Les femmes et la 1ère guerre mondiale : Bertha von Suttner, alter ego autrichienne de Jean Jaurès

Elle est morte quelques semaines seulement avant l’assassinat du socialiste et pacifiste français, le 31 juillet 1914, événement marqueur de la Première guerre mondiale.  Cette noble autrichienne, écrivaine et journaliste, partageait avec lui le goût de l’écriture, l’amour de la paix et la vision du cauchemar à venir. Nous publions l’hommage que lui a rendu Michel Verbeke, professeur d’histoire et de géographie à Montargis, couronné pour le travail de mémoire qu’il poursuit avec ses élèves et membre du Comité de pilotage pour le centenaire de la Première guerre mondiale dans le Loiret.
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Les femmes et la 1ère guerre mondiale : Bertha von Suttner, alter ego autrichienne de Jean Jaurès
Bertha von Suttner en 1906, un an après son prix Nobel - Wikicommons
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Dans le cadre des commémorations du Centenaire de la Première Guerre Mondiale et de l’Année Jaurès, c’est aussi le moment de se souvenir d’un personnage extraordinaire, Bertha von Suttner, 1ère femme prix Nobel de la Paix en 1905, amie du fondateur de l’Humanité, tribun et député du Tarn, décédée il y a exactement 100 ans, le 21 juin 1914.

A Chalette-sur-Loing (45), ville membre de l’Association Française des Communes pour la Paix, j’ai décidé, paradoxalement, d’introduire mon propos par la guerre. La première victime d’un conflit est bien évidemment la paix et on peut dire que, pour la 1ère guerre mondiale, l’ont été aussi deux de ses figures les plus emblématiques, défenseurs les plus engagés, infatigables, obstinés et méthodiques : une Autrichienne, Bertha von Suttner, 71 ans et le Français Jean Jaurès, 54 ans, assassiné au café du croissant à Montmartre, à Paris, une quarantaine de jours plus tard, dans les conditions que l’on sait, par un Villain Raoul !

La baronne Bertha von Suttner meurt donc à Vienne le 21 juin 1914, une semaine avant l’attentat de Sarajevo, l’allumette qui allait mettre le feu aux Balkans d’abord, à l’Europe ensuite et déclencher enfin la 1ère guerre mondiale.
 
Les femmes et la 1ère guerre mondiale : Bertha von Suttner, alter ego autrichienne de Jean Jaurès
Le livre pacifiste de Bertha Von Suttner - Wikcommons
Des mots pour combattre les armes

C’est son roman pacifiste, inspiré par Emile Zola, Die Waffen Nieder ! traduit en français par "Bas les armes" qui la fait connaître dès 1889 (l’année de l’inauguration de la Tour Eiffel à Paris !) sur tout le vieux continent et outre-Atlantique.

Très célèbre en Autriche, figurant notamment sur la pièce de 2 €, sur des timbres et des billets de banque, elle est méconnue en France, en dépit des liens qu’elle a tissés avec les pacifistes de la Belle Epoque.

L’histoire de son engagement met en valeur l’ampleur et les limites du pacifisme au tournant du XXème siècle naissant.

Aristocrate polyglotte, Bertha, née le 9 juin 1843 comtesse Kinsky à Prague, a certes une vie romanesque et captivante, mais pas tout à fait le parcours qu’aurait dû lui procurer sa naissance (d’abord ruinée par sa mère qui joue au casino et déshéritée ensuite par ses beaux-parents, car elle épouse, contre leur consentement, leur fils de 7 ans son cadet), en marge d’un milieu qui la snoba durant toute son existence. Elle était affublée de surnoms pas toujours des plus bienveillants, Friedens Bertha (Bertha la Paix) ou encore  le Don Quichotte de la Paix.
 
"La Cassandre de notre temps"

On la croise préceptrice à Vienne, journaliste à Tbilissi ou bien encore secrétaire d’Alfred Nobel à Paris en 1876, autre paradoxe de destins croisés pour l’inventeur de la dynamite (ce qui du reste le rendit fort riche) bien que pacifiste convaincu. Une amitié profonde, alimentée de nombreux échanges idéologiques et de discussions, les lie. C’est elle qui l’incite à mettre sa fortune au service d’une fondation humaniste, laquelle sera à l’origine des prix Nobel. Il l’appelle affectueusement l’amazone qui fait la guerre à la guerre, formule reprise comme un leitmotiv (faire la guerre à la guerre !) quelques années plus tard par Jean Jaurès.

Ayant vécu 8 ans dans le Caucase, elle est le témoin des horreurs de la 11ème (sur 13 !) guerre russo-turque de 1877-78.

