Fil d'Ariane
La sortie d’un roman d’Elena Ferrante n’est pas une publication comme une autre. Un livre comme La Vie mensongère des adultes, paru en français au début de l'été, n’arrive pas seul, armé uniquement de son histoire, de son atmosphère et de ses ressorts romanesques, mais il sort accompagné d’un cortège d’annonces et de records.
Car Elena Ferrante est cette écrivaine masquée (peut-être la traductrice napolitaine Anita Raja, qui n’a jamais ni confirmé ni infirmé la rumeur) qui a vendu au moins 15 millions d’exemplaires à travers le monde de L’Amie prodigieuse, cette palpitante saga en quatre tomes qui raconte la vie napolitaine de deux femmes, à la fois rivales et sœurs. Des romans précédents d’Elena Ferrante, on a tiré des films ; de ce quadriptyque napolitain une série à succès.
La Vita bugiarda degli adulti, paru en novembre dernier en Italie, a suscité une vague de contrefaçons sans précédent, au grand dam de l’éditeur italien EO. Le livre doit paraître d’ici à l’automne traduit en quelque 25 langues. Et ce roman est, de plus, déjà promis à une adaptation en série: Netflix, associé à la maison italienne Fandango (déjà productrice avec HBO et la RAI de la série L’Amie prodigieuse), a annoncé à la mi-mai le prochain tournage d’un feuilleton télévisuel tiré de La Vie mensongère des adultes.
Tout ce tapage contraste avec le contenu intimiste du livre. Aux lecteurs et aux lectrices de L’Amie prodigieuse, La Vie mensongère des adultes paraîtra familier, tout en explorant d’autres champs. Comme dans les quatre romans de L’Amie prodigieuse, la voix narratrice est féminine, mais celle qui raconte n’apparaît que dans son adolescence, entre 12 et 16 ans; comme dans la saga à succès, le décor est napolitain mais cette fois plus central : l’action se passe en ville, dans les beaux quartiers, au Vomero, où les parents de Giovanna ont acheté un appartement, signe de réussite pour le père, devenu professeur, mais né dans la ville basse dans un milieu très populaire.
Naples reste pourtant bien celle de L’Amie prodigieuse, avec ses classes sociales très marquées, entre lesquelles les protagonistes naviguent cependant, où l’on retrouve les interdits qui pèsent sur les amours des jeunes filles et les oukases, souvent hypocrites, des adultes, de l’Eglise et de la rue.
La Vie mensongère des adultes est encore et toujours un roman d’initiation. Giovanna quitte l’enfance dans la toute première page du livre, en entendant, par hasard, son père la juger "très laide" et la comparer à sa tante Vittoria, honnie, vilipendée par ses parents pour sa vulgarité, son caractère emporté et pervers, ses amours illicites et peut-être aussi, et surtout, sa pauvreté. Commence alors pour Giovanna un long chemin d’exploration hors de la sphère, jusqu’ici rassurante, des parents. Saisie par la curiosité, elle s’attache à rencontrer, puis à fréquenter Vittoria, magnifique et terrible figure de "sorcière" qui l’amènera sur de nouveaux chemins. A mesure qu’elle s’éloigne des parents et des amis d’enfance, ce cocon confortable qui l’abritait se délite, se transforme, finit par trahir la confiance de naguère. Peu à peu, le nid où s’épanouissait Giovanna se détruit. Plus rien n’est sûr désormais, dans ce passage de l’adolescence où il faut avancer sans boussole, avec des guides aussi dangereux et imprévisibles que Vittoria, les petites frappes du bas de la ville, les copines elles-mêmes en crise, les beaux parleurs ou les charmeurs de serpents.
Elena Ferrante a ce don particulier – qu’elle exerce de nouveau dans La Vie mensongère des adultes – de vous embarquer dans une histoire par sa narration tranquille, efficace, sans tabous mais sans provocations gratuites non plus, sans fioritures, sans manichéisme et sans pesanteurs psychologiques. L’air de rien, à travers ce récit d’adolescence, elle montre les classes sociales, pose quelques questions politiques, raconte un peu du passé et du présent des Napolitains. Ces visions sont les siennes, bien sûr. Mais elle parvient à donner l’impression à celle ou celui qui lit de marcher pour un temps dans la ville, avec les gens qui la peuplent et de partager avec eux, avec Naples, le temps d’un livre, un peu à la façon dont les feuilletons et les romans du XIXe siècle vous entraînent dans Londres ou Paris, quelque chose d’assez vrai.
A lire aussi dans Terriennes :
► "Margaret Atwood, ou la force des mots", portrait intime de l'auteure de "La servante écarlate"
► Agatha Christie, reine du crime et auto-personnage
► Hommage à Mary Higgins Clark : "Ses intrigues dénonçaient depuis longtemps les violences faites aux femmes"
► Reines du crime au pays de Colette
► Disparition de la reine du polar Ruth Rendell
►P. D. James s'est éteinte : disparition d'une femme du XXe siècle
►Kishwar Desai, pionnière du “thriller social“ et féministe à l'indienne
►Langue française : "Ecrire, disent-elles."