Les écrivaines, grandes oubliées du bac ?

Les œuvres de femmes dans les programmes scolaires et aux épreuves du baccalauréat sont ignorées de manière chronique en France. Pour beaucoup, l’argument du sous-nombre des figures féminines dans l’histoire domine. Pour d’autres, c’est une question de longue date, insuffisante pour remettre en cause la logique de hiérarchisation entre les femmes et les hommes.
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Simone de Beauvoir
L'écrivaine française Simone de Beauvoir à Paris en décembre 1964. Crédit photo : AP/Jean-Jacques Levy 
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Plus que quelques semaines avant le début des épreuves du baccalauréat 2015. Au programme de terminale littéraire (bac L) cette année : « Les Mains libres » de Paul Éluard, et « Madame Bovary » de Gustave Flaubert. Comme en 2014, et depuis plus de dix ans, aucun ouvrage écrit par des femmes n’a été retenu pour les épreuves de littérature du bac L, contre trente­-deux hommes depuis 2001.
 
En septembre 2014, Ariane Baillon, jeune bachelière bordelaise, avait déjà réclamé plus de figures féminines dans les manuels scolaires, via une pétition adressée à Benoit Hamon, alors ministre de l’Education nationale, qui avait remporté un franc succès. Cette fois-ci, c’est l’illustratrice et auteure de bande dessinée Maureen Wingrove, alias Diglee sur son blog, qui constatait le mois dernier, le manque d’auteures au bac et dans les programmes scolaires.

Diglee auteure de BD se moque de l'omniprésence des écrivains
En renversant la proposition, sur son blog, Diglee auteure de BD se moque de l'omniprésence des écrivains aux dépens des écrivaines dans les programmes scolaires français
Capture d'écran du blog de Diglee

 
Sensibilisée à la lecture dès son plus jeune âge, diplômée « logiquement » d’un bac de la filière littéraire, Maureen Wingrove a décidé de rattraper « 10 ans de lecture pour rééquilibrer la balance et ajouter de la mixité aux modèle de (son) adolescence ». Mais ces choix de livres de chevet questionnent, tant dans sa sphère privée que professionnelle. Un « phénomène curieux », qu’elle a aussi observé dans les médias : les références culturelles acceptables sont genrées et de sexe masculin.

 

Le travail d'historiennes pour faire émerger le vivier de femmes grandes a été fait

Moins de figures féminines

 
Ce sont les professeurs qui choisissent les textes à étudier durant l’année scolaire, hors épreuves de littératures du bac Littéraire, et tant qu’ils correspondent aux domaines imposés dans les programmes. Diglee, elle, n'a étudié que quatre écrivaines de la 6e à la terminale. Pourtant « des femmes auteures qui déboitent, il y en a eu plein ! ». La bloggueuse rend d’ailleurs hommage à plus d’une dizaine d’entre elles, telles que Madame de Staël, Olympe de Gouges, les soeurs Bronté, Colette, Simone de Beauvoir, Marguerite Duras ou encore Annie Ernaux.
 
Une liste loin d’être exhaustive pour l’illustratrice. Pour d’autres, la sous-représentation des femmes dans la littérature justifie du manque de références féminines dans les programmes. « Par la force des choses, il y a peu de femmes écrivains dans l’histoire. Et celles qui existent sont étudiées : Madame de Sévigné, Christine de Pisan, Marguerite de Valois. Ça n’a pas à devenir un critère de choix des auteurs, nous sélectionnons les œuvres en fonction de l’intérêt littéraire, pas du sexe », explique Romain Vignest, président de l’Association des professeurs de lettres, au journal Libération.
 
Un argument que Sophie Ernst, professeure de philosophie, auteure de "Femmes et école. Une mixité inaccomplie" ainsi que de nombreux ouvrages et articles autour de pédagogie, en particulier dans l'enseignement de la Shoah, ne remet pas totalement en question. « Il est vrai que dans l’enseignement, hors université, on doit transmettre les trésors du passé et un héritage ancien et reconnu de classiques. De fait, les femmes sont beaucoup moins nombreuses. En philosophie, ce n’est pas compliqué, il y a une femme, Hannah Arendt. Selon moi, Simone de Beauvoir mériterait très largement d’être plus étudiée ».
 
Un vivier restreint qu'elle explique par la domination masculine et la probabilité beaucoup plus faible pour une femme d’accéder d’abord à l’instruction, puis d’acquérir une reconnaissance au même titre que les hommes. Malgré cette logique sociale historique, Sophie Ernst estime que depuis le travail sur l’histoire des femmes de Michelle Perrot, historienne et militante féministe française, « réalisé et mis à disposition justement pour faire émerger un vivier de femmes grandes », il n’y a plus de raison valable pour les laisser de coté, si ce n’est par manque de « volontarisme ».
 
Hannah Arendt
La philosophe américaine Hannah Arendt, la seule à être étudiée en classe de Terminal en France. Crédit photo : AP

Une question féministe mal posée

 
Ce que regrette surtout Sophie Ernst, c’est de ne pas aller plus loin dans le débat féministe. « C’est toujours la même question : le manque de reconnaissance symbolique des grandes femmes qui ont émergé dans l'histoire ». Pour elle, le féminisme régresse quand il s’intéresse uniquement aux femmes « dans une logique de têtes du système. On se pose uniquement la question en termes de femmes ministres, de cheffes d’entreprise, de femmes qui commandent et dont les actions sont reconnues par la société. »

Sophie Ernst, philosophe, pédagogue et féministe
Sophie Ernst, philosophe, pédagogue et féministe
DR

Sophie Ernst estime que le féminisme avait d'autres capacité à remettre en cause le partage des fonctions. En s’appuyant sur l’ouvrage « Juive, catholique, protestante. Trois femmes en marge au XVIIe siècle » (Seuil, 1997) de l’historienne américaine Nathalie Zemon Davis, l'enseignante explique que certaines femmes ont pu exprimer leur créativité et acquérir une reconnaissance de pairs, « sur un mode qui ne les mettait pas en concurrence avec eux ».

Par exemple, dans l'ouvrage, la protestante est dessinatrice botanique. « Elle joue ainsi d'un secteur féminin en réalisant des dessins qui ont finalement une réelle portée scientifique pour la botanique. Et ses pairs n'ont pas besoin de la reconnaître comme savante parmi eux »Finalement, c'est comme si les femmes « ne peuvent pas, et n'ont de toute façon pas le droit, d'être dans des itinéraires de réussite et de reconnaissance considérés comme normaux, donc fatalement masculins ». 
 
Pour Sophie Ernst, rien n’a changé aujourd'hui. Mais réduire les enjeux féministes à cette question du manque de références féminines dans les manuels scolaires est pour elle, très insuffisant. « Les mécanismes de domination masculine et ceux qui attribuent des rôles aux femmes et aux hommes sont extrêmement plus complexes. »