L'armistice ne signa pas la fin de la guerre pour tout le monde. En France, trois millions d'hommes revinrent invalides. Près de 15 % des blessés de 14-18 l’étaient au visage. Pour ces soldats, qui allaient se surnommer les "gueules cassées", un autre combat commençait. Après l'horreur des tranchées, ils durent affronter le supplice de la disgrâce. Personne ne voulait accueillir ces hommes aux visages ravagés. A leurs côtés, témoins de leurs immenses souffrances, des infirmières admirables que l'Histoire n'a pas forcément retenues.
Sang et champagne
Dévouées ? Assurément. Courageuses ? Au delà de l'imaginable ! Elles étaient pourtant de simples infirmières et n'avaient reçu aucune formation particulière pour accueillir ces blessés-là. Elles accompagnèrent ces gueules cassées dont les visages déchirés, couturés ou arrachés incarnaient quatre ans d'horreur absolue.
Au lendemain de l'armistice, le bilan est terrible. Plus d'un million et demi de Poilus sont morts dans les lignes françaises, trois millions en sont revenus invalides dont trois cent mille mutilés. Parmi eux, quinze mille "blessés de la face". Ils sont parfois à peine identifiables. Leurs blessures sont dues à une balle de mitrailleuse qui a provoqué des fractures de mâchoires, ou à un éclat d'obus qui a occasionné des pertes de la peau, des muscles, des os...
Pour accueillir et soigner ces blessés, rien n'a été prévu. Les voici rendus à la vie civile. Mais qui a le courage de croiser leurs regards, qui va tenter de réparer leurs blessures ?
Quelques médecins vont surmonter une indicible répugnance. Les voici confrontés à des blessures inédites. Il faut envisager des greffes cartilagineuses. Un acte chirurgical nouveau. Les blessures sont complexes et les prothèses faciales inexistantes. Ce sera le début de la chirurgie réparatrice.
Une abnégation héroïque
Ces chirurgiens sont accompagnés par des infirmières. Pendant quatre ans, elles ont été soumises à rude épreuve. Mais ce qui les attend relève d'une abnégation quasi héroïque.
En 1915, Le Dr Fromaget, directeur de l’École d’infirmières de la Croix-Rouge, leur a expliqué les qualités et devoirs d'une "bonne infirmière". Le cher homme écrit : "La femme est prédestinée à ces fonctions si délicates de garde-malade… elle est l’infirmière-née, elle l’est sans le savoir. (sic) Il n'oublie pas de préciser : "Elle doit être propre et en bonne santé car la profession est pénible, dévouée, obéissante « comme un soldat à l’égard de ses chefs », discrète, calme, ordonnée, de sang-froid et de moralité irréprochable. Elle doit assurer le confort moral et matériel des malades."
Mais de quels malades exactement ?
Ces hommes défigurés incarnent l'atrocité d'une guerre que le monde veut désormais oublier. Ils représentent un cauchemar vivant qui ne saurait contrarier le début d'une autre époque, naissante celle-là, celle des "années folles".
Ces "gueules cassées" dégradent le paysage. On veut désormais s'amuser, oublier la terrible saignée humaine.
Aux fleuves de sang doivent succéder des cascades de champagne.
"Pas papa !"
Alors, comment gérer ces blessés pas comme les autres ? Comment appréhender ces situations atroces, quand la famille pénètre dans la salle et découvre l'être aimé, devenu méconnaissable ?
Henriette Rémi, Suissesse de Neuchâtel, est infirmière dans un dispensaire, en Allemagne, pour ces grands blessés de guerre. Dans "Hommes sans visages" (Slatkine Éditions) elle raconte ce quotidien : "J’insiste pour qu’on laisse la fenêtre ouverte, car l’odeur des blessures et des pansements m’est pénible à supporter". Au fil des pages, elle ne fait pas mystère du choc qui est le sien : " … ce que j’ai vu de plus atroce de ma vie ! (...) Mon premier mouvement est de fuir (…) Il ne faut pas qu’ils voient ce que je ressens, il ne faut pas aggraver leur misère en leur montrant l’effet qu’ils me font. "
Dans ces services hospitaliers, on commence par cacher les miroirs. La reconstruction physique va de pair avec la reconstruction psychologique. Il convient d'abord de se réapproprier son image, d'essayer de l'accepter pour, peut-être, la faire ensuite admettre auprès de ses proches. Mais les retrouvailles sont souvent impossibles.
