Lutte contre les violences faites aux femmes

"Les crimes passionnels n'existent pas", mais les féminicides ont toujours existé

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Vanessa, d'Arianna Sanesi

Vanessa Scialfa, une victime parmi tant d'autres, photographiée par Arianna Sanesi, dont une partie du travail illustre l'ouvrage Les crimes passionnels n'existent pas, aux éditions D'une rive à l'autre. 

©Arianna Sanesi
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La date du 25 novembre est décrétée par l'ONU, depuis 1999, Journée Internationale pour l'élimination des violences à l'égard des femmes. Dans Les crimes passionnels n'existent pas, (Éditions D'une rive à l'autre, 2023une photographe et deux historien.ne.s nous donnent à voir la réalité de ces violences de "l'intime" que "nous n'avons pas voulu voir et qui ont toujours existé".

"I would like you to see me" ("Je voudrais que tu me voies", traduction), le travail photographique d'Arianna Sanesi, réalisé en 2015 sur le féminicide en Italie, a été le point de départ de cet ouvrage. À une époque où le terme "féminicide" était pratiquement inconnu et où le phénomène était largement ignoré par les médias, cette série de photographies nous plonge dans le traumatisme subi par les familles des victimes mais aussi nous permet de voir ce qui ne se voit pas, ces drames de l'intimité.
 

Si des femmes ont été brutalisées, violées, réduites en esclavage, torturées, tuées depuis des siècles, les logiques de leur mise à mort sont spécifiques : elles ne sont pas tuées de la même manière que les hommes, ni avec la même intensité ni avec une ampleur similaire. Les crimes passionnels n'existent pas (extrait)

La rencontre entre les photographies d’Arianna Sanesi et le texte des historiens Lydie Bodiou et Frédéric Chauvaud apporte une nouvelle perspective sur le féminicide et les violences domestiques : une approche historique, basée sur les faits et les archives tels qu'ils ont pu les rassembler, et un questionnement sur cette invisibilisation des crimes perpétrés contre les femmes. 

Vanessa Scialfa

Vanessa Scialfa, 19 ans, a été tuée en 2012 par son compagnon qui l'avait auparavant isolée de sa famille et ses amis, elle avait perdu son travail parce-que il se plantait devant le magasin où elle était employée. Il a prétendu la chercher avec sa famille. Il a avoué l'avoir étranglée et jetée dans un ravin. "Sa maman m'a amené sur ce belvédère car elle m'expliquait qu'elle aime penser que sa fille est dans le vent, qui souffle fort là haut", confie Arianna Sanesi.

©Arianna Sanesi
Des violences en hausse de 15% en France en 2022

Quelque 244.000 victimes de violences conjugales (en grande majorité des femmes) ont été enregistrées par les forces de sécurité en 2022, soit une hausse de 15% par rapport à 2021.

Cette augmentation annuelle de 15% est "proche du taux d'évolution annuel moyen constaté depuis 2019", observe dans un communiqué le Service statistique de la sécurité intérieure (SSMSI).

"Dans un contexte de libération de la parole et d'amélioration des conditions d'accueil des victimes par les services de police et de gendarmerie, le nombre de victimes enregistrées a ainsi doublé depuis 2016", observe ce service. Les victimes sont des femmes à 87% et les mis en cause des hommes à 89%.

Seule une victime sur quatre a porté plainte. Les deux tiers des violences rapportées sont d'ordre physique, 30% d'ordre verbal ou psychologique et 5% sont des violences sexuelles.

Du "crime passionnel, coup de folie, amour fou" au féminicide

En 2017, dans le sillage de l'immense déferlante #MeToo, le terme féminicide commence tout doucement à se diffuser à l'échelle mondiale, son emploi restant encore marginal dans les médias. Deux ans plus tard, il devient le mot de l'année. "Existe-t-il des assassinats particuliers concernant les femmes qui ne seraient pas de même nature que ceux qui ont pour victime un hommes", questionnent les auteurs en préambule du livre. Depuis, un renversement s'est produit. Si pendant des millénaires, on mettait sur "le compte de l'accident domestique la mort d'une femme à la suite de coups", aujourd'hui, des organisations internationales telles que l'ONU ou l'OMS l'utilisent officiellement. 

