Les conditions de vie inhumaines dans les prisons pour femmes en Russie

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Nadejda Skotchilenko

Nadejda Skotchilenko, engagée pour les prisonniers politiques, se tient près de la photo de la journaliste Maria Ponomarenko, incarcérée ; cette dernière a fait plusieurs grèves de la faim et une tentative de suicide.

 

© Alexandra Domenech
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Depuis l’invasion de l’Ukraine, plusieurs opposantes de Vladimir Poutine incarcérées ont révélé au public les conditions de vie insoutenables dans les prisons russes. Les femmes y sont victimes de maltraitance et de pressions de tout genre : de l’impossibilité de prendre une simple douche à la torture, en passant par le travail forcé dans des usines.

“Beaucoup [de femmes détenues] veulent [partir à la guerre], pratiquement toutes", disait au média indépendant russe Important Stories une ancienne prisonnière de la colonie nommée “IK-2", située en république de Mordovie – l’une des plus sévères de Russie. D’après elle, plusieurs détenues ont eu recours à un avocat ou ont “harcelé leurs proches" afin de pouvoir signer avec le Ministère de la Défense.

Selon les médias locaux, depuis fin 2022, des centaines de femmes des différentes colonies auraient déposé leur candidature pour rejoindre l’armée contre un salaire et une libération. Les hommes sont, quant à eux, recrutés dans les prisons depuis l’été 2022.

Les colonies pour femmes sont une immense usine textile, qui habille l’armée notamment. [Les détenues] y confectionnent des uniformes pour les militaires, des filets de camouflage, ainsi que des tenues pour le système pénitentiaire et pour la police. Sacha Graf

Au final, il semblerait que peu de femmes soient parties combattre en Ukraine. “Il y a peu de faits confirmés de l’envoi de femmes [des prisons russes] au front", raconte à Terriennes Sacha Graf, auteure du podcast Zhenski Srok (“La peine des femmes"), qui diffuse les témoignages d’ex-détenues russes. D’après elle, on ne connaît avec certitude que “quelques femmes" engagées parmi les forces combattantes. “Si c’était un phénomène de masse, nous le saurions", appuie-t-elle.

Pour quelle raison, selon elle, ce nombre reste-t-il limité ? “Les colonies pour femmes sont une immense usine textile, qui habille l’armée notamment. [Les détenues] y confectionnent des uniformes pour les militaires, des filets de camouflage, ainsi que des tenues pour le système pénitentiaire et pour la police", explique-t-elle. Les prisonnières sont donc un “maillon important", selon l’expression de Sacha Graf, de l’État militaire et policier qu’est la Russie de Vladimir Poutine. Or, souligne-elle, le nombre de femmes en prison ne cesse de décroître (comme celui de la population carcérale en général en Russie). En 2021, il a atteint un minimum historique de 38 000…

Dessin de Ludmila Razoumova

Dessin de la prisonnière politique Ludmila Razoumova, condamnée à sept ans de camp pour des graffitis et des postes contre la guerre. Elle a fait une grève de la faim.

 

©Ludmila Razoumova/ Capture d’écran Instagram

Victimes du système patriarcal

D’après Sacha Graf, beaucoup de femmes se sont retrouvées incarcérées car malmenées par la société patriarcale. En effet, si les femmes, à l’instar des hommes, sont le plus souvent détenues en raison d’accusations liées à la drogue (cela représente à peu près 40% des prisonnières), beaucoup d’entre elles ont été poussées à la dépendance – ou mêlées au trafic – par leurs conjoints, souligne l’activiste. De plus, certaines femmes acceptent de prendre la faute sur elles dans des affaires dites “collectives" liées aux stupéfiants ; d’autres reçoivent des peines plus longues qu’elles ne le devraient à cause de témoignages mensongers de leurs conjoints.

Elles ont donc été doublement stigmatisées. D’abord elles ont été victimes de violences domestiques, et on ne les a pas aidées. Ensuite, elles ont été accusées et condamnées pour homicide. Sacha Graf

Sacha Graf donne l’exemple d’une femme de dix-neuf ans qu’elle soutient, que son conjoint a dénoncée pour se protéger et ne pas être accusé de trafic de drogue : il a inversé les rôles, en affirmant qu’elle vendait des stupéfiants, alors qu’en réalité, elle en consommait. 

