Fil d'Ariane
Une lecture déterminante : celle de King Kong Théorie alors qu'elle avait 16 ans. Et c'est directement à son autrice, Virginie Despentes, que bien des années plus tard, Victoire Tuaillon a pu rendre hommage, car ce texte fut le déclencheur.
C'est ainsi, ne trouvant pas réellement sa place dans les rédactions qu'elle traverse, ni la tribune pour assouvir sa curiosité en termes de questions de genre, qu'en 2017, la journaliste fait naître Les Couilles sur la table. Objectif : interroger les masculinités d'un point de vue féministe.
Ecoutez le podcast de Victoire Tuaillon ► Les Couilles sur la table
Deux ans et cinquante épisodes plus tard, l'émission affiche quelques 500 000 "auditeurices" mensuel.les avec lesquel.le.s, elle tisse un lien très fort. D'ailleurs, c'est à la demande d'une partie de son auditoire, qu'elle décide de prolonger, noir sur blanc, ses discussions dans un livre sorti le 30 octobre.
C'est à l'occasion du festival Les Créatives à Genève, que Terriennes a pu la rencontrer.
Terriennes : Une femme qui parle de couilles, c'était plutôt inattendu ?
Victoire Tuaillon : Oui ! (rires) C'est vrai que c'est un peu vulgaire, mais c'est une expression qui rassemblait parfaitement mon projet qui est d'examiner les masculinités, la virilité et les hommes.
Quelle est la différence entre masculinité et féminité ?
VT : Les deux sont vraiment des constructions sociales. Les deux sont ce que le philosophe Paul Preciado appelle des fictions, ce qui ne veut pas dire que cela n'existe pas, car cela a des conséquences très concrètes dans nos vies, mais c'est un ensemble de constructions historiques très anciennes. Il n'y a pas de naissance de la masculinité, ni de la féminité, ce ne sont pas des choses naturelles. Ce sont des symboles, des pratiques sociales. Cela a l'air assez simple comme question, c'est quoi la masculinité, c'est quoi la féminité, mais si Les Couilles sur la table en est à 50 épisodes, c'est bien que c'est complexe.
Est-ce que vous faites une différence entre virilité et masculinité ?
VT : Oui, il y a une différence, ce n'est pas forcément le cas dans d'autres langues. Dans mon livre, j'explique que la virilité est associée à un ensemble d'attributs et de qualités qui peuvent être vues comme masculines, mais que les femmes peuvent aussi se réapproprier. C'est dans ce sens que Virginie Despentes dit que tout ce qu'elle a réussi dans la vie, elle le doit à ses qualités viriles.
Voir cette publication sur InstagramUne publication partagée par Victoire Tuaillon (@vtuaillon) le 11 Sept. 2019 à 11 :21 PDT
Existe-t-il une injonction à la masculinité du même type que pour la féminité ?
VT : Ca dépend, il y a aussi des hommes à qui on reproche d'être trop virils parce qu'on associe la virilité à une certaine façon d'être, des classes populaires notamment. C'est important de savoir ce que c'est que cette virilité, et comment elle peut être liée à l'agressivité, à la violence. C'est une première chose. Ensuite, ce qui est sûr, c'est que, quel que soit notre genre, on est soumis à toutes sortes d'injonctions. Dans King Kong Théorie, Virginie Despentes dresse une liste de toutes les injonctions faites aux hommes, qui commence par qu'est-ce que c'est d'être un homme ? Pourquoi ça implique une répression des émotions, d'être obligé de se battre, d'être fort etc... Donc bien sûr, les hommes souffrent d'injonctions liés à leur genre.
Qu'est ce qui vous amené à traiter de cette thématique ?
VT : J'ai eu envie de traiter la masculinité, parce qu'on parle des hommes tout le temps, on vit dans un monde fait par et pour les hommes, dans la musique, les livres, la façon dont sont construites nos villes... Mais il me semblait qu'on n'en parlait jamais directement.