En 1889, elle publie donc son deuxième roman Bas les armes. Léon Tolstoï, auteur de Guerre et Paix (paru 30 ans auparavant) se prend à prophétiser : « l’abolition de l’esclavage est venue de « la Case de l’oncle Tom » d’Elisabeth Harriet Beecher Stowe, l’abolition de la guerre viendra de l’œuvre de Bertha von Suttner. »

Le pacifisme de la baronne, d’abord moral, repose sur un véritable humanisme et la croyance dans le progrès humain (le positivisme d’Auguste Comte a traversé les frontières, mais nous verrons combien Bertha savait aussi être très critique). S’appuyant sur ces valeurs, elle combat en faveur d’un arbitrage international et du désarmement, mais ne cache pas, visionnaire, son inquiétude face à la civilisation moderne, porteuse selon elle de nouvelles barbaries. Stefan Sweig la surnomme en 1904 la Cassandre de notre temps.
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Bertha von Suttner sur le billet de 1 000 schilling (1966) - Wikicommons
 
Première lauréate du prix Nobel de la paix

Dans son pays, elle fonde la Société autrichienne des amis de la Paix, avec tant de succès qu’elle est propulsée au poste de vice-présidente - l’époque n’envisage pas encore la présidence d’une femme -, du Bureau international de la Paix à Berne en Suisse, intégrant le cercle des grands dirigeants pacifistes. Elle participe à de grandes réunions à la Haye, Monaco, Rome, Berlin, Vienne et Boston.

Comme une forme d’aboutissement, elle devient, lors de la 5ème édition de cette récompense phare, la 1ère femme lauréate du prix Nobel de la Paix en 1905. Les espoirs de Bertha seront déçus : ces conférences aménagent la guerre bien plus qu’elles ne consolident la paix.

Si elle cherche d’abord à gagner les élites, la baronne ne renonce pas à convaincre les masses. Elle croira longtemps, sous-estimant la puissance des nationalismes, que les peuples aspirent à la paix et que seuls les gouvernants désirent la guerre. Elle porte d’ailleurs un regard très lucide sur l’éducation respective des garçons et des filles dans les familles, ainsi que la place des femmes dans la société de son temps.

Chez cette descendante de militaire (son père est général, elle partage d’ailleurs avec Jean Jaurès ce type de filiation, puisqu’il compte dans son entourage familial deux officiers supérieurs dont son frère amiral), empreinte de la philosophie des Lumières, l’engagement pacifiste sans relâche s’accompagne d’autres combats, dans lesquels elle fait parfois figure de pionnière. Dreyfusarde, elle lutta contre l’antisémitisme, contre les racismes, contre les empires coloniaux, contre la peine de mort et pour la laïcité, pour la reconnaissance des droits de l’homme et des femmes, sans pour autant considérer son domaine comme celui du féminisme militant, c’est ce qu’elle déclare en 1909.
Les femmes et la 1ère guerre mondiale : Bertha von Suttner, alter ego autrichienne de Jean Jaurès
Timbre émis en Allemagne, en 2005, pour le centenaire du Prix Nobel remis à Bertha von Suttner et représentant son livre Die Waffen nieder !
 
Militante infatigable, sans frontière ni patrie

Bertha von Suttner discute d’égale à égal avec tous, même les Grands du monde : le belliqueux empereur Guillaume II d’Allemagne, celui d’Autriche-Hongrie François-Joseph Ier, le tsar Nicolas II et le président des Etats-Unis Théodore Roosevelt, excusez du peu.

Par son action, sa personnalité et sa beauté aussi, elle devient une figure internationale reconnue et admirée par ses contemporains. En France, car parfaitement francophone et tout autant francophile, elle entretient d’excellentes relations avec, outre Jean Jaurès, quelques écrivains comme Emile Zola, Anatole France, Romain Rolland. C’est lui qui lui permet de se rapprocher des valeurs socialistes. Elle est parfois aussi nommée la baronne rouge. Néanmoins, afin de conserver sa liberté de parole, dit-elle, elle n’adhère jamais à aucun parti. Elle a cependant plus que de la sympathie pour le socialisme, en dépit de quelques démêlés idéologiques avec le SPD allemand, jugé par elle trop dogmatique, car s’il met la cause de la paix en bonne place dans son programme, il la conditionne aussi à la fin du capitalisme, tandis que Bertha, persuadée qu’on ne peut attendre cette échéance, considère la paix comme primordiale.

Cette militante a su se donner une place de choix dans la réflexion de son époque et de la nôtre, sur la guerre moderne et sur la paix. Son combat demeure plus que jamais d’actualité (Est européen, Moyen-Orient, Afrique…). Nous avons hérité du devoir de nous souvenir de son message et de le propager.

D’abord parce que Bertha, en plus de ses qualités déjà soulignées, composait, parfois même en espagnol, et en vers, certains de ses messages et puisque un astéroïde porte le numéro 12799 von Suttner en sa mémoire, gageons que son étoile nous éclaire parfois et doit continuer à nous guider.
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Bertha von Suttner (assise la deuxième à partir de la gauche) en 1907 à Munich, lors du Congrès mondial de la Paix
 
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