Les femmes de mai 68 : Juliet Berto, étoile filante, visage de la révolution au cinéma (5/10)

Juliet Berto aura été l'un des visages cinématographiques de mai 68, prêtant sa  grâce à Jean-Luc Godard avec La chinoise. Disparue à 42 ans, l'actrice-scénariste-réalisatrice laisse le souvenir d'une femme hypersensible et combattante.
Image
Juliet Berto
Ici avec Jean-Pierre Léaud dans Le Gai Savoir de Jean-Luc Godard (1968)
(capture d'écran)
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"Je voudrais vraiment arriver à toucher quelque chose d’essentiel ; et sans prétention. Je voulais balancer un peu de lumière, si on peut dire. Parce que les nuages, la grisaille, y’en a marre. Et tout le monde en crève autour. " affirmait  Juliet Berto.
 
Ce que je cherchais à travers le cinéma, c'était un alibi pour vivre.
Juliet Berto
Juliet Berto
Juliet Berto en 1972
Wikipédia
Née à Grenoble en 1947, Juliet Berto (Juliet Bertoliatti de son vrai nom) débute, très jeune, au théâtre. Un amour des planches
qu'elle retrouvera bien plus tard, en assurant la mise en scène de la Tempête, de Shakespeare. Dans le très sensible et subtil film-hommage  "Juliet où êtes vous ?", elle évoque sa profession de foi  : " La création doit être subversive. On est les acrobates d'un grand cirque. On ne peut pas vivre autrement que sur la corde raide, sans filet. Moi, ce que je veux, c'est jongler avec ma peau. De toutes mes forces..." 
 

En 1966, Jean-Luc Godard  a fait sa connaissance dans un ciné-club universitaire à Grenoble.  Il lui confie un petit rôle l'année suivante dans Deux ou trois choses que je sais d'elle puis un rôle important dans La Chinoise (1967). A cause des nombreuses références à l’université de Nanterre et au maoïsme, beaucoup y voient un film anticipateur des événements à venir.

La chinoise
Juliet Berto dans "La Chinoise" de JLG
(capture écran)

Juliet Berto y interprête Yvonne, jeune fille fraichement débarquée de sa province qui partage un appartement occupé  par un groupe d’étudiants  imbibés de pensées marxistes-léninistes. Godard  la fait se déguiser en  Vietnamienne martyrisée par les tirs américains.

Sa beauté, immédiatement, fascine.
Sa bouche pulpeuse crée des insomnies dans une France qui se décoince peu à peu. Qui pourrait imaginer alors que l'actrice, bientôt réalisatrice, est déjà à la moitié de sa vie ?
 
En tant qu'actrice, on m'a toujours pris moins que ce j'avais à donner
Juliet Berto

La France "intello" s'emballe pour Juliet Berto.  
Yves Simon lui dédie une chanson-hommage en 1973 :

Sur les vieux écrans de soixante huit
Vous étiez Chinoise mangeuse de frites
Ferdinand Godard vous avait alpaguée
De l'autre côté du miroir d'un café


(Au pays des merveilles de Juliet)

Cette même année 68, elle est un vampire pour Claude Miller qui signe son premier court métrage Juliet dans Paris. 68 est d'ailleurs une année-chance pour l'actrice  puisqu'elle tournera dans  5 films. Parmi eux,  Slogan (1969) de Pierre Grimblat, où elle joue l'assistante  d’un réalisateur aux côtés du jeune couple Gainsbourg-Birkin.

La fille aux talons d'argile

La comédienne  écrit La Fille aux talons d'argile, son unique livre, un texte rédigé en 1977 à la troisième personne et qui
la fille au talon d'argile

 évoque sa propre dérive.
Les pages suintent d'un mal de vivre flamboyant teinté d'une lucidité acide.
Elle présente ainsi son ouvrage : "juste une petite musique de mots joués « Intra-muros » de soi dans ces périodes où je n’ai plus la force de « l’extérieur ». Un exorcisme pour moi d’affronter noir sur blanc ce blues decomposé au cours d’un des ces passages de vie –à vide- où j’ai chaviré mon image brouillée dans le miroir éclaté de la “grande histoire”, où seuls les mots et les images survolent et s’impriment sur le papier. Il faut garder en mémoire la couleur de sa blessure pour l’irradier au soleil".

