Fil d'Ariane
Indépendante, excentrique et curieuse de tous les ailleurs, la Brésilienne Tarsila do Amaral peignait l'"anthropophagie" des pays colonisés pour accoucher d'une identité propre, les clivages de classes et de races. Elle fait aussi figure d'émancipée et d'émancipatrice dans un contexte où son talent peinait à être pris au sérieux.
Détail de Auto-retrato, 1924, un autoportrait cristallisant une image de l’artiste soigneusement élaborée qui joue un rôle essentiel dans son affirmation en tant que femme artiste.
Ses voyages, ses influences artistiques, ses amours et ses inclinaisons politiques, tout en Tarsila do Amaral témoigne d’une ouverture sur la différence. Née en 1886, deux ans avant l’abolition de l’esclavage au Brésil, dans une riche famille propriétaires de plantations de café, la jeune femme rêve d'indépendance et d'expression artistique.
Dans le milieu plutôt conservateur dont elle est issue, rien n'est moins évident. Et pourtant, explique Cecilia Braschi, commissaire de l'exposition consacrée à Tarsila do Amaral jusqu'au 2 février 2025 au musée du Luxembourg, à Paris, "ses parents sont plutôt éclairés culturellement, et son père l'a beaucoup soutenue. Ce qu'elle a fait, elle n'aurait pas pu le faire sans le soutien masculin paternel."
Le musée du Luxembourg, à Paris, consacre une exposition à Tarsila do Amaral début 2025.
Son mariage traditionnel, conclu à vingt ans, l'étouffe. Et lorsque son époux refuse de soutenir son désir de peindre, elle prend une décision radicale : elle divorce. En 1920, elle quitte un Sao Paulo encore provincial et part, avec sa fille, pour Paris, où bat le pouls de l'avant-garde artistique européenne.
S'affranchir comme artiste est un choix personnel inouï pour l'époque, et le divorce une décision exceptionnelle, souligne Cecilia Braschi : "Déjà, pour divorcer, il lui a fallu plus de dix ans. Ce choix voulait dire aussi s'éloigner d'une partie de sa famille, qui la rejette. Etre une femme séparée avec un enfant dans un milieu comme le sien était quelque chose de très inconfortable." Alors Cecilia Braschi se demande "dans quelle mesure sa famille était soulagée qu'elle s'éloigne en Europe..."
Aujourd'hui, elle a l'image de l'artiste qui a réussi, mais à l'époque, elle paye cher ses décisions radicales. Cecilia Braschi
Quelques années plus tard, à son retour de Paris, la jeune femme vivra avec l'écrivain Oswald de Andrade à São Paulo, mais devra se cacher tant que leur union ne sera pas officielle. Par la suite, après leur séparation, elle sera en couple avec un homme beaucoup plus jeune qu'elle. Tarsila do Amaral, pourtant "assume tous ses choix. Aujourd'hui, elle a l'image de l'artiste qui a réussi, mais à l'époque, elle paye cher ses décisions inconventionnelles," insiste Cecilia Braschi.
A Paris, les premières peintures de la jeune femme révèlent sa formation classique, héritière de l'impressionnisme. Dans un premier temps, elle mène une vie qui reste conventionnelle. C'est à partir de 1923 que Tarsila do Amaral fréquente les ateliers de Fernand Léger et d'André Lhote. À l’académie Julian, elle suit les cours réservés aux femmes et se concentre sur l’étude de nus que, pour la première fois, elle peut réaliser d’après modèles vivants, "ce qui n'était pas pensable au Brésil, confirme Cecilia Braschi. Elle a accès à une vie plus bohème, à des rencontres avec des artistes d'avant-garde."
Peu à peu, l'artiste abandonne ses modèles académiques au profit de couleurs plus contrastées et de traits plus audacieux, comme pour la Figura em Azul, ce portrait de femme sur fond bleu, peint au tout début de l’année 1923.
A gauche : Tarsila do Amaral Academia n°4 [Académie n°4], 1922
A droite : Tarsila do Amaral, Figura em Azul [Figure en bleu], 1923
Pendant ce temps, à Sao Paulo, naît un mouvement moderniste qui bouillonne d'une fièvre d'expérimentation. Tarsila do Amaral se sent une communauté d'esprit avec ces artistes engagés dans la redéfinition de la culture brésilienne. De retour dans son pays, elle rejoint la peintre Anita Malfatti et le dramaturge Oswald de Andrade dans ce qui deviendra le "groupe des cinq", et "fait de son atelier le centre de retrouvailles de ces milieux-là. Encore une manière de s'affirmer qui n'était pas très convenue," explique Cecilia Braschi.
