Fil d'Ariane
"Je jure devant mes ancêtres de respecter les lois de la Colombie et je promets de m’employer à ce que la dignité pour tous devienne une habitude". C’est à ces mots que Francia Márquez est devenue la première vice-présidente de gauche, noire, féministe et militante des droits des afro-colombiens. Du jamais vu.
Toute sa tenue criait ce bouleversement dans un pays historiquement dirigé par les partis conservateurs : ses boucles d’oreille reproduisaient les contours du continent africain, sa robe signée Esteban Sinisterra Paz, un jeune créateur très inspiré par la mode afro-colombienne, rappelait les couleurs du Pacifique colombien, sa région d’origine.
Mais rien d’inhabituel dans la garde-robe de la femme la plus puissante de la Colombie, car elle n’a jamais cessé de porter les couleurs de ses "ancêtres". Ubuntu ne répète-t-elle pas sans cesse : "Je suis parce que nous sommes"? Ce "nous", ce sont aussi toutes les femmes afro-colombiennes qui ont savouré ce moment qui, hier encore, semblait si lointain. Une femme qui leur ressemble et qui les représente.
Lire aussi dans Terriennes ► Elections en Colombie : trois femmes candidates, visages de la minorité afro-colombienne
"La visibilisation est très importante. Avoir une vice-présidente en Colombie, et avant cela au Costa Rica, envoie un message très important. C’est un pas supplémentaire vers une plus grande participation politique des femmes afro-descendantes", analyse Shirley Campbell Barr, anthropologue, activiste, poétesse, et une des figures les plus emblématiques de la lutte des femmes afro-descendantes de la région.
Depuis l’esclavage de l’époque coloniale, à la fin du XVe siècle, et jusqu’aux mouvements d’indépendance du XIXe siècle, la conscience d’une identité noire s’affirme. "Puis, dans les années 1920, dans des villes comme Sao Paulo, au Brésil, des groupes d’hommes noirs publient leurs propres journaux pour parler de et pour la population noire. Les femmes s’investissent aussi pour défendre leurs droits", raconte l’anthropologue Peter Wade de l’université de Manchester, qui a étudié de très près le concept de "race" en Colombie et le racisme en Amérique latine.
Avec la Colombie, le Brésil est d’ailleurs un des pays le plus avancé en matière de lutte contre la discrimination. C’est aussi, statistiquement parlant, le pays de la région qui compte la population noire la plus importante. Les raisons : contrairement aux autres pays latino-américains, le Brésil n’avait pas une population indigène sédentaire assez nombreuse pour travailler les terres. Les Portugais ont fait donc venir en grand nombre des esclaves africains en provenance des autres colonies qu’ils possédaient.
Les systèmes de recensement font état désormais de la population afro-descendante... Les chiffres parlent et nous disent que cette population est marginalisée.
Shirley Campbell-Barr, anthropologue, activiste, poétesse
Mais cette importance numérique n’explique pas totalement la vigueur des mouvements d’émancipation : "C’est le pays où la recherche universitaire s’est intéressée le plus tôt aux questions de racisme, d’exclusion, d’inégalités. C’était pendant les années 1950. Cette production de connaissances va de pair avec le recensement de la population et inclut très tôt dans le XXe siècle des questions sur la ‘couleur’", explique Peter Wade.
Car compter est essentiel, selon Shirley Campbell : "Nous avons des statistiques officielles plus claires qui montrent la situation réelle des populations noires. Les systèmes de recensement, dans nos pays, font état désormais de la population afro-descendante. C’est ainsi que le sentiment d’autodétermination a pris une énorme importance. Les chiffres parlent et nous disent que cette population est marginalisée. Quand nous prenons conscience de qui nous sommes et de nos défis, nous pouvons commencer à travailler pour résoudre les problèmes".
Pour comprendre l’essor de ces groupes de pression, il faut comprendre "le rôle des femmes noires, leur expérience de l’esclavage, puis de la servitude et de la discrimination, qui les poussent à développer des mécanismes de protection et des techniques de résilience. Ce qui crée une tradition d’autonomie", rappelle Peter Wade.
"C’est le mouvement le plus organisé de femmes et le plus international, ajoute la poétesse. C’est en 1992 que le Réseau de femmes afro latino-américaines et de la diaspora a été créé en République dominicaine, dix ans après une réunion capitale de femmes afro- descendantes à Cuba".