Sa prose, fiévreuse,  rappelle celle d'une adolescente révoltée et déçue. Le livre est une collision d'images fortes.

Elle soumet le manuscrit au printemps 82 et le livre, édité l'année suivante, reçoit un accueil mitigé. Dans  La quinzaine littéraire on peut lire : "L'auteur a senti quelque chose et elle a des difficultés à l'exprimer. Ne voulant noter que des temps forts, Juliet Berto n'a pu maîtriser son sujet, son livre a éclaté entre ses mains. "

Juliet Berto
Juliet Berto réalisatrice
(DR)

Sa spontanéité et sa sensibilité séduisent Claude Berri, Nadine Trintignant et Jacques Rivette qui tournera avec elle Out one (1971), un film de 12h40, Céline et Julie vont en bateau (1974), oeuvre dont elle est scénariste et Duelle (1976). On la remarque aussi dans l'époustouflant Monsieur Klein, de Joseph Losey (1976).

Neige
 Juliet Berto alias Anita dans "Neige", sa première réalisation avec Jacques Henri Roger en 1981
Capture d'écran
Neige

Réalisatrice

Juliet Berto, passe à la réalisation cinématographique avec Jean-Henri Roger en 1981 avec "Neige", production indépendante, (comprendre : film fauché) dont l'action se déroule entièrement en décors naturels entre Barbès et la place Blanche, célèbres quartiers "populaires" du Nord de Paris où les paumés de Pigalle sont à l'honneur et où, on l'aura compris, il est question de drogue dure, d'héroïne, de "neige", son surnom argotique.


Elle explique sa démarche au magazine Jeune Afrique : " Nous avons voulu montrer un coin de Paris où il existe une vie multiraciale. "...

Le film est présenté en sélection officielle au Festival de Cannes. Il décroche le Prix du cinéma contemporain.
Son film suivant, Cap Canaille (1982), est construit sur un schéma policier avec ses bas-fonds et sa mafia de l'immobilier. Elle en est également l'auteure avec Jean-Henri Roger et l'interprète puis, elle réalise seule, en 1986, une fable poétique "Havre".

Rattrapée par la maladie

Atteinte d'un cancer du sein, elle fait une apparition dans Un amour à Paris (1986) de Merzak Allouache, tourne un documentaire sur "Damia "la chanteuse réaliste et s'éteint, à l'âge de 42 ans, le 10 janvier 1990.

Juliet Berto
"Pour demander beaucoup, il faut être généreux"
Elle était le voyage même
Serge Toubiana, critique cinéma

Serge Toubiana, à l'occasion d'une rétrospective de son oeuvre à la cinémathèque, lui rend un  hommage vibrant. Il écrit : "Cette femme, belle avec sa moue, sa bouche enfantine, sa voix rauque et ses tonalités « blues », était un trait d’union entre l’univers romantique des vieilles chansons de Damia (Juliet venait de terminer un film sur elle) ou Piaf, et les musiques africaines, brésiliennes ou antillaises d’aujourd’hui qu’elle avait dans la peau. Elle était le voyage même, une figure d’astre émanant d’un corps minéral, que Rivette sans doute avait le mieux captée (Céline et Julie vont en bateau). Du sang d’ailleurs coulait dans ses veines, qui faisait qu’elle était réceptive à toutes les douleurs, les révoltes ou les cris de ce monde, sans en faire une « pétroleuse » ou une militante au discours figé. Car ce qui dominait en elle, c’était une capacité d’écoute, un goût inné pour le trip, une façon de rendre poétique le langage de tous les jours, une énergie farouche, une ironie grave qui lui permettait d’étouffer en elle les cris, les coups de griffes qu’elle aurait jetés instinctivement contre les faux-semblants, la tentation morbide et les mystifications."