Fil d'Ariane
"Nous sommes stupéfaits (...) qu'une théorie académique puisse être interdite par la loi". Voilà les mots utlisés par l'Université Babes-Bolyai (UBB) de Cluj, la deuxième plus grande du pays, dans un communiqué officiel publié peu après le vote de la nouvelle loi sur l'éducation au Parlement roumain, le mercredi 16 juin 2020.
"Les cours sur l’identité de genre et l’égalité de chances seront interdits, en violation de l’autonomie universitaire", s’insurge de son côté le sénateur de centre droit et professeur à l’Université de Bucarest Vlad Alexandrescu. "La Roumanie s’aligne sur des positions promues par la Hongrie et la Pologne, devenant un régime qui introduit la police de la pensée", a-t-il réagi.
Voici la réaction d'un autre enseignant postée sur sa page Facebook : "À la faculté de sociologie et d'assistance sociale de l'Université de Bucarest, j'enseigne, entre autres, un cours sur les minorités et l'équité. Dans chaque cours, j'introduis aussi des éléments de genre. Je ne compte vraiment pas m'arrêter pour la simple raison que si je le faisais, je ne ferais plus mon devoir. Parce que mon rôle est de guider mes élèves à comprendre le comportement de l'homme dans la société. Et les gens sont divers".
A l'origine de cette colère : un amendement à la loi sur l’éducation nationale. Déposé par un théologien et sénateur d’un petit parti de centre droit, le PMP, voici ce que prévoit ce texte : "sont interdites les activités propageant la théorie ou des opinions sur l’identité de genre en vertu desquelles le genre est un concept différent du sexe biologique et les deux ne sont pas toujours identiques". L'amendement, déjà adopté par les députés grâce notamment aux voix des sociaux-démocrates toujours majoritaires bien que dans l’opposition, doit être promulgué par le président de centre droit Klaus Iohannis pour entrer en vigueur.
Ce vote intervient après l’élimination par les élus d’un texte autorisant les écoles à introduire des cours d’éducation sexuelle. Ces derniers ont expliqué leur décision par le souhait de "préserver l’innocence des enfants", dans un pays membre de l’UE qui enregistre le plus fort taux d’accouchements de mineures, selon un rapport d’Eurostat datant de 2019.
Avant la Roumanie, la Hongrie voisine avait interdit les études de genre en 2018. En mai 2020, Budapest a également interdit l’inscription du changement de sexe à l’état civil et la reconnaissance juridique de l’identité de genre des personnes transgenres, malgré de nombreuses protestations internationales.
Plusieurs ONG et associations d’élèves et d’étudiants, appuyées par une pétition en ligne ayant recueilli plus de 16.000 signatures en quelques heures, ont exhorté le président Iohannis à ne pas entériner cette interdiction qui "enfreint les obligations assumées par la Roumanie" auprès d’organismes internationaux.
Pour les organisations LGBTQ+ roumaines, ce projet de loi "marginalise davantage la communauté transgenre, qui souffre déjà de discrimination". Selon elles, ce texte constitue une violation de la liberté d’expression et du droit à l’éducation, et constituerait un recul dramatique dans la lutte pour l’égalité des sexes et contre le harcèlement scolaire, notamment.
Appel international contre l'interdiction de l'enseignement sur le genre en Roumanie https://t.co/1WSlp9vOrb via @wordpressdotcom
— Sylvia Duverger (@SylviaDuverger) June 20, 2020
"Je suis en colère, je me sens effacée. L’État roumain me dit que, en tant que femme trans rom, je n’existe pas. Non, les politiciens n’ont pas à décider de mon identité", déclare Antonella Lerca Duda, membre du comité de MozaiQ, dans un communiqué de l’association, sur le site 360.ch.
"Si elle est adoptée, cette loi pourrait avoir des conséquences majeures pour les femmes et les personnes LGBTI dans ce pays. D’une part, elle rendra illégale la plupart des dispositifs de lutte contre le sexisme, l’homophobie et la transphobie à tous les niveaux d’étude, de la maternelle à l’université. D’autre part, elle empêchera le fonctionnement des programmes en études de genre et menacera l’existence future de ce domaine d’études, alors que la Roumanie comprend deux masters en études de genre et une scène intellectuelle féministe et LGBTI dynamique.", écrit sur le site de la RTBF David Paternotte, qui préside le comité de gestion du master interuniversitaire en études de genre à l'Université Libre de Bruxelles, (auteur avec Roman Kuhar de Campagnes anti-genre en Europe. Des mobilisations contre l’égalité, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2018, ndlr).
Le chercheur s'inquiète aussi d'un effet "tâche d’huile", qui pourrait "confirmer une tendance amorcée depuis quelques années. En effet, ce texte fait suite à la décision hongroise de désaccréditer les programmes en études de genre en 2018 et son contenu rappelle les mobilisations, nombreuses dans le monde, pour dénoncer l’emprise d’une soi-disant "idéologie" féministe, "homosexualiste" ou trans dans les écoles".
"Cette loi menace aussi les valeurs européennes, telles qu’elles ont été définies jusqu’à présent dans les traités, et contribue ainsi à l’érosion de la démocratie", ajoute David Paternotte.
La Roumanie a seulement dépénalisé l'homosexualité en 2001. La Roumanie fait partie des pays de l'Union européenne qui ont le plus à faire en matières de droits LGBT, selon ILGA Europe, une ONG LGBT européenne. Le pays se situe juste derrière l'Ukraine ou encore l'Italie. En 2018, le référendum pour interdire le mariage entre personnes du même sexe avait échoué faute de quorum. A ce jour, la législation roumaine n'autorise ni le mariage entre personnes de même sexe ni l'union civile.