Le deuxième motif d’incarcération des femmes est l’homicide. Cependant, des enquêtes indépendantes des médias russes montrent que quatre femmes sur cinq condamnées pour homicide volontaire entre 2016 et 2018 se défendaient de violences domestiques au moment des faits. “Elles ont donc été doublement stigmatisées , souligne Sacha Graf. D’abord elles ont été victimes de violences domestiques, et on ne les a pas aidées. Ensuite, elles ont été accusées et condamnées pour homicide". 

“Tout cela n’aurait pas lieu si le problème des violences domestiques était résolu", soutient l’activiste. Car la législation qui protégerait les femmes des violences conjugales n’existe toujours pas en Russie. L’une des femmes condamnées de cette manière est Olya Simonova, avec qui nous avons discuté. Elle a été emprisonnée pendant cinq ans pour avoir tué son conjoint. Aujourd’hui Olya fait du stand-up : sur scène, elle raconte des épisodes de son vécu, qui font surtout rire les femmes dans le public. Voici l’un d’eux : “Un jour mon mari m’a attendue à la maison, et il m’a battue. J’ai filmé la scène et je me suis adressée à la police. Ils m’ont dit : ‘Ce n’est pas grave.’ Et puis, quand je l’ai tué, ils m’ont dit : ‘C’est grave, ça’… "

Olya Simonova

Olya Simonova sur scène.

 

© Capture d’écran Instagram

Des conditions de vie indignes

Olya se souvient des conditions de travail à l’usine textile de sa colonie : “des éruptions cutanées apparaissaient sur les mains" à force de manipuler le tissu. Une fois, elle a été sanctionnée à cause de son écusson, dont le coin s’était décousu. Elle n’avait pas eu le temps de le recoudre à l’usine, car elle devait finir son travail à temps – tellement les normes de production y sont “irréalisables"

Une autre prisonnière, Olga Smirnova – incarcérée car elle s’était opposée à la guerre en Ukraine – a écrit au média Novaya Gazeta qu’elle travaille à l’usine en équipe pendant deux jours, avec une pause de deux jours : “Nous partons au travail à 9 heures du matin, rentrons à 9 heures du soir, une heure avant l’extinction des feux". Avant son départ pour la colonie, depuis le centre de détention où elle était en attente de jugement, elle confiait à Terriennes qu’elle partageait sa cellule de 35 mètres carrés avec onze à quatorze femmes. Elle parlait de “tolérance forcée" vis-à-vis de ses voisines dans ces conditions de promiscuité extrême. Elle évoquait les odeurs la cellule, “qu’il est aisé de s’imaginer", notamment au moment de la lessive : “Dans trois à cinq bassines, est versée une tonne de poudre de lessive et d’assouplissant…" 

Essayez de vous laver ainsi chez vous. D’abord, vos parties intimes, puis les pieds et les aisselles ; puis vous devez vous changer et essuyer soigneusement toutes les gouttes qui sont tombées à côté, au sol. Alexandra Skotchilenko, artiste russe, ex-détenue

Nadejda Skotchilenko, la mère d’Alexandra Skotchilenko, artiste anti-guerre libérée dans le cadre d’un échange de prisonniers politiques en août 2024, raconte à Terriennes que les douches sont rares dans les prisons ; sa fille y avait droit deux fois par semaine. Alexandra témoignait : “Le soir nous remplissons des bouteilles d’un demi-litre, allons aux toilettes et ‘nous lavons’ au-dessus de la cuvette... Essayez de vous laver ainsi chez vous. D’abord, vos parties intimes, puis les pieds et les aisselles ; puis vous devez vous changer et essuyer soigneusement toutes les gouttes qui sont tombées à côté, au sol. Tout cela doit être accompli en six à huit minutes, si vous êtes détenue dans une cellule pour dix-huit personnes".