La même année, la Journée internationale de la femme afro-descendante a été déclarée. Epsy Campbell, sœur de Shirley et future vice-présidente du Costa Rica, a dirigé l’organisation entre 1997 et 2001. "La politique ne se transforme pas seule. Seuls les mouvements sociaux et les revendications de la population obtiennent de véritables transformations", écrit celle qui a porté le projet de déclarer le 31 août comme la Journée internationale des afro-descendants en 2020.
Ce sont, effectivement, les mouvements de défense des terres contre l’extractivisme et la spoliation qui se sont peu à peu enrichis de demandes plus spécifiques liées au racisme et au sexisme. "En Amérique latine, les femmes indigènes et afro-descendantes ont payé le prix fort des conflits armés […]. Elles sont victimes de déplacement forcé, de violences sexuelles, de persécution politique parce qu’elles défendent leurs terres ancestrales. L’impact de ce phénomène doit nous forcer à considérer les spécificités de leurs expériences", souligne dans ses publications Mara Viveros Vigolla, professeure à l’Université nationale de Colombie. Sa recherche porte sur le rapport entre racisme et Etat, ainsi que sur les différents types de masculinité.
C’est justement en défendant l’accès à l’eau pour sa communauté, victime de la violence et de l’exploitation minière illégale, que Francia Marquez s’engage dès son plus jeune âge. Nous sommes dans les années 1990, une décennie très sombre dans ce pays, qui marque aussi un tournant dans la reconnaissance de la population noire.
"En 1991, les Afro-Colombiens ont réussi à avoir un impact très fort lors du processus de la réforme constitutionnelle. Le texte qui en a découlé garantissait plus de droits et une représentation politique affirmée à cette population. La Colombie était à l’avant-garde", explique le chercheur Peter Wade.
Deux années après, le Parlement vote une loi reconnaissant l’accès à la terre, le droit à la propriété collective et établissant des mécanismes de protection de l’identité des communautés noires. Loin d’être suffisante, la nouvelle législation a marqué un avant et un après. "Puis bien d’autres pays de la région ont suivi", notamment en Amérique centrale qui reconnaît depuis plusieurs décennies les communautés noires comme les Garifunas.
Dans son texte Droits humains et justice internationale l’avocate et défenseure des droits humains brésilienne Flavia Piovesan défend cette approche : "La protection des droits humains ne peut pas juste se cantonner à des politiques universalistes. Celles-ci doivent être spécifiques et adaptées aux groupes socialement vulnérables. Il est dont très important que des femmes noires puissent se présenter et soient élues pour qu’elles puissent porter les aspirations de leurs communautés et proposer des solutions spécifiques à leurs problèmes spécifiques".
Sur la photo de classe des gouvernements latino-américains, l’absence de femmes noires aux postes de pouvoir est criante."Néanmoins, une véritable transformation s’est opérée, car elles occupent des positions de premier plan dans les organisations sociales ou encore dans le monde de l’entreprise. Nous vivons un moment important car les pouvoirs publics comment à s’interroger" sur les politiques mises en œuvre.
L’autrice de Rotundamente negra ("Farouchement noire") met l’accent sur les nouvelles formes de militantisme, ainsi que sur la force du réseau. "Nous sommes mieux organisées qu’il y a une dizaine d’années, mieux connectées et plus conscientes des actions des organisations dans tout le continent". L’activiste évoque l’affaire George Floyd aux Etats-Unis et les répercussions en Amérique latine où existe désormais une véritable discussion autour des violences policières et du racisme d’Etat. Car impossible de ne pas évoquer les Etats-Unis. La lutte pour les droits civiques chez le grand voisin du Nord est une influence de taille.
Pour l’anthropologue Peter Wade, "nous sommes entrés dans une nouvelle étape des luttes contre le racisme et pour l’égalité. Une nouvelle étape qui bénéficie des avancées des années 90 ternies par une intensification de la violence et de l’exploitation intensive des terres".
Ce diagnostic ne vaut pas pour l’ensemble des pays de la région. L’Argentine et le Mexique commencent à peine à reconnaître l’existence même de ces populations et la législation les concernant est toute récente. Dans ce dernier pays, c’est depuis 2020 que le recensement de la population s’y intéresse. 2 576 000 personnes se disent afro-mexicains, soit le 2,04% d’une population de plus 126 millions.