C'est-à-dire qu'on considère que la masculinité, c'est l'être universel, le standard, mais on ne parlait pas de ce qu'il y avait de spécifique à ça, en tout cas pas dans les grands médias. Il se trouve qu'à l'université, cela fait des dizaines d'années qu'il existe des travaux sur cette questions, et c'est à la lecture de ces travaux que j'ai eu envie de lancer ce podcast, en interrogeant ces chercheurs car cela nous aide à beaucoup mieux comprendre nos propres vies, le monde dans lequel on vit, et les relations que l'on a les un.e.s avec les autres.
Il y a des hommes qui écoutent vos podcast ?
VT : Oui, il y en a ! La proportion d'auditrices est de 60% pour 40% d'auditeurs. Je reçois des dizaines de lettres et de messages par jour, et aujourd'hui, j'ai des retours d'hommes qui ont lu le livre et qui me disent que c'est très éclairant pour eux. Que ça les force à se poser de nouvelles questions, à s'interroger sur le monde dans lequel ils vivent et que ça leur est utile. Cela montre que le féminisme n'est pas qu'une question de femme, mais que ça nous concerne toutes et tous. Ce n'est pas une guerre contre les hommes, mais une guerre contre la domination masculine, ce qui est assez différent.
On suit jour après jour le décompte des féminicides en France, grâce au compte Facebook féminicide par ex ou conjoint. Les violences conjugales sont au coeur de l'actualité en France. Vous avez recueilli la parole d'agresseurs et d'hommes violents, ce qui est plutôt rare... Comment gérer ces témoignages ?
VT : Ce n'est pas moi qui ai sollicité les témoignages de ces agresseurs. Ce sont eux qui spontanément m'ont écrit. Je ne sais pas encore quoi bien faire avec ces paroles-là. Je ne sais pas s'il faut qu'on les entende ou qu'on leur donne la parole, mais ce qui est clair, c'est que on ne va pas résoudre le problème de la violence masculine sans les hommes. Il y a des structures qui existent dans plusieurs pays pour soigner des hommes violents, pour les empêcher de rester violents. Il semble hélas que ces structures manquent de moyens, tout comme les structures qui accueillent les femmes victimes de violence n'ont pas suffisament de budget, malgré le Grenelle des violences. On sait qu'il n'y a pas assez d'argent pour lutter contre ces violences. Et cet argent-là, il doit d'abord servir aux victimes. Mais c'est aussi une question de prévention des violences, et puis qu'est-ce qu'on va faire de tous ces hommes violents, puisqu'il est clair qu'il ne s'agit ni de monstres, ni d'extraterrestres, et que toutes et tous, nous vivons avec des hommes coupables de violences.
Que vous ont dit ces hommes violents qui vous ont contactée ?
VT : Ce sont des témoignages que j'ai reproduits dans mon livre, avec l'autorisation des auteurs. Ce ne serait pas juste de les résumer ici, en quelques phrases. Si j'en ai publiés certains, c'était dans le but de chercher à comprendre ce qui mène à la violence sexuelle. Je ne prétends pas que ce soit une explication qui vaille pour tous les types de violence, mais en tout cas, ça les éclaire en partie.
Le film J'accuse de Roman Polanski, est-ce que Les Couilles sur la table compte en parler ou non ?
VT : Je n'ai pas pour habitude de faire des épisodes qui réagissent directement à l'actualité. Mais on a traité évidemment dans plusieurs émissions de qui sont les violeurs, qui sont les harceleurs, qu'est-ce-qu'un boy's club... Tout ça, ce sont des épisodes qui visent à analyser les mécanismes de perpétuation de la violence, et de l'impunité dont jouissent les hommes qui se rendent coupables de tels actes. Je pense que dans le cas de Roman Polanski, on a un très bon exemple de ce que ça veut dire concrètement de bénéficier de l'impunité.
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