Nous ne savons pas combien de détenues sont enceintes, ni combien d’avortements ont lieu. Sacha Graf

Aussi, la règle de sa cellule voulait que les femmes puissent se brosser les cheveux uniquement près de la porte, accroupies ; et elles devaient ramasser tous les cheveux tombés par terre. Par ailleurs, Nadejda Skotchilenko souligne le manque de soins médicaux en prison. Ainsi, rappelle-t-elle, une infirmière anti-guerre, Olga Menchikh, a assisté à l’accouchement “naturel", d’une détenue. Celle-ci a eu doit à un antalgique, mais pas à d'aide médicale ; son bébé est mort-né… “Cette femme aurait pu mourir aussi !", lance Nadejda.

A ce propos, l’activiste Sasha Graf souligne que le nombre de prisonnières qui meurent en prison reste inconnu, car les chiffres sont communiqués indistinctement pour les hommes et les femmes. “De même, nous ne savons pas combien de détenues sont enceintes, ni combien d’avortements ont lieu", ajoute-t-elle.

Alexandra Skotchilenko

Depuis sa cellule, l’artiste Alexandra Skotchilenko partageait des recettes carcérales, telles que le fromage frais : les détenues mettent le lait près du radiateur, pour qu’il tourne au plus vite.

 

© Alexandra Skotchilenko / Capture d’écran Instagram

Dépossédées de leurs corps et de leurs liens affectifs

Il existe encore une autre zone d’ombre dans le système pénitentiaire russe : la torture. Ainsi, selon l’enquête indépendante menée par Zhenski Srok dans la colonie N2 en Mordovie – un ancien goulag – les femmes vivent l’enfer au quotidien. Elles sont battues avec des matraques, laissées dans la canicule ou dans le froid ; ou encore forcées de creuser leur propre tombe (une forme de torture psychologique) ; elles y subissent aussi des viols. Sacha Graf souligne que parmi les colonies avec lesquelles elle est en contact, “il n’y a pas d’endroit aussi effrayant que la Mordovie".

Mais au-delà de ce cas, extrême, il y a d’autres types de torture, tels que la “cellule d’isolement de sanction"(“SHIZO" en Russe). Dans ces compartiments étroits, les prisonniers ne peuvent pas s’allonger de toute la journée et sont privés de la plupart de leurs droits fondamentaux.

La journaliste Maria Ponomarenko, condamnée à six ans de camp pour un message anti-guerre (et plus tard à une peine supplémentaire d’un an et dix mois, soi-disant pour avoir attaqué les gardiens) a été ainsi mise à l’isolement au moins treize fois ; claustrophobe, elle y a été prise de crises de panique. Olya Simonova (accusée d’avoir tué son mari), se souvient d’avoir été internée dans cette cellule pendant dix jours pour avoir refusé de travailler : elle ne pouvait plus rester assise à l’usine après avoir “transporté des lits à deux niveaux du premier étage au rez-de-chaussée". 

Le moyen le plus efficace de faire pression sur les femmes en prison, c’est justement d’exploiter le fait que ce sont des femmes. Olya Simonova

Un autre exemple de traitement inhumain : dans la colonie N10 du village de Gornoe, le rasage du crâne forcé des détenues, sous prétexte d'éliminer les poux. Les femmes qui résistaient étaient menacées, humiliées et battues…

“Le moyen le plus efficace de faire pression sur les femmes en prison, c’est justement d’exploiter le fait que ce sont des femmes", souligne Olya Simonova. Ainsi, l’administration pénitentiaire utilise sans scrupule les liens affectifs des prisonnières. “Il faut travailler beaucoup pour avoir l’autorisation de voir sa mère [en rendez-vous en prison] ? OK, alors je vais travailler ! Se laver seulement une fois par semaine dans le ‘bania’ [bain public russe, ndlr] ? D’accord, je vais faire l’impasse sur mon besoin de me laver [plus fréquemment]", nous raconte-t-elle. De plus, les liens à l’intérieur de la colonie aussi sont, eux aussi, réprouvés, comme le fait de s’asseoir sur le lit d’une autre détenue “pour pleurer sur son épaule", souligne Olya…

Exposition à Paris sur les prisonniers russes

Exposée dans le centre de Paris, une photo la prisonnière politique Ludmila Razoumova (et de son mari).

