“Les femmes de Visegrad“, film hommage aux Bosniaques violées pendant la guerre
Sorti au cinéma le 30 avril 2014, Les femmes de Visegrad dresse le portrait d'une bourgade du Sud de la Bosnie, où vingt ans plus tôt, deux cent femmes bosniaques ont été violées, puis tuées durant la guerre de Bosnie-Herzégovine (1992-1995). Des victimes aujourd'hui oubliées de la mémoire collective de la ville, ou presque.
"J'étais profondément bouleversée à l'idée d'avoir dormi dans cette chambre où des crimes inconcevables ont été commis contre des femmes", confie Kym Vercoe. C'est l'état psychologique et physique dans lequel l'actrice et metteure en scène australienne était plongée à la fin de l'année 2011 en Australie. Après des vacances d'été dans une bourgade située à l'Est de la Bosnie-Herzégovine, Visegrad, la comédienne australienne, de retour chez elle, découvre que 200 femmes bosniaques musulmanes y ont été violées lors de la guerre interethnique en Bosnie-Herzégovine (1992-1995), au Vilina Vlas. Un hôtel où elle a passé une nuit d'insomnie, tourmentée par quelque chose qu'elle ignorait. Elle n'était pas au courant que l'établissement, vanté dans les guides touristiques, avait servi autrefois de "camp de viols".
Cette émotion étrange ressentie par l'actrice australienne la pousse, à son retour d'Australie, à faire des recherches sur l'histoire de cette ville où ni habitants, ni guides touristiques n'évoquent les massacres, les viols. Comme si rien ne s'était passé. Révoltée, écœurée, elle décide de retourner à Visegrad, pour tenter de comprendre le silence de la population, cet oubli ou presque, vingt ans après les atrocités.
20.000 à 50.000 femmes violées
Sorti le 30 avril 2014, Les femmes de Visegrad retrace cette expérience personnelle, humaine, vécue par l'actrice australienne en Bosnie-Herzégovine. Dans ce film, Kym Vercoe y joue son propre rôle, sa propre histoire, déjà extériorisée dans une pièce de théâtre : le regard d'une touriste sur un pays, sorti en apparence de la guerre mais qui, en réalité, reste encore marqué par le passé.
Entre 1992 et 1995, des milliers de femmes et de jeunes filles ont été violées en Bosnie, lors de ce conflit interethnique. 50.000, selon Margot Wallström, représentante spéciale du Secrétaire général de l'ONU sur les violences sexuelles touchant les femmes dans les conflits. Parmi ces victimes, une majorité de Bosniaques musulmanes, torturées, voire tuées dans des conditions de brutalité extrême, détenues dans des camps, des hôtels et des habitations privées. A Visegrad, ville frontalière de la Serbie, plus de 1.500 civils auraient été massacrés entre avril et juin 1992 lors d'une campagne de nettoyage ethnique, selon l'Institut bosniaque pour les personnes disparues.
“Les femmes de Visegrad“ - Bande annonce
Les viols commis lors du conflit en ex-Yougoslavie, ont été traités à plusieurs reprises au cinéma (voir encadré). Jasmila Zbanic, la réalisatrice du film Les femmes de Visegrad, avait justement été récompensée, en 2006, d'un Ours d'or au Festival du film de Berlin pour Sarajevo, mon amour, l'histoire d'une jeune fille bosniaque issue d'un viol commis lors de la guerre. Un thème, une sensibilité que partagent Jasmila Zbanic et Kym Vercoe. Le bouche-à-oreille a mené les deux femmes, l'une vivant en Europe, l'autre en Australie, à se rencontrer. Les deux représentations de la pièce de théâtre de Kym Vercoe à Sarajevo, ont fait grand bruit dans la capitale bosniaque. C'est ce qui a poussé la cinéaste à contacter la comédienne australienne. Le tournage du film a commencé en Bosnie seulement deux semaines après des échanges de mails.
Jasmila Zbanic, elle-même bosniaque musulmane, native de Sarajevo, explique les raisons qui l'ont amené à réaliser ce film : "J'ai fait ce film car je voulais faire quelque chose qui me permette de voir dans quel état se trouve mon pays, vingt ans après la guerre. Je vis en Bosnie, mais avec une caméra, on voit les choses différemment. On voit les émotions et le problème de mon pays de manière plus objective. Parfois, j'ai le sentiment que la guerre s'est déroulée hier", témoigne-t-elle.
Documentaire, fiction ?
Comment filmer l'après-guerre, l'état actuel d'un pays où le sujet reste encore tabou ? Comment raconter le silence, la mémoire effritée, voire tronquée par la population, mais aussi l'absence, la sensation de vide qu'ont laissés cette guerre, ces disparues, ces victimes ? L'histoire est traitée sous forme de fiction avec des acteurs professionnels. Tourné dans la ville-même, à Visegrad, le flou entre réalité et fiction perturbe quelque peu. Quelles scènes ont existé ? Quels personnages sont joués par les acteurs ? Qui sont les vrais habitants de cette ville ? Sur quoi se fondent les propos rapportés ?
