Comme les courageuses femmes indiennes Yamanas de la Terre de Feu qui autrefois péchaient et nageaient dans les eaux glacées sans l’aide des hommes, les femmes pompiers de la caserne du "2 Avril" d’Ushuaïa en Argentine tentent chaque jour de démontrer à leurs collègues masculins leur bravoure, malgré le danger et les plaisanteries machistes.
S’il n’y avait pas la présence des camions rouges que les pompiers bichonnent et réparent tous les jours en face des montagnes blanches et rocheuses des Andes, la caserne « 2 de abril » (date de commémoration de la guerre des îles Malouines entre l’Argentine et le Royaume Uni) ressemblerait à un simple entrepôt en tôle, perdu dans la zone industrielle de la ville d’Ushuaia. C’est ici que, chaque jour, travaillent cinq femmes pompiers volontaires (le plus grand nombre de femmes pompiers dans une caserne de la province australe de la Terre de Feu) qui souhaitent prouver à leurs collègues que la femme mérite le respect. Et ce n’est pas chose facile dans une caserne où la testostérone de vingt-sept hommes prédomine. Quand Natalia Ortiz, âgée de 30 ans, mère de deux enfants, a été promue au grade de Caporal-chef de la caserne 2 de abril, quelques collègues pompiers jaloux n’ont pas pu s’empêcher de la « chambrer ». « Je me les suis pris en face à face, raconte Natalia cette petite blonde coiffée au carré. Ils m’ont dit que j’étais la préférée du chef et que je devais avoir les genoux abimés. » Des remarques peu subtiles auxquelles Natalia et sa sœur Ester, elle aussi pompier, ont dû s’habituer. « A chaque fois qu’une nouvelle femme entre dans la caserne, ils parient combien de temps elle va durer. Ma sœur et moi, nous sommes toujours là. » Natalia est sur le point de terminer sa garde de 24 heures dans la caserne et va laisser sa place à sa sœur majeure Ester. Vêtue de son uniforme bleu marine frappé de l’écusson de la brigade, Natalia ne paraît plus souffrir des séquelles de l’accident qu’elle a eu, il y a deux ans, quand elle a été renversée par une voiture alors qu’elle portait secours à un blessé dans son camion. Elle accomplit la routine, balayant le sol avec ses collègues. Sa sœur, Ester, qui vient juste d’arriver, inspecte avec minutie les bouteilles d’oxygène et les masques à gaz. Le matériel est situé à côté du minuscule dortoir des femmes (huit mois plus tôt les femmes n’avaient pas le droit de dormir dans la caserne, en raison de la jalousie des épouses des pompiers). Pendant ce temps, la radio de la caserne reliée à la police près de la table rouge de billard, n’arrête pas de grésiller mais aucune urgence n’est annoncée. Pour l’instant.
L’histoire des deux sœurs Il y a sept ans, en écoutant des hurlements dans la rue où elles vivent, les sœurs Ester et Natalia Ortiz ne pouvaient imaginer que leur destin était sur le point de basculer. Un enfant de six ans, renversé par un camion, luttait contre la mort et son corps gisait devant leurs maisons en bois. Pendant que des voisins, choqués par ce tragique accident, frappaient le chauffeur sur le sol jusqu’à épuisement, les deux sœurs s’approchèrent de l’enfant au torse enfoncé et empêchèrent un inconscient de le prendre et de l’emmener à l’hôpital d’Ushuaia. Mais en vain, le petit décéda dans les minutes qui suivirent dans l’ambulance. « Ils l’ont levé comme un sac de pommes de terre, dit Ester consternée, et j’ai compris que je ne voulais plus assister à un accident sans pouvoir agir. » Plusieurs mois sans dormir, torturées par la culpabilité de ne pas l’avoir sauvé, les deux sœurs ont décidé d’abandonner la routine de leur vie de mère et de journaliste pour celle de femme pompier volontaire. Ester est âgée de 35 ans et comme sa sœur Natalia- et la plupart des habitants de la Terre de Feu- elle est divorcée. C’est une petite brune à la peau légèrement cuivrée qui ne se maquille plus et qui a adopté un langage peu châtié. Elle veut se faire passer pour un garçon manqué pour être respectée par ses collègues hommes, mais en réalité, elle est douce et