 

© Alexandra Domenech

Après la prison, le néant

Et quand les femmes sortent de prison, c’est “pour n’avoir nulle part où aller, ajoute Sacha Graf. Pendant leur détention, elles perdent pratiquement tous leurs liens [sociaux]". Un épisode de son podcast intitulé Au portail de la prison pour femmes il n’y a personne relate leur solitude. Une ex-détenue prénommée Anna y raconte que la plupart des prisonnières sont abandonnées par leurs conjoints au moment même où elles se retrouvent derrière les barreaux. “Je vois leur peine, je vois comment elles en pleurent", dit-elle.

Anna est décédée d’une overdose six mois après l’interview, souligne Sacha Graf, car n’y avait personne pour l’aider – phénomène, hélas, très répandu… Comme le met en lumière le podcast, les hommes, quant à eux, sont soutenus pendant et après l’incarcération. Il existe même un mot en Russe pour désigner une femme qui attend son conjoint emprisonné : zhdulia.

Les femmes envoient des colis et des provisions à leurs compagnons, restent en contact avec eux. Cette "culture de l’attente" est inexistante du côté des hommes : ils sont 99% à ne pas soutenir leurs conjointes incarcérées s’ils ont une dépendance à la drogue. Comme le racontait la peintre Alexandra Skotchilenko, il existe même des rituels carcéraux parmi les détenues, tels que porter les sous-vêtements à l’envers “pour éviter de se faire abandonner par son mari"…

Sacha Graf explique que l’ensemble des problèmes qui ont abouti à l’incarcération des femmes ne sont pas résolus, tels que l’absence de diplôme d’enseignement supérieur et d’emploi, ainsi que la dépendance à la drogue.

Parmi les facteurs aggravants qui les empêchent de se réinsérer dans la société : les diverses maladies chroniques ; ou encore la stigmatisation, qui est “plus importante pour les femmes que pour les hommes", insiste Sacha Graf. Une femme qui a été emprisonnée, explique-t-elle, est perçue comme un “phénomène hors du commun". De plus, beaucoup sortent endettées : elles ont fait un emprunt “pour survivre" et, en leur absence, leurs dettes s'accumulent...

Dans une lettre citée par le podcast Zhenski Srok, une prisonnière racontait : “Ma peine se termine à la fin du mois de juillet 2022 ; bientôt je vais quitter ces murs. Honnêtement, je ne sais pas du tout quoi faire, ni où aller. Ma mère est morte, et je ne veux plus retourner dans ma ville natale et me retrouver à nouveau dans le milieu qui a fait qu’aujourd’hui je n’ai plus de maison, plus de famille, et que me suis retrouvée ici…".

Dessin de Ludmila Razoumova

“La promenade", dessin réalisé par Ludmila Razoumova dans sa colonie.

 

© Ludmila Razoumova / Capture d’écran Telegram

La guerre comme seule issue ?

Il n’est donc pas étonnant que certaines détenues aient envie de partir à la guerre. “En en particulier dans les colonies où le régime est très sévère, appuie Sacha Graf, où les femmes (comme les hommes) se demandent si elles vont survivre jusqu’à leur libération… " Elle ajoute que dans certains cas, les femmes condamnées avec leurs conjoints dans le cadre d’affaires collectives de trafic de stupéfiants ont vu leurs compagnons partir à la guerre puis rentrer à maison – et “veulent la même chose". Et puis, bien sûr, il y a la rémunération des combattants. “C’est de l’argent qu’elles ne gagneraient nulle part ailleurs", souligne Sacha. 

Olya Simonova, quant à elle (ayant passé cinq ans en prison), souligne : “Il faut tout de même avoir des compétences et une confiance en ses propres forces pour choisir le risque, plutôt que prendre sur soi et attendre la fin de la peine, en sécurité ; en particulier s’il y a des enfants". Et de conclure : “La prison n’est pas aussi effrayante qu’elle ne paraît. C’est la pire version de la réalité, certes. Mais il n’y a rien de nouveau".

Autoportrait Ludmila Razoumova

“Carré noir" (autoportrait dans la cellule punitive), réalisé par Ludmila Razoumova.

 

© Ludmila Razoumova / Capture d’écran Telegram

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