Tarsila de Amaral jouissait, certes, d'un privilège de classe qui lui ouvrait des portes. Dans les années 1950, le critique Sérgio Milliet écrivait : "La stratégie émancipatrice de Tarsila do Amaral, en tant qu’artiste femme et brésilienne dans un milieu masculin et eurocentré, passe aussi, largement, par l’exploitation de ses privilèges de classe : c’est en usant de son érudition cosmopolite et de sa position sociale et financière qu’elle a accès, à Paris, à une confrontation avec ce système de l’art international qui, comme elle-même le reconnaît, "accepte, refuse, sélectionne, impose et fait la loi"."
"Ses origines, d'un côté, lui donnent les moyens financiers et les contacts qui lui permettent de faire carrière. Mais d'un autre côté, Elles restent un obstacle très fort du point de vue idéologique. C'est à double tranchant, nuance la commissaire d'exposition. Tarsila do Amaral usait de ses privilèges de classe, mais par nécessité, souligne-t-elle. "En tant que femme, elle doit en jouer davantage parce que c'est la carte à jouer pour s'introduire dans un milieu très masculin. Elle s'adapte, c'est une forme d'intelligence. Ferait-on un tel reproche à un homme ?"
Anita Malfatti, la pionnière
Amie de Tarsila do Amaral, Anita Malfatti fait, elle, figure de réelle pionnière : elle est la première artiste qui fait une exposition scandale en 1917, souvent racontée comme la première exposition d'art moderne au Brésil, et à casser les codes.
Mais elle était fille d'un migrant italien et n'avait pas de moyens. Elle fait aussi a fait un séjour à Paris, mais avec une bourse du gouvernement, qui ne lui accès qu'à quelques cours et pendant un bref laps de temps. En lisant sa correspondance avec Tarsila do Amaral, j'ai pris conscience qu'en fait, une femme seule, sans appui et sans patrimoine ne va pas très loin dans le monde de l'art.
Cecilia Braschi
Le critique Sérgio Milliet reconnaît dans l’œuvre de Tarsila un "affranchissement de l’"action coercitive, voire inhibitrice" des conventions, une prise de distance des modèles académiques et l'affirmation d'un style résolument original dans le panorama de l’art brésilien et international." Mais il y entend surtout, vis-à-vis de l’Europe, une "proclamation d’indépendance intellectuelle, après l’indépendance politique".
A Paris, Tarsila do Amaral explore le cubisme et le fauvisme, mais l'étranger est surtout pour elle l'occasion d'une réflexion sur son pays d'origine. De retour au Brésil, elle plonge dans les souvenirs de son enfance. Paysages pittoresques, églises baroques, nature luxuriante et traditions populaires nourrissent ses créations, qui explorent le métissage culturel du Brésil.
A droite : Tarsila do Amaral Carnaval em Madureira [Carnaval à Madureira], 1924
Son tableau le plus célèbre, A negra, grand portrait d'une femme nue au regard fier, date de 1923. D’abord célébré comme un hommage moderniste à la population afro-brésilienne, puis critiqué comme une illustration des stéréotypes racistes et sexistes des sociétés brésiliennes et françaises des années 1920, cette femme noire est aujourd’hui au cœur d’une querelle existentielle. Des activistes réclament le retrait de toute exposition de cette représentation d’un corps noir par une artiste blanche qui, à leurs yeux, perpétue la violence historique contre les femmes afro-descendantes au Brésil.
Avec son grand sein pendant, A Negra renoue avec l’iconographie toute brésilienne de la "mère noire", esthétisant la figure des femmes afro-descendantes, très pauvres, voire esclavisées dans le rôle de nourrices pour les enfants de familles aisées auquel elles ont longtemps été reléguées. Tarsila do Amaral expliquera d'ailleurs s'être inspirée d'une ancienne esclave du domaine familial. C’est bien en tant qu’icône "primitive" et "moderne", selon les canons parisiens de l’époque, que Blaise Cendrars la choisit pour illustrer la couverture du recueil de poèmes qu’il consacre à son voyage au Brésil.
Tarsila do Amaral, A Negra [La négresse], 1923
L'objectif de l'exposition consacrée à Tarsila do Amaral jusqu'au 2 février 2025 au musée du Luxembourg, à Paris, est de "sortir de ce discours un peu simpliste qui dirait que des artistes étrangers arrivent à Paris, apprennent la modernité et repartent ailleurs", explique Cecilia Braschi. Il n'y aurait pas eu un projet moderne de Tarsila si elle n'était pas arrivée avec son propre bagage moderne brésilien en train de se former", selon elle.
