et lancent des slogans. "Nous assistons au phénomène inverse à ce qui se passe en Tunisie, où la société est en avance sur les partis politiques concernant l’émancipation de la femme. Et c’est beaucoup plus grave quand c'est la politique bloque," dit Seve Izouli. 

Dans les villages et les familles, le regard sur les femmes change, incontestablement. Mais celui que chaque homme porte sur sa propre femme ou sa fille, lui, a-t-il changé ? Dans l’hypothèse – très improbable, pour l’heure - où le gouvernement turc accepterait d'amnistier les quelque 5000 combattants du PKK, ces derniers quitteraient les montages pour retourner à la vie civile. Alors, sans conteste, ils bouleverseraient la société traditionnelle et ses repères.

"Lorsque ces filles descendront des montagnes, elles seront un enrichissement extraordinaire pour la société kurde, mais aussi turque, s'enthousiasme Seve Izouli." Très bien formées, solides, courageuses, intègres et de toutes origines sociales, elles ont beaucoup à apporter à la société civile et seront prêtes à s'engager en politique, et à éduquer des filles, des nièces, des cousines... "Et Dieu sait si nous  en avons besoin, en ce printemps des hommes et cet hiver des femmes !" conclut Seve Izouli.

Localisation des zones kurdes

Localisation des zones kurdes
Carte réalisée à l'université de Laval, Canada

Féminisation n’est pas féminisme

Avec Olivier Grojean

La participation des femmes à la lutte armée du PKK remonte à la fin des années 1980. Les hommes morts au combat, le PKK cherchait à mobiliser les femmes. Au-delà du problème d’effectifs, Öcalan avait compris que pour mobiliser la société, il fallait mobiliser les femmes. Elle est aussi une conséquence de la répression : les femmes de prisonniers comme Leyla Zana qui, élue députée, sera la première femme à parler en kurde au parlement turc en 1993, ont valeur d’exemple.

Et pourtant, la théorie de la "femme libre" est avant tout une version féminisée et complémentaire de la théorie de l’"homme nouveau" développée par Öcalan. Elle vise moins à l’égalité des sexes qu’à la désexualisation de l’homme comme de la femme dans un but d’assujettissement de l’individu. La baci ("sœur") est une femme asexuée, placée hors de portée du désir masculin. "La distribution des rôles place toujours les femmes dans une situation d’infériorité et la plupart des femmes que j’ai rencontrées au sein du PKK ne se disent pas féministes," témoigne Olivier Grojean.