Fil d'Ariane
Lisa vit en France depuis plus de 20 ans, aujourd’hui installée dans l’Allier à Ainay-le-Château, non loin de Montluçon où elle expose durant tout l’été. C'est là qu'elle concilie vie de famille et travail artistique « viscéral ». De passage à Paris, le temps d’un café, elle nous livre le sens de ses œuvres « crues » avec une passion et une puissance qui séduisent par la force de son exercice sur la viande et la métamorphose de « ses » femmes.
Elle hache, découpe, compose, réinterprète, manipule ; les femmes crues de Lisa Salamandra affirment sa sensualité et séduction. Ses portraits réalisés exclusivement à base d’images publicitaires de viande crue, révèlent la résistance du corps écorché.
Ses figures, toujours féminines, font partie de ce processus dans lequel elle les place au centre des interprétations multiples : « pour moi l’être féminin est ‘multiple’, il est amené à jouer plusieurs rôles et postures, comme la femme, la mère, la vierge, la salope, la femme au foyer, la femme au travail. C’est la plasticité de son caractère que j’ai toujours eu envie d’exprimer par sa figure ».
Ses œuvres expriment le cheminement de quinze ans de recherche sur les représentations du féminin, mais ne se revendique pas comme féministe, il l’est presque malgré elle.
Lisa observe, elle s’observe à travers ses découpes, ces corps de femmes en mille morceaux, comme une mosaïque faite des fragments de sa vie, de son expérience. « Mon art ne cherche donc ni à nier une position défavorisée de la femme ni à la mettre en lumière. Je débute ma recherche du motif par une analyse des réactions face à l’image publicitaire de viande crue et face à mes œuvres (mes victimes)».
- Lisa Salamandra expose aux Etats Unis et en Europe depuis 1989. Elle est diplômée d’un B.F.A. du Marylan Institute, Collège of Art (USA 1989) et d’un Master II Recherche en Arts Plastiques de l’Université Paris I-Panthéon-Sorbonne. Actuellement, elle mène ses études doctorales sur la série « Raw Meat » à la Sorbonne.
- Elle a publié un premier livre consacré à une de ces séries le Daily Bread (Mon pain quotidien, Editions, Turquant, 2009). Une deuxième publication sur son travail du Daily Bread: Raw Meat (éditée par Shakers, Montluçon).
- Pour la première exposition du « Raw Meat » en décembre 2013 à l’Institut Franco-Américain à Rennes, un catalogue a été édité qui comprend un Calendrier Perpétuel des Pin-ups en viande-crue-publicitaire.
Au premier abord, cette image de la viande crue sur ces silhouettes féminines agit comme une grande gifle à l’image de la femme, car là, la viande devient peau, chair et habit. Pour Lisa «elle peut être aussi appétissante que dégoûtante, aussi attirante que repoussante, aussi humoristique que grave… Cette image permet un spectre d’interprétations inédites. Elle est "décalée". En remettant au centre de l’acte artistique la publicité et la propagande de l’image féminine, j’essaie d’interroger l’ensemble des processus qui se servent de la femme et qui transforment son image charnelle en marchandise.
La construction de son œuvre s’inspire des maîtres comme Edouard Manet et sa célébrissime « Olympia », ou Titien et sa « Venus d’Urbain », et encore de Gustave Courbet et sa ‘scandaleuse’ « Origine du monde ».
Dans son travail, on est très loin du corps déshabillé, sans aucune idéalisation. Il s’agit plutôt d’une brutalité de la chair, un traitement du corps qui transforme son image et donne lieu à des interprétations voire des bouleversements : « les gens sont très gênés par les femmes crues, ça suscite toujours une réaction, radicale, tranchée. Il m’est arrivé que certains ne voulaient pas regarder ». « Je me suis déjà fait refuser à des expositions pour lesquelles j’avais proposé mon « Origine du monde d‘après Courbet » en 2010 à Paris. Il y a des personnes auxquelles je présente mon travail qui en débattent et d’autres qui le rejettent sans discuter. Moi, je tiens au fait que je ne défigure pas la femme. La viande est belle, elle est appétissante, elle est crue, dévoilée, ces femmes sont entières, je ne cherche pas à provoquer. Je suis toujours étonnée que les gens soient consternés par mon approche et je reste toujours méfiante quand au contraire cela plait tout suite».
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« L’image publicitaire est érotique, attirante et grotesque à la fois. Il y a une polysémie atteinte par la viande que je détourne en femme et je suis consciente de toucher à plein d’interprétations à la fois. Mon mélange femme/viande crue parle de la condition charnelle de la femme à travers son image ».
Les composants de ses œuvres jouent un rôle important dans la lecture de son travail et sa démarche. Lisa Salamandra affirme que « si on veut créer, on peut le faire avec n’importe quoi qu’on trouve sous la main ». Il n’y a donc pas d’excuses pour arrêter le processus créatif, « parfois ce n’est pas facile de s’acheter des matériaux pour un artiste peintre, alors on peut tout utiliser ».
Elle se sert des choses ordinaires, tirées du quotidien français, comme le papier d’emballage du pain pour sa série « Daily Bread » (« Mon pain quotidien »), ou les photos publicitaires des prospectus du supermarché et les images de femmes stéréotypées, qui font partie de la culture populaire, notamment les ‘pin-up’, des années 1950 pour lesquelles Lisa Salamandra a créé un «Perpetual Calendar» (Calendrier Perpétuel : « Ces pin-up je les ai réintroduites dans un calendrier d’un format très populaire, celui que tu trouves chez les garagistes et j’ai décidé de sacraliser mes femmes, en effet, je préfère placer mon curseur vers le sacré que vers le trivial »
Acte de création pure ? Lisa, assume le fait de chercher le trouble. « J’aime être troublée », lance-t-elle avec un grand sourire. Pour elle, l’aspect des images publicitaires de viande opère sur l’œil une « attraction visuelle ». Ce qui en découle est à la fois attirant et repoussant : «Je ne peux pas vraiment expliquer les choses que j’ai suivies, la viande s’est imposée à moi, plastiquement, ça m’a attrapée et comme l’autocensure n’existe pas dans mon univers, je me laisse attraper ».
Une obsession ? On dirait plutôt une quête infinie motivée par son envie d’aller au de-là de ses limites, une femme bosseuse, infatigable quand il s’agit de peindre ou gérer ses multiples activités dans son village Ainay-le-Château. Une «working girl», une femme qui travaille 15 heures par jour quand la tâche le mérite, tout en restant active et réactive à sa famille, son mari Thibaud, peintre lui aussi et leurs deux garçons.
L’assurance de cette Américaine pourrait être ressentie comme une provocation mais à l’entendre on entrevoit que son œuvre est dictée par la sincérité, celle d’une manipulatrice des fragments rouges et charnus féminins pour les mettre dans une autre dimension et proposer une femme métamorphosée, érotique et bouleversante.
« Je n’ai que rarement, à tort ou à raison, dû penser en termes d’impossibilité ou de limitation. Je pourrais appliquer cette idée à ma propre vie de femme - celle d’aujourd’hui et du passé, la petite fille élevée sans équivoque avec cette notion du rêve américain, dans lequel tu peux devenir ce que tu veux. »
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