Ainsi, l'histoire de ce mutilé, un certain Lazé, qui retrouve Gérard, son jeune fils. Henriette Rémi se souvient : " Un cri perçant ! Gérard agite ses bras, ses jambes. Son père, déconcerté, le pose à terre. Et Gérard s’enfuit, plus vite encore qu’il n’est venu, en criant d’une voix terrifiée : " Pas papa ! Pas papa ! " Lazé est atterré, anéanti comme figé sur place. Tout à coup, il saisit sa tête dans ses mains : " Imbécile, imbécile ! Mais aussi est-ce que je pouvais savoir que je suis si horrible ! (…) Avoir été un homme, avoir mis toutes ses forces à réaliser en plein ce que ce mot veut dire et n’être plus que ça. Un objet de terreur pour son propre enfant, une charge quotidienne pour sa femme, une honte pour l’humanité. Laissez-moi mourir " Lazé se suicide dès son retour à l’hôpital "
La maison des gueules cassées
Avec pudeur, une gueule cassée témoigne de son désarroi : " Dans nos sorties, nous percevions dans les yeux des femmes des regards de pitié, de pitié seulement. Or, il est bien pénible, pour des garçons de vingt ans, de ne pouvoir inspirer d’autres regards."
Les drames humains se succèdent.
Au début du conflit, beaucoup de couples se sont quittés avec la promesse d'un amour infini. Qui aurait pu imaginer retrouver l'être aimé avec le visage détruit ?
Dans son livre, Henriette raconte une scène qui va souvent se répéter : "Et elle est venue, la bonne, la douce petite femme. Mais devant ce front sillonné de cicatrices, devant cette absence de nez, devant cette face ravagée, elle s’effondre. Lui, de ses mains maladroites, la cherche. Et les yeux suppliants se tournent vers elle, et les lèvres gonflées se tendent :
– Embrasse-moi, embrasse-moi !
Mais elle, affolée, se dégage et se sauve :
– Je ne peux pas… je ne peux pas !"
L'évidence finit par s'imposer. Le retour à une vie "normale", en société, semble définitivement compromis. Les "gueules cassées" resteront donc entre elles, loin du monde qui les refuse. Les plus courageux sortent la nuit. Bien des plaisirs leur sont défendus. Souvent, on ne les laisse pas rentrer au Café-Concert, ni au Théâtre. Les prostitués ne veulent pas "monter" avec ces drôles de civils. Au restaurant ou en famille, ils indisposent.
Dans un ouvrage, qui reste une référence, "Gueules cassées, les blessés de la face de la Grande Guerre" (Paris, Noesis, 2001) Sophie Delaporte évoque ces blessés regroupés dans des établissements spécialisés. Elle cite l'un d'eux qui écrit : "Nous aurions pu désespérer de tout […] si dès notre arrivée dans les hôpitaux, dès nos premiers contacts avec les autres blessés de la face, nous n’avions pas eu l’impression rassurante que la nature même de notre blessure nous rapprocherait les uns des autres d’une façon tout à fait exceptionnelle ". Et pourtant, les voici qui fraternisent, comme soudés dans une même souffrance.
Le dernier regard bienveillant
Le regard des infirmières est d'une importance cruciale. Elles posent sur eux des yeux sans frayeur ni répulsion ni pitié. Avec les médecins, elles sont le lien humain qui allège leur terrible isolement. Beaucoup d'entre elles épouseront ces hommes dont personne ne veut.
Mais il reste à ces blessés à se faire admettre auprès des plus hautes autorités.
Grâce à une souscription, les gueules cassées acquièrent un domaine situé à une quarantaine de kilomètres de Paris, dans le village de Moussy-le-Vieux, en Seine-et-Marne.
La "Maison des Gueules cassées" est un château que le Président de la République Gaston Doumergue inaugure le 20 juin 1927. La vision de cet événement dans les actualités Pathé est édifiante. Sur le film muet où se succèdent les personnalités, aucune gueule cassée n'est à l'image ! Il ne fallait pas effrayer les spectateurs avec la vision de ces "loques aimées", comme Henriette Rémi aimait à les surnommer.
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