Les femmes de 50 ans et Yann Moix : encore et toujours le corps en question

En affirmant son mépris pour le corps des femmes de son âge, le quinquagénaire Yann Moix a réussi à provoquer le buzz sans doute recherché. Si certains louent le franc-parler de l'écrivain et réalisateur français, d’autres questionnent les normes sociales qui invisibilisent les corps féminins de plus de 35 ans. Le point de vue de Bernard Andrieu, philosophe du corps.

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Klimt
Les Trois Âges de la femme de Gustav Klimt (1905)
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En affirmant dans le magazine Marie-Claire sa préférence pour "le corps des femmes jeunes", parce qu’un "corps de femme de 25 ans, c’est extraordinaire", l’écrivain Yann Moix, 50 ans, a sans doute réussi ce qu'il cherchait à provoquer : beaucoup de bruit (pour rien ?) et du "buzz" sur les réseau sociaux . Il formule pourtant une réalité : de Donald Trump à Vincent Cassel, certains hommes se tournent vers des femmes beaucoup plus jeunes quand pointe la vieillesse. La quête de l'éternelle jeunesse, un sujet sur lequel travaille le philosophe des corps Bernard Andrieu, philosophe du corps, professeur à l’Université Paris-Descartes, et auteur de Rester beau (Editions Le Murmure). Entretien signé Le Temps.

Entretien avec Bernard Andrieu :

Bernard Andrieu
©parisdescartes.fr

En affirmant sa préférence pour le corps des femmes de 25 ans, Yann Moix ne formule-t-il pas ce que la société pense tout bas : le corps d’une femme ne serait désirable que jeune, voire très jeune…

Le corps de la femme de 25 ans ou moins, c’est celui de la femme qui n’a jamais été mère, un idéal qui traverse la société depuis toujours. Ce corps est déjà représenté dans la statuaire grecque, et nous sommes encore dans le modèle érotique de la femme avant la maternité : un corps tendu, dynamique, qui n’a pas été  "abîmé" et qu’il faut "posséder". Ce fantasme de la jeune femme qui n’a pas procréé s’inscrit dans une mythologie du bain de jouvence, pour se baigner dans le temps d’une jeunesse pure, vierge et sans histoire ; comme si, en se trempant dans l’eau de cette jeunesse, un rajeunissement devait se produire, la confusion des âges étant favorisée par la fusion des corps.

Se "dévieillir" consisterait donc à trouver dans le corps de la jeune femme la chair fraîche, mais aussi l’image d’un corps mythique : celui de la statuaire d’Athena, qui est sorti de la tête de Zeus et a donc toutes les qualités de son créateur. Ce "complexe d’Athéna" transgresse le tabou de l’inceste en faisant de la figure du père et de celle de la fille une union plus vive, et cette vivacité serait conquise par l’excès de vitalité de la jeune fille, comme si la jeunesse opérait une "viagrisation" de la vieillesse. Souvent, ces hommes mettent en avant leur femme jeune comme source de représentation de soi, comme si c’était un prolongement de leur corps.

Yann Moix, 50 ans, affirme également qu’il ne peut désirer une femme de 50 ans, qui est l’âge de la ménopause.

Il confond ménopause et sexualité : on sait que les femmes aujourd’hui ont une sexualité au-delà de la ménopause. Mais derrière cette affirmation, il pose une question : est-ce qu’une femme de 50 ans, ridée, me fait bander? Ce qu’il souhaite, c’est une femme sans reproduction, une sorte d’amour stérile avec des rapports de sexe.

Mais lui, à quoi ressemble son corps de 50 ans ? Les hommes sont confrontés au même vieillissement que les femmes, mais certains veulent continuer à désirer des corps jeunes, sans tache ni vergeture, afin de ne pas remettre en cause l’illusion de leur virilité. Et les normes érotiques et pornographiques, à force de représenter toujours le même corps féminin, aboutissent à une modélisation du désir où, pour qu’il soit légitime, la femme doit rester jeune, et peu importe l’âge de l’homme. Ce que raconte Yann Moix n’est que la projection très machiste de la société.

Les corps féminins jeunes ne sont pas seulement dans le porno mais partout dans l’espace public, où l’on voit des filles d’à peine 16 ans quasi nues pour vendre tout et n’importe quoi…

Oui, nous sommes dans une "nubilisation" de la société, qui nous impose, de la pornographie à la publicité, le même modèle de la jeune fille nubile et disponible comme standard érotique. Sur Instagram, c’est le même continuum, et l’on voit des jeunes femmes reproduire ce standard en se mettant elles-mêmes en scène, dans un assujettissement autant qu’une subjectivation qui peut se résumer par : j’existe en tant que sujet puisque je rentre moi-même dans le standard.