Le Mexique pourrait être le contrexemple du Brésil. "Au début de l’époque coloniale, une importante population africaine vivait dans le pays. Mais il n’était pas nécessaire de faire venir des esclaves africains, car il existait une force de travail indigène considérable. Au cours du XXe siècle après l’indépendance et au cours de la construction de la nation, les noirs ont été écartés du récit national. L’Etat a promu l’idée d’un peuple métissé qui puisait ses origines dans des civilisations glorieuses comme la civilisation aztèque. Le noir a toujours était important mais comme un cliché dans l’humour ou la musique pour définir ‘ce que nous ne sommes pas’", précise Peter Wade.
Pourtant, la recherche académique mexicaine s’intéresse depuis au moins trente ans à cette "troisième racine".
Sur la Costa Chica, la côte qui s’étend entre le Guerrero et le Oaxaca, à l’ouest du pays, des femmes se mobilisent pour déconstruire des siècles d’effacement. Des organisation féministes, comme les Afrocaracolas, ont pris conscience de leur vulnérabilité lors de la pandémie et s’organisent depuis pour "défendre leur culture" et conquérir de nouveaux droits. En septembre a lieu le tout premier festival afromexicain de l’Etat du Guerrero. Et il y a moins de deux mois s’est tenue la première rencontre de femmes afro mexicaines.
Nous exigeons des politiques publiques contre les violences de genre que nous subissons en tant que femmes afro-mexicaines. Nous exigeons l’accès à la santé ainsi que la garantie de nos droits sexuels et reproductifs.
Collectif Afrocaracolas
"Notre objectif est de porter un agenda contre le racisme. Nous résistons grâce à la poésie et nous exigeons de l’Etat et des gouvernements locaux des politiques publiques qui œuvrent contre le sexisme et le racisme afin de prévenir et combattre les violences de genre que nous subissons en tant que femmes afro-mexicaines. Nous exigeons l’accès à la santé ainsi que la garantie de nos droits sexuels et reproductifs", revendiquent les membres de l’organisation.
Une revendication qui passe par la musique, le chant, la poésie, des ateliers de création. Et aussi par la mode. Car hier comme aujourd’hui, l’esthétique au sens le plus large du terme est au cœur des luttes. Les tissus, les bijoux et les coiffures traditionnelles sont politiques.
Pour l’anthropologue Peter Wade, la culture a toujours été un champ important d’exploration dans la revendication de droits des afrodescendants. C’est en quelque sorte un retournement de stigmate, car on restreint cette population à son apparence et à son physique. C’est particulièrement vrai dans la mode et la beauté. "De nombreux exemples existent de femmes qui s’organisent autour du soin des cheveux. Elles se réconcilient avec une chevelure considérée pendant des siècles comme moche, rêche et mauvaise".
L’organisation Afrocaracolas organise des ateliers de soins qui font office de thérapie, pour prendre soin d’une chevelure et d’une peau négligées par l’industrie cosmétique. "Quand vous interrogez des femmes en Amérique latine, elles vous racontent souvent des expériences douloureuses physiques et psychologiques avec leurs cheveux car il s’agit de les dompter", ajoute Peter Wade.
Cette réappropriation de la culture et des racines s’accompagne d’une prise de conscience de toutes les inégalités. Les Afrocaracolas soulignent, par exemple, que les communautés afro de la célèbre ville d’Acapulco n‘ont pas de système d’eaux usées. L’accès restreint à l’eau constitue effectivement une des plus grandes inégalités. L’Organisation panaméricaine de la santé montre que les populations afro-descendantes dans 18 pays latino-américains vivent dans des conditions pitoyables qui portent atteinte à leur santé. En Uruguay, 42% des afrodescendants ont un accès limité à l’eau potable ; c’est 81% au Nicaragua.
Pour la Costaricienne Shirley Campbell, le fait d’avoir une vice- présidente noire en Colombie n’occulte en rien toutes ces injustices et ne met pas sur le tapis les problématiques spécifiques qui touchent les Noires de la région. Après tout, Francia Marquez a bien été traitée de "king-kong" par une chanteuse pendant la campagne électorale. Mais "la place de la femme noire dans nos sociétés est un très long processus. Un travail de très longue haleine" qui trouve aujourd’hui un nouvel élan.
"Je rencontre de jeunes filles de 11 ou 12 ans qui parlent de façon très affirmée de leurs droits. C’est un changement générationnel", écrit l’ancienne vice-présidente du Costa Rica Epsy Campbell.