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À un moment où la question est sur le devant de la scène, que nous ne pouvions plus nous réfugier derrière des phrases commodes que l'on trouve encore beaucoup. Lydie Bodiou, historienne

Pourquoi ce titre ? "À un moment où la question est sur le devant de la scène, nous ne pouvons plus nous réfugier derrière des phrases commodes que l'on trouve encore beaucoup : 'drame passionnel', 'coup de folie', 'amour fou', qui justifieraient la mort d'une femme sous les coups de son mari. Ce titre n'est pas une provocation car il n'y a pas de points de ponctuation, nous y tenions beaucoup, et nous avons choisi de titrer de manière négative, ce qui est assez rare dans le monde de l'édition, c'était notre choix", explique Lydie Bodiou. 

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Regarder le passé

Le livre retrace dans un premier temps "l'histoire d'une monstruosité". De la Grèce antique, et de ces petites filles "exposées à la naissance" finissant dans une corbeille à linge au bord des chemins, infanticide et "véritable tuerie silencieuse" au crime de masse perpétré contre des milliers de femmes, brûlées vives, après avoir été violées et torturées pour "sorcellerie" au Moyen Âge. Jusqu'au premier féminicide choquant l'opinion publique à la fin du 19e siècle, celui de la duchesse de Praslin, tuée à coups de couteau par son mari, et dont Victor Hugo a retracé la scène. 

Les historiens tiennent à la rappeler, faute de registre et de véritables archives dignes de ce nom, comment remonter le fil de l'histoire et l'étendue de ces crimes perpétrés contre des femmes parce que femmes ? Cette immense faille explique la difficile reconnaissance du phénomène à travers les époques alors qu'il existe depuis toujours. 

"C'est un travail que l'on mène depuis longtemps et ce que nous voulions avec Frédéric Chauvaud, c'est que l'on regarde notre passé, nos archives. Que l'on se regarde nous-mêmes aussi en tant qu'historiens, avec la démarche scientifique qui est la nôtre. Nous sommes dans un crime qui a toujours existé et qu'on a depuis longtemps occulté ou pas voulu voir", confie l'autrice. "Si le terme féminicide est récent, l'acte de tuer une femme parce qu'elle est une femme, lui, ne l'est pas", insiste-t-elle. 

Laura, d'Arianna Sanesi

Laura, photographiée par Arianna Sanesi, lors de son enquête menée auprès des familles de victimes de violences conjugales en Italie. 

©Arianne Sanesi

A l'origine du 25 novembre : l'assassinat des soeurs Mirabal

Il faudra donc attendre la deuxième moitié du 20e siècle pour que le phénomène commence à véritablement sensibiliser l'opinion publique. 

Le 25 novembre 1960 en République dominicaine sous la dictature de Rafael Trujillo, qui figure parmi l'une des plus sanguinaires, trois jeunes femmes, "lettrées ce qui était en soi déjà un exploit dans ce contexte", les trois soeurs Mirabal, sont tuées sur une route au retour de la prison où elles étaient allées voir leur mari. Tous et toutes étaient des opposants politiques, un mouvement qui commençait à sérieusement inquiéter le régime en place. 

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"Leur voiture a basculé dans un ravin. Ce n'était évidemment pas un accident.", nous raconte l'historienne. "On pourrait dire qu'il s'agissait d'un crime politique, et c'en est un, mais c'est aussi un féminicide". Trujillo "en bon dictateur viriliste qu'il était" avait jeté son dévolu sur l'une des soeurs, avocate, qui l'avait éconduit en lui donnant une gifle lors d'un bal, un affront public qu'il n'a pas supporté. 

L'ONU va reconnaitre en 1999 le jour de cet assassinat comme la date symbolique pour l'élimination des violences faites aux femmes. "Immédiatement, en Amérique latine, cette date prend sens dans la lutte, un sens politique au sens grec du terme, appartenant aux citoyens, mais aussi parce que ces soeurs étaient des femmes, et qu'elles étaient des femmes opposantes", observe Lydie Bodiou. 