Un autre tableau exposé au musée du Luxembourg, A Cuca, reproduit sur le mode onirique et en couleurs vives un monstre du folklore brésilien. "J'invente tout dans ma peinture. Ce que j'ai vu ou ressenti, je le stylise", témoigne l'artiste, qui présente sa première exposition en 1926. Deux ans plus tard, son compagnon d'alors, Oswald de Andrade, publie le Manifeste anthropophage qui proclame la nécessité de "dévorer" les influences culturelles aussi bien autochtones qu'étrangères et colonisatrices pour donner naissance à une identité propre, l'identité brésilienne.
Tarsila do Amaral, A Cuca [La Cuca], 1924
Fin 1929, Tarsila do Amaral réduit drastiquement son train de vie à la suite du krach boursier. En 1931, elle s'installe définitivement au Brésil où, avec son nouveau compagnon, Osario César, jeune psychiatre et intellectuel de gauche, elle s’intéresse au modèle soviétique, très progressiste en matière de droits des femmes. "C'est son moment militant et politisé, c'est là qu'elle prend vraiment conscience de la condition des femmes et qu'elle affiche ses convictions féministes. A l'époque, en Europe ou Brésil, le droit au divorce, le droit à l'avortement, l'éducation paritaire pour les garçons et pour les filles n'existaient pas", précise Cecilia Braschi. En Union soviétique, les femmes ont le droit de demander le divorce, de voter et d'interrompre une grossesse depuis 1920.
Ses nouvelles amitiés, ses idées politiques et son voyage en URSS en 1931, où elle a exposé au musée national d’art moderne occidental de Moscou, lui valent la prison sous le gouvernement de Getulio Vargas. Pour une riche héritière de l’oligarchie rurale de Sao Paulo, être espionnée par la police politique parce que soupçonnée d’agitation prolétarienne, est un véritable bouleversement. Dorénavant, sa peinture se concentre sur le "réalisme social".
Tarsila do Amaral, Operários [Ouvriers], 1933
Les classes populaires, silhouettes anonymes, deviennent les protagonistes de ses fresques sociales. Les couleurs vives de ses tableaux "anthropophagiques" font place à des tons plus sobres. Alors que, à partir de 1937, la dictature relègue les artistes femmes aux modèles traditionnels et aux thèmes intimistes, Tarsila do Amaral continue d’explorer le monde du travail de son regard critique et poétique, que ce soit dans un milieu rural, urbain ou industriel, interrogeant aussi la condition féminine.
Malgré son adhésion aux principes égalitaires prônés par le communisme, Tarsila do Amaral n'est pas tendre pour l’art réalisé par ses pairs féminines. "La manière dont elle reste imbibée de sa culture est très contradictoire avec ses propos très féministes quand elle est en Union soviétique", confirme Cecilia Braschi.
Dans une chronique de 1936, la peintre brésilienne décrit Marie Laurencin comme une "artiste typiquement féminine en termes de délicatesse, de sensibilité et de lyrisme" et... déplore son manque de recherche technique, d’audace et de vigueur, et son "narcissisme manifeste". Elle termine en qualifiant sa consœur française d’artiste "essentiellement féminine qui sublime sur la toile tout son instinct maternel, en peignant de petits êtres aux yeux noirs pour s’amuser avec eux".
D'un côté, elle représente pour d'autres l'émancipation féminine et fait tout pour s'affranchir de ce qui lui pèse dans la société. De l'autre, on dirait qu'elle reprend les codes qu'on attend d'elle. Cecilia Braschi
Les paroles de Tarsila do Amaral déroutent, tant elle semble ne pas avoir intériorisé le sexisme en vigueur dans les milieux occidentaux. Peut-être sa dureté fait-elle écho au traitement que la critique parisienne des années 1920 avait infligé à son œuvre, en la reléguant souvent au rang d’artiste charmante, décorative, naive...
Elle a choisi de se couler dans le moule pour, après, s'en émanciper. Cecilia Braschi
Fruit, aussi, d'une évolution personnelle, la contradiction laisse perplexe "Je ne sais pas à quel point c'est une stratégie ou un manque de conscience totale. D'un côté, elle représente l'émancipation féminine et fait tout pour s'affranchir de ce qui lui pèse dans la société. De l'autre, on dirait qu'elle reprend les codes qu'on attend d'elle."