Ce complexe d’Athéna n’est pas seulement le fait que des hommes sortent des femmes jeunes de leur tête, mais que le mythe devienne une image à laquelle certaines femmes cherchent à ressembler pour se sentir reconnues, dans le système. Les femmes sont également incitées à se soumettre à cette négation de leur vieillissement à travers tout un marché du rajeunissement et de l’étirement de la peau. Sauf qu’à un moment, cette cosmétique ne fonctionne plus et la peau vieillit. A partir de là, il y a une cristallisation de certains hommes, bien sûr pas tous, autour d’un modèle standard de la femme jeune.

Pour riposter à Yann Moix, certaines femmes ont brandi sur Twitter des photos d’actrices de 50 ans, certes superbes, mais qui ressemblent surtout à des femmes de 25 ans. Ce qui confirme que les femmes elles-mêmes semblent avoir du mal avec le vieillissement.

Il y a une libération des femmes, mais pas des normes, et tout le monde veut rester jeune à tout prix en modifiant son apparence, parce que les corps qui ont vécu sont rendus invisibles. Ces corps d’actrices de 50 ans représentent rarement la réalité, mais l’on perpétue le mythe de jouvence en affirmant qu’une femme peut avoir le même corps à 20 ans et à 50 ans. L’objectif est de reproduire la même image, à trente ans d’écart. Pourtant le corps n’est absolument pas le même à l’intérieur et il existe un défaut de représentation de la réalité. Et les femmes ne peuvent pas s’identifier à des corps de leur âge.

On ne représente jamais non plus la sexualité des personnes qui vieillissent…

Effectivement, on valorise une sexualité jeune, en prétendant qu’elle est la plus épanouie. Je pense, au contraire, que le fait d’avoir du recul permet de déconstruire les normes et d’aller chercher d’autres types d’expériences : plus on est jeune, plus on est assujetti aux normes et aux injonctions sociales. Mais l’on continue pourtant de valoriser une sexualité jeune, qui est celle des corps jeunes.

On voit également des femmes de 50 ans désirer des hommes beaucoup plus jeunes. Ce désir de jeunesse traverse toute la société.

Les hommes sont à leur tour devenus un objet de marché à partir des années 1990, sommés de se maintenir en forme, à travers des services d’entretien et de maintien de la tonicité. C’est ce qu’évoque Michel Houellebecq dans son dernier livre en affirmant qu’il va vers des femmes jeunes parce que les femmes de son âge ne veulent plus d’un vieux, sauf s’il est riche ou a du pouvoir, mais qu’un vieux standard ne les intéresse pas. L’invisibilisation des corps vieux dans la question de l’attractivité est un problème global dans la société, qui cache les corps vieux.

En quoi les hommes sont-ils confrontés à cette même injonction jeuniste?

Ils doivent se maintenir en forme et avoir une silhouette musclée, dynamique ; se teindre les cheveux quand ils en ont encore. Cette exigence d’attractivité ne concerne pas seulement la sexualité, mais aussi le marché du travail et les relations sociales, avec l’idée qu’il ne faudrait pas se laisser aller.

Cette fameuse condamnation du "laisser-aller", n’est-elle pas la condamnation du vieillissement naturel du corps, finalement?

En vieillissant, le corps prend effectivement ses dispositions, que l’on refuse en trichant sur l’esthétique du corps des femmes ou des hommes de 50 ans. C’est d’ailleurs un âge où beaucoup de gens dépriment, divorcent, refont leur couple, leur corps. Nous sommes entrés dans l’ère du "body telling" : la reconstruction du récit de son corps, avec la possibilité d’aller à l’encontre de la logique des corps vivants. C’est-à-dire qu’aujourd’hui, on peut ressembler à une personne de 45 ans quand on en a 60 puisqu’en société, on ne montre jamais que son visage ou sa silhouette, et que 90% de notre existence est basée sur l’apparence. Mais nu dans sa chambre avec son partenaire, c’est une autre réalité qui s’exprime.

Comment sortir de cette éternelle injonction à la jeunesse ?

Il y a actuellement un mouvement que l’on appelle l’éco-beauté. C’est une beauté alternative, féministe et écologique, où les femmes refusent cette normalisation et redéfinissent la beauté en assumant d’avoir un corps qui va moins vite, plus flasque. C’est une démarche plus spirituelle, qui se tourne vers la beauté intérieure. Après le "body positivity", où les femmes rondes ont décidé de poser nues pour briser les normes, des quinquagénaires assument leurs cheveux blancs et racontent leur sexualité après la ménopause. C’est un mouvement qui accepte le cycle des corps vivants, et donc le vieillissement du corps, en rappelant qu’il peut y avoir une autre forme de sexualité que cet éternel standard.