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Crime banal, ordinaire et objets du quotidien

Pour l'historienne, l'objet du livre était de parler de ces "crimes ordinaires" : "des crimes que l'on ne voit pas, des victimes que l'on n'entend pas, des crimes qui ne sont pas comptabilisés, des archives qui n'existent pas". Pour elle, ces crimes ont "un côté excessivement commun qui fait que pour nous historiens, c'est une gageure et une honte, aussi, car si les contemporains de toutes les époques historiques n'ont pas voulu les voir, les historiens ne les ont pas vu non plus !".

Comme nous sommes dans le crime banal, les objets sont des objets opportunistes : un couteau, une casserole, un oreiller, c'est ce qui trouve là au niveau du quotidien. Lydie Bodiou

Des victimes invisibles, des crimes invisibles et des objets du crime ordinaires... "Nous parlons ici du féminicide intime, qui a lieu dans le creux de la chambre un soir ou dans la cuisine après un petit déjeuner", rappelle l'autrice, "Comme nous sommes dans le crime banal, les objets sont des objets opportunistes : un couteau, une casserole, un oreiller, c'est ce qui trouve là au niveau du quotidien, et c'est intéressant parce que ça va aussi avec l'invisibilité du crime, que nous ne voyons pas, la cafetière nous la voyons, nous, comme ce qui va faire notre café pas comme ce qui va devenir une arme du crime du quotidien". 

Fenêtres

Les violences conjugales, qui mènent parfois jusqu'au féminicide, sont des violences de l'intime, dans le "creux" des maisons. Pour illustrer ces crimes, Arianna Sanesi a choisi de montrer ces fenêtres éclairées, dans la nuit. 

©Arianna Sanesi

Féminicide de l'intimité

La maison et l'intime dans nos civilisations sont probablement "ce qu'on cache le plus à l'autre", rapporte Lydie Bodiou.

Les féminicides conjugaux, pas tous, mais pour certains et majoritairement, sont des chroniques d'une mort annoncée. Lydie Bodiou

"Les féminicides conjugaux, pas tous, mais pour certains et majoritairement, sont des chroniques d'une mort annoncée. Pour ces femmes - qui sont la majorité des victimes, il faut le rappeler - il y a eu des signes, des coups, des phénomènes d'emprise qui le plus souvent ont été masqués par les femmes elles-mêmes, et qui n'ont pas débordé de l'intime", ajoute-t-elle. 

"Le huis clos du quotidien devient la prison de la violence et du crime qui va avoir lieu", explique encore Lydie Bodiou. Pour elle, l'effraction de l'intime est une des caractéristiques du féminicide.

Portraits de mortes

Dans ces affaires, aujourd'hui plus médiatisées qu'auparavant, il apparait que l'on s'intéresse souvent plus au criminel, à l'agresseur, qu'à la victime elle-même: "La victime n'existe plus, à un moment, dans le procès, parce qu'on n'a pas voulu la voir ou entendre qu'elle était cette victime-là", estime l'historienne.

Ce qui nous intéresse, c'est que ces femmes ne soient pas isolées dans leur statut de victime, elles le sont, elles sont des mères, des filles, des soeurs et le féminicide durablement provoque des déflagrations, et l'on oublie souvent cela pour regarder plus le prédateur. Lydie Bodiou

"Le grand changement, c'est que nous parlons aujourd'hui ensemble de féminicides, mais ce terme n'est entré dans le dictionnaire qu'en 2015, c'est hier ! Derrière une Alexia Daval dont la presse s'est fait l'écho, combien de femmes n'ont pas de nom ? Combien de mamans, de frères, de conjoints ? ", s'indigne-t-elle. "Ce qui nous intéresse, c'est que ces femmes ne soient pas isolées dans leur statut de victime, elles sont des mères, des filles, des soeurs et le féminicide durablement provoque des déflagrations, et l'on oublie souvent cela pour regarder plus le prédateur". 

Entretien avec Arianna Sanesi

Terriennes : Comment est né votre projet ? 