L'actrice australienne assure qu'elle a vécu presque tous les événements racontés dans le film. "Peu de choses ont été romancées. Nous avons principalement tronqué le temps. Mon histoire s'est étalée sur une période plus longue (que celle relatée dans le film, ndlr) et lorsque je suis retournée à Visegrad, j'étais suivie par la police, mais je n'ai pas été interrogée (comme le montre le film, ndlr). Les scènes sont basées sur des entretiens avec des habitants de la ville", explique Kym Vercoe.
Ce mélange entre fiction et documentaire a été voulu par la réalisatrice. "Je voulais faire un film, parce que je souhaitais que toutes les choses soient claires dans ma tête. Je voulais une vraie histoire, utiliser des éléments qui ont existé. Mais pour pénétrer jusqu'au bout de cette histoire, il me fallait un contrôle total de l'image, du mouvement de la caméra, des acteurs", raconte Jasmila Zbanic.
Un film au lieu d'un documentaire. Pour l'actrice australienne, ce choix répond aussi à un autre but, plus éducateur, plus informatif. "Jasmila a choisi d'en faire un film, car cette histoire est importante, mais personne ne la connaît. Nous voulions toucher la plus large audience possible. Une fiction peut atteindre plus de monde et procure aussi une certaine liberté. On le voit comme un film très fort", relate Kym Vercoe.
Faire connaître ces crimes, encore méconnus dans le monde. Mais surtout montrer ce silence qui règne à Visegrad et aux alentours. La région est aujourd'hui largement peuplée de Serbes, selon Jasmila Zbanic, alors qu'en 1991, les Bosniaques musulmans constituaient la majorité de la population (lien en bosniaque).
"J'étais profondément choquée de découvrir qu'il existait un déni sur le camp de viols qui, aujourd'hui, continue d'être un hôtel où il n'y a ni aveux sur les événements passés, ni reconnaissance pour les victimes. Et en faisant des recherches, j'ai découvert qu'il y avait aussi une forme active de culture du déni autours de ces crimes. Ce film fait donc office de mémorial pour ces femmes violées et tuées", déclare Kym Vercoe. Dans la page "Histoire" (lien en anglais) du site de l'office du tourisme de Visegrad, ni la guerre de Bosnie, ni les crimes perpétrés dans la ville, ne sont mentionnés.
Une "culture du déni" qui s'est exprimée jusque dans les conditions de tournage. L'équipe, réduite volontairement par la réalisatrice en raison des conditions dangereuses, a dû mentir aux autorités de la ville sur le thème du film et sur l'identité de la réalisatrice. Son prénom est à consonance musulmane, mais surtout, Jasmila Zbanic est une personnalité connue dans les Balkans pour son cinéma militant et engagé.
Pour la réalisatrice, "il y a des hommes politiques à Visegrad qui savent ce qu'il s'est passé, mais ils ne veulent pas en entendre parler et ils ne veulent pas que les gens sachent la vérité. J'ai voulu montrer le film à Visegrad, mais on ne m'a pas autorisé à le faire. En Bosnie, il y a des gens pauvres, qui ne voyagent pas, qui ne communiquent pas et qui n'ont pas accès aux nouvelles technologies. Les hommes politiques contrôlent ces gens qui vivent dans une ignorance totale", accuse-t-elle.
Dans le film, le personnage de l'historien spécialiste de la ville avertit la touriste australienne des possibles conséquences de ce refus de voir la vérité : "Ceux qui ont oublié la parole ne sont pas à l'abri que les crimes recommencent". Même si le conflit en Bosnie-Herzégovine a été à l'origine de la pénalisation du viol comme arme de guerre dans le droit international, ce crime continue d'être commis aujourd'hui dans des zones de conflit comme en République démocratique du Congo ou en Syrie.
D'autres films sur les viols commis lors de la guerre de Bosnie-Herzégovine
- As if, I'm not there de Juanita Wilson (2013) - Au pays du sang et du miel d’Angelina Jolie (2012) - La Révélation de Hans-Christian Schmidt (2009) - Sarajevo mon amour de Jasmila Zbanic (2005)
“Bosnie-Herzégovine : viols et sévices sexuels pratiqués par les forces armées“ - Rapport d'Amnesty (1993)
L'un des premiers rapport rédigés sur les sévices sexuels durant la guerre de Bosnie-Herzégovine, dans lequel on trouve des témoignages de femmes bosniaques de Visegrad, rescapées des massacres et victimes de viols.