a du mal à le dissimuler. Cela fait six ans qu’Ester travaille comme pompier volontaire avec la même passion que sa sœur Natalia. Elle risque sa vie pour celle des autres pour seulement 2000 pesos par mois (environs 351 euros) d’indemnité – si elle la perçoit évidemment-. Les pompiers volontaires ne reçoivent pas un salaire mais une aide de la part du gouvernement pour payer le transport et la nourriture alors que dans cette province de l’Argentine le panier de la ménagère dépasse les 6000 pesos par mois (1054 euros). Elle n’a pas de sécurité sociale (seulement après 25 ans de service et 43 ans, on a le droit à la sécurité sociale et à la retraite), et pour arrondir ses fins de mois en plus des 72 heures par semaine dans la caserne, Ester travaille le bois dans l’atelier de sa vétuste maison d’Ushuaia. Elle y fabrique des articles en bois (sculptures, pancartes etc.) qu’elle vend aux commerces et à des particuliers. Cette activité annexe lui permet d’ajouter 1500 pesos (263 euros) à son indemnité mensuelle. Les sœurs Ortiz sont arrivées à Ushuaia depuis la ville de San Miguel de Tucuman (nord de l’Argentine) parmi les autres migrants de « l’île » quand elles étaient enfants. En 1972, le gouvernement argentin a décidé de favoriser l’immigration pour peupler les zones inhabitées à l’extrême sud du pays. Ses parents ne pouvaient vêtir leurs sept enfants et ont dû fuir la pauvreté du nord du pays pour de meilleures conditions de vie. Ester se souvient que sa sœur Natalia souffrait d’anémie quand ils sont arrivés, et tout en fumant sa énième cigarette, elle insiste sur l’engagement personnel et professionnel de sa sœur et d’elle-même pour devenir femme pompier : « Nous nous sommes toujours battues et n’avons jamais abandonné malgré le machisme de nos collègues. Ils pensent qu’une femme pompier est une charge et qu’elle va se blesser soit un sein, soit un doigt. Dans l’autre caserne où j’ai travaillé un an, quand il y avait un incendie, on me disait : "je ne peux pas te laisser entrer, tu es mère ! Je me sentais inutile et discriminée". » Son collègue Walter Maciel jeune Sergent de la caserne -qui n’a pas la langue de bois- pense autrement : « Il ne s’agit pas de machisme mais nous devons être sûrs que dans une situation d’urgence une femme pompier est capable de te sortir et de te sauver la vie. »
Avantages d’être une femme pompier S’il est vrai qu’une femme pompier ne peut rivaliser avec la force physique d’un homme pour soulever une lance à incendie ou extraire une personne imposante d’une voiture accidentée ; elle se démarque de leurs collègues de plusieurs façons. Le commandant de la caserne 2 de abril, Edgardo Daniel García, qui a 53 ans de carrière et la particularité d’avoir perdu l’usage de ses tympans dans l’explosion d’un hangar, le confirme. « Il y a deux ans lors d’un accident de la route, nous avons été confrontés à une victime opérée des seins qui perdait beaucoup de liquide. C’est Ester qui s’est occupée d’elle et qui lui a donné la confiance et l'intimité dont elle avait besoin », commente le chef García, tout en assurant que dans sa caserne la femme n’est qu’un pompier de plus. Pour Ester et Natalia, le rôle d’une femme dans une caserne, c’est plus que cela. Ce sont les femmes pompiers qui la plupart du temps ont le premier contact avec un accidenté, quand elles arrivent à se glisser avec agilité entre les tôles tordues d’une voiture. Avec 200 accidents par an dans la seule ville d’Ushuaia, les femmes pompiers ont de quoi faire. Avec leur sensibilité et leur voix douce, elles apportent un sentiment de sécurité indispensable pour calmer la victime surtout quand celle-ci est un enfant. « Les hommes pompiers se comportent de manière très dure lorsqu’il y a une urgence. Ils ne supportent pas que les gens crient. Nous les femmes, nous sommes plus aptes au dialogue. Nous traitons la victime comme un être humain et non comme un patient », dit Ester, en peignant des porte-clés d’Ushuaia pour touristes le moment d’une courte pause.