Arianna Sanesi : Je ne suis pas photojournaliste, je suis photographe-plasticienne. En 2015, j'ai voulu parler des féminicides, ce qui n'était pas encore un sujet vraiment traité à l'époque. Ce n'est pas évident, car le sujet souffre - je trouve - de clichés visuels. On est rapidement habitué à ce qu'on voit, à un type de communication assez victimisante par rapport aux femmes. Aujourd'hui, c'est devenu un sujet très à la "mode", parfois surtraité sans que cela ne change la situation. 

Comment avez-vous procédé ?
La chose la plus compliquée, c'est l'accès. Habitant en Italie, je travaillais déjà avec des journalistes qui connaissaient les avocats des familles. Cela a été très long. Je tenais beaucoup à expliquer aux familles ce que je voulais faire. Souvent les familles sont désespérées et oubliées. Dans le cas où je n'y avais pas accès, j'ai choisi de raconter ces histoires par des natures mortes. 

Ce sont des violences de l'ombre et vos clichés sont sombres aussi, avec peu de lumière ... 
C'est ma manière de photographier. Dans le cas des rencontres avec les familles, il fallait rentrer dans des espaces privés, des maisons souvent fermées au reste du monde. Même la lumière qui entrait de l'extérieur n'était pas évidente. J'ai fait beaucoup de nocturnes car la question qui revenait souvent lorsque je faisais ce projet, c'est qu'on ne sait jamais ce qui se passe derrière ces fenêtres, derrière ces portes. On n'a aucune connaissance des histoires. Je me suis retrouvée tout simplement à photographier hors de ma fenêtre en regardant les autres fenêtres. Je pense que tout le monde a eu l'expérience d'entendre des cris venant d'autres appartements et de se poser la question : est-ce qu'on décide d'intervenir ou pas ? 

Le projet originel s'appelle "Je voudrais que tu puisses me voir", parce qu'en fait j'avais lu une lettre d'une femme disparue à son mari dans laquelle elle demandait justement ça, d'être vue. Toute ma pratique photographique s'articule autour de la question de voir, ne pas voir, donner à voir ... 

Gobelets

Rosa, étranglée par son mari qui avait initialement prétendu qu’elle s’était étouffée en buvant un verre d’eau, disait qu’elle n’avait que de la vaisselle en papier parce qu’il cassait tout à chaque fois qu’il se mettait en colère.

©Arianna Sanesi



Vous photographiez des objets pour raconter ces histoires, notamment des gobelets en plastique, racontez-nous...
C'est l'histoire d'une femme étranglée par son mari, lui au début avait appelé la police en disant que sa femme s'était étranglée en buvant un verre d'eau. Autour d'elle, on parlait du fait que chez eux, il n'y avait que de la vaisselle en papier parce que son mari quand il s'énervait, il cassait tout et donc elle avait trouvé la solution à ce problème en n'utilisant que de la vaisselle en carton. Quand cette personne dit que ça fait partie de la normalité, ça doit poser la question qu'il y a un problème. Ce n'est pas normal d'avoir que de la vaisselle en papier chez soi pour éviter la colère d'un mari ... 

Un bout de pain trop dur

Stefania, battue à mort par son mari. Elle essuyait des réprimandes pour la moindre de ses « erreurs », comme lorsque le pain était trop dur.

©Arianna Sanesi



Un autre cliché montre un bout de pain... 
Cette photo raconte une histoire terrible. Il y avait tous les signaux. La famille savait. Il y a souvent tout ça sous les yeux des gens et on se dit que ça n'arrive qu'aux autres. Cette femme vivait dans l'alerte continue de tout faire bien parce qu'un bout de pain trop sec pouvait engendrer des crises de colère de cette personne. 
Ce qui est souvent sous estimé, c'est aussi le contrôle économique au sein des familles. Je connais des femmes dont le mari contrôle le ticket de caisse et elles trouvent ça normal. Moi non. 
Cette histoire est d'autant plus terrible que cette femme a été tuée derrière une porte vitrée, et qu'il y avait quelqu'un à l'extérieur qui n'a pas réussi à rentrer alors qu'elle essayait de s'échapper, et que le mari l'a véritablement tabassée jusqu'à la mort sous ses yeux. 

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