Des codes auxquels, selon les correspondances ou les critiques de l'époque, elle adhère pour faire impression en soignant son image à outrance : "Elle est toujours décrite comme belle, élégante, exotique, fine, car c'est qu'on attend d'elle. Ce n'était pas facile et évident d'être féministe à cette époque-là et de sortir de certains modèles donnés. Elle a choisi de se couler dans le moule pour, après, s'en émanciper, mais reste liée aux codes de son milieu," nuance Cécilia Braschi.
A droite : Tarsila do Amaral Distância [Distance], 1928
A gauche : Tarsila do Amaral Floresta [Forêt] 1929
En 1950, pourtant, l’écrivaine Patricia Galvo, personnalité féminine très marquante au Brésil, ouvertement militante, féministe et radicale dans sa vision et dans sa démarche, définit Tarsila do Amaral comme le "premier cas d’émancipation mentale chez les femmes de Sao Paulo". À ce moment, l’artiste, alors âgée de soixante-quatre ans, voit son œuvre exposée pour la première fois depuis 1933 lors d’une rétrospective au Museu de Arte Moderna de Sao Paulo.
Elle est un exemple d'émancipation dans le sens où elle a créé un modèle impossible. Cecilia Braschi
"Si l’on songe au milieu conservateur et profondément patriarcal dont Tarsila est originaire, peut-on lire dans le catalogue de la rétrospective, on mesure le pas franchi et, en même temps, le modèle offert par la femme séparée avec un enfant, deux fois divorcée, avant-gardiste, communiste, vivant sans être mariée avec un homme beaucoup plus jeune qu’elle. Femme érudite et avisée, douée, selon ses contemporains, d’une "intelligence claire et libre" et d’une ouverture d’esprit que la critique postérieure lui a peut-être trop peu reconnue, Tarsila do Amaral n'était ni la "femme tranquille et rêveuse qui traverse impassible des décennies d’histoire d’un Brésil transfiguré" ni la femme ou compagne d’intellectuels qui auraient influencé, voire déterminé, l’évolution de sa façon de peindre et de penser."
Pour Cecilia Braschi, l'artiste brésilienne a créé un modèle de femme artiste moderne qui n'existait pas, un modèle à suivre pour avancer : "Elle est un exemple d'émancipation dans le sens où elle a créé un modèle impossible – ce qui toujours un peu la base de l'émancipation pour toutes les minorités."
Dans le catalogue de l'exposition de 1950, Patricia Galvo salue une artiste, "penseuse et intellectuelle, fondatrice, avec Anita Malfatti, d’une tradition de présences féminines marquantes, voire pionnières, de l’histoire de l’art moderne brésilien... Les femmes artistes, écrit-elle, semblent avoir plus de légitimité et de visibilité au Brésil que dans d’autres pays."
Le Brésil est le seul pays dont l'histoire de l'art peut se raconter uniquement à travers des noms de femmes. Cecilia Braschi
Cecilia Braschi se dit elle aussi frappée par cette réalité : "Le Brésil est le seul pays dont l'histoire de l'art peut se raconter uniquement à travers des noms de femmes." Même si les artistes femmes sont de plus en plus visibles ailleurs dans le monde, "il faut une démarche volontariste pour aller les identifier dans le grand nombre des artistes, explique-t-elle. Alors qu'au Brésil, si je dis Anita Malfatti, Tarsila do Amaral ou Maria Martins, ce n'est pas parce que je cherche des femmes. Maria Martins est vraiment le premier nom qui vient à l'esprit quand on pense au surréalisme au Brésil. Quand on pense concrétisme, on pense tout de suite à Lygia Clark. Après on pense à Lygia Pape, Adriana Varejo, Beatriz Milhazes..." Autant de noms de femmes qui s'imposent sans effort.
A gauche : Tarsila do Amaral Terra [Terre] 1943
Dans les années 1940, Tarsila do Amaral prendre ses distances avec le réalisme social, pour revenir aux ambiances métaphysiques de la période anthropophage.
Tarsila do Amaral est morte au Brésil à l'âge de 87 ans, en 1973. Elle est aujourd'hui considérée comme une artiste majeure du modernisme brésilien, voire la peintre la plus connue du Brésil, dont l'oeuvre a contribué à mettre en avant l'indigénisme à l'intérieur et à l'extérieur de son pays.
Presque 100 ans après l'exposition qui l'avait fait connaître à Paris, Tarsila do Amaral fait l'objet d'une grande rétrospective, Peindre le Brésil moderne, jusqu'au 2 février 2025 au Musée du Luxembourg, à Paris : quelque 150 oeuvres sont présentées, dont 49 tableaux de Tarsila do Amaral.
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