Barbecue dangereux Cette fois, la radio de la caserne sort en pleine nuit de son silence prolongé : c’est un incendie ! Les pompiers de la caserne 2 de abril sont appelés pour venir en renfort des autres brigades de pompiers de la ville. Dans la zone nord d’Ushuaia, un atelier de mécanique clandestin a pris feu. La sirène de la caserne retentit et Ester, qui est de garde, assise près de la table de billard se lève d’un bond, tire son café d’un geste sec, enfile sa combinaison ininflammable et saute dans le camion qui file à toute allure sur la route gelée. En cette froide nuit d’hiver, les flammes et la fumée orangée sortent par les fenêtres du premier étage juste au-dessus de l’atelier. Le propriétaire a voulu faire un barbecue à l’intérieur de son atelier et il y est allé un peu fort ! Le feu se propage avec rapidité et plusieurs bouteilles de gaz explosent effrayant les voisins qui contemplent l’incendie comme s’ils étaient à un spectacle. Pendant ce temps, les pompiers sur le toit tentent d’entrer dans un appartement avec précaution sous les sifflements des balles, qui fusent en raison de l’intense chaleur. Ces cartouches appartiennent à des policiers qui louent des appartements. Ester n’est pas entrée avec ses collègues pour éteindre le feu. Elle gesticule dans tous les sens avec le visage crispée : elle déroule les lances à incendie, surveille le niveau de l’eau depuis le camion, aide ses compagnons à mettre le masque et la bouteille d’oxygène et apporte de l’eau pour rafraichir ceux qui viennent juste de sortir. Au bout de deux heures de combat, le feu est quasiment maitrisé. A quelques mètres de l’incendie avec son talkie-walkie dans la main, le commandant Egardo Garcia dirige ses pompiers tel un chef d’orchestre. Il s’approche d’Ester et lui donne l’ordre d’entrer dans la fournaise pour éteindre les dernières flammes du feu. Mais elle est paniquée. Elle tente de brancher sa bouteille d’oxygène mais abandonne sous les cris de son collègue et supérieur hiérarchique José Barreto. « Il m’a dit enlève-moi ça !-raconte Ester la voix tremblante-. C’était pour moi une immense frustration mais il avait raison je ne pouvais pas entrer. Auparavant, pendant l’entrainement je m’étais presque évanouie parce que j’étouffais sous mon masque. Maintenant mes collègues n’ont plus confiance en moi et je vais devoir prouver que j’en suis capable », dit avec fermeté Ester avec le visage noirci par la fumée.
Dans la maison en bois des sœurs Les enfants viennent juste de se réveiller pour aller au collège. La porte du four est ouverte et chauffe la cuisine où les deux sœurs boivent du maté avec une amie policière. Ester, qui vit à côté avec son fils et sa fille, est venue prendre le petit-déjeuner chez sa sœur qui habite dans cette maison en bois peinte en bleue. Avant de partir vivre en Bolivie, leurs parents -Témoins de Jehovah- leur ont donné deux maisons. Une aide qui leur permet d’alléger leurs dépenses dans une province (Terre de Feu), qui est la plus chère du pays. Depuis l’incendie, une journée s’est passée et Ester qui boit du maté en riant semble avoir récupéré. Elle est sereine et déclare qu’elle est pleine d’énergie, prête à aller de l’avant. Avec ses années d’expérience dans la caserne, elle s’est endurcie et assure ne plus pleurer face à la déception. Un peu toutefois, quand elle doit se cacher dans les toilettes pour essuyer ses larmes, à cause des blagues acerbes de ses collègues. Quand elle sera plus âgée, Ester sera toujours heureuse de continuer à travailler dans la caserne qu’elle aime tant, assise près de la radio, guettant un appel d’urgence. Sa petite sœur Natalia qui n’arrête pas de « monter » (unique femme pompier instructrice de la Terre de Feu) a une autre ambition, moins modeste qu’elle n’a pas peur de faire partager à ses collègues hommes : « Je leur dis que plus tard je serais la chef, et franchement, cela n’a pas d’importance qu’ils en rient. »