Fil d'Ariane
Depuis quinze ans, le village de pêche du Guilvinec, en Bretagne, organise un festival de photographies exposées en plein air. En 2025, le festival "L'homme et la mer" devient "Les femmes et la mer". Terriennes y a rencontré la photographe Fab Rideti. Ses photos hautes en couleurs dénoncent la pollution des océans par le plastique.
Fab Rideti devant ses photos exposées en plein air au festival du Guilvinec, le 30 mai 2025.
Nafta Tribes – Le naphta, extrait du pétrole, est l'une des matières premières du plastique et Tribes signifie tribu. Dans cette série de photographies, Fab Rideti dénonce l'effet délétère du plastique sur l'avenir de l'humanité. Exposée tout au long de l'été 2025 au Guilvinec, elle met en scène des guerriers imaginaires, les derniers représentants de notre civilisation, les "fondateurs" du 7ème continent, dont la raison d'être est de dénoncer la surconsommation du plastique.
J’ai voulu créer une série de guerriers qui vivraient sur le 7ème continent, c'est-à-dire ce continent qui fait trois fois la taille de la France et qui n'est fait que de plastiques agglomérés au milieu du Pacifique. Fab Rideti
"J’ai voulu créer une série de guerriers qui vivraient sur le 7ème continent, c'est-à-dire ce continent qui fait trois fois la taille de la France et qui n'est fait que de plastiques agglomérés au milieu du Pacifique", raconte-t-elle. Pour imaginer et reconstituer ces attirails de guerriers et de guerrières affublés de plastiques aux couleurs vives, "je me suis inspiré des costumes de différentes tribus du monde entier - en Asie, en Afrique, en Amérique du Sud", ajoute-t-elle. Fab Rideti invente alors un univers théâtral qui invite au rêve et à la réflexion. Tels des guerriers dérisoires, ses personnages se parent de plastique, une matière qu’ils prétendent noble alors qu’elle est en train de causer leur perte.
Fab Rideti raconte des histoires de façon ludique et en images. Et ses histoires, toujours, ont un propos. "Raconter des histoires autrement et faire réagir les gens en racontant des contes, c'est ma manière à moi de faire de la photo", explique-t-elle.
Après une quinzaine d'années en entreprise, cette artiste française décide de se consacrer à sa passion photographique à la quarantaine. "J’ai toujours su que je serai artiste un jour mais je ne me suis pas donné les moyens avant. À un moment c’est devenu plus fort que moi, je n’ai pas pu résister, c’était impératif. J’ai tout lâché," confie-t-elle au Télégramme de Brest.
Elle entre à l’Ecole des Beaux-arts de Versailles, en sort diplômée en 2011, puis s'installe sur la côte Ouest des Etats-Unis, à Seattle, où elle développe un style à elle, alliant art plastique et photographie. De retour en Europe en 2015, elle vit et travaille aujourd'hui en France où elle dit "se sentir chez elle"
Pour raconter le plastique, il fallait mettre en scène du plastique. Fab Rideti, qui a vécu plusieurs années aux Etats-Unis, s'est inspirée d’Edward Curtis, photographe américain du début du 20ème siècle qui a documenté en milliers de photos les Indiens d'Amérique juste avant qu'ils soient occidentalisés en les faisant poser avec noblesse et fierté en costumes traditionnels. "Cela m'a donné cette envie de représenter l'homme dans toute son absurdité, juste avant son déclin ou juste avant qu'il change vraiment, en affublant de plastique des personnages qui, j'espère, n'existeront plus dans les prochaines années."
Alors la photographe récupère du plastique un peu partout pour créer tous les costumes des Naphta Tribes : dans les poubelles, au fond des garages, sur la plage... De toutes ces choses qui n'ont servi qu'une fois, et qui ne serviront plus, elle s'est constituée une bibliothèque de costumes tribaux. "Je me suis rendue compte que tout le monde avait chez soi des tonnes de ces plastiques accumulés. Ce sont par exemple des accessoires de plage que l'on trouve en quantité industrielle au fond de son garage, que l'on a acheté une fois pour la venue des petits-enfants ou pour une semaine de vacances, et puis qu'on garde. J'ai récupéré des matelas pneumatiques crevés, des bâches, des gilets pour les bébés, des palmes, des moules en plastique..."
Fab Rideti n'a pas eu de mal à trouver ses modèles. "Quand j'expliquais que j'allais raconter une histoire contre le plastique qui jonche les océans, j'ai tout de suite trouvé beaucoup de volontaires pour poser", se souvient-elle. Sur la plage, dans la rue ou dans son entourage, nombreux sont ceux qui veulent participer. D'autant que "la série se shootant à la tombée du jour, au moment où le soleil descend, pour que la lumière du flash soit visible sur les photos, les gens venaient à ce moment-là et se proposaient spontanément," explique l'artiste.
L'artiste se dit "mue par l'envie de toucher les esprits et de faire évoluer les choses dans le bon sens". Elle fait partie d'une génération qui a, dit-elle, "mis la planète dans un sale état. Parce qu'on était jeune, on ne savait pas." La photographe est née avec l'expansion du plastique, ce merveilleux matériau, facile et polymorphe, qui fait des miracles. "Comme le disait Roland Barthes dans les années 1960, le plastique, c'est fantastique, mais l'on n'a pas du tout mesuré les conséquences", dit-elle. Aujourd'hui, l'humanité produit chaque jour davantage de plastique et ne peut pas maîtriser sa prolifération. "Le plastique est partout. Essayer aujourd'hui de ne pas toucher du plastique dans une journée, c'est impossible."
L'être humain a des œillères qui font qu'il continue de produire ce qui le mène à sa perte. Il n'y a pas beaucoup d'animaux sur Terre qui soient capables de cela. Fab Rideti
"En tant qu'artiste, que puis-je faire aujourd'hui pour semer une petite graine, une petite goutte d'eau dans cet océan ?", s'est demandé Fab Rideti, qui reconnaît que, elle aussi, consomme ce plastique : "Moi aussi, j'en ai plein ma cave. Qu'est-ce que je fais pour changer mon mode de consommation ? En parant ces personnages d'accessoires un peu ridicules, en les faisant poser imbus de leur fierté, avec ce plastique qui les mène à leur perte, elle espère déclencher une de prise de conscience. "L'être humain a des œillères qui font qu'il continue de produire ce qui le mène à sa perte. Il n'y a pas beaucoup d'animaux sur Terre qui soient capables de cela...", songe-t-elle.
Parmi les modèles choisis par la photographe figurent autant d'hommes que de femmes. Ses modèles féminins sont tous mis en scène dans des poses fortes, nobles et dignes. "Pas question d'en faire des femmes objets ; ce sont toujours des guerrières ou des reines, comme sur l'affiche du festival, qui représente la reine de la tribu", insiste-t-elle.
De l'enfant au vieillard, les personnages de Fab Rideti couvrent toutes les générations. Ici, une femme âgée au visage las et au sourire désabusé, drapée dans une bâche de couleur fushia et coiffé d'un casque en aides à la natation. Là une jeune fille à l'expression digne et déterminée, vêtue d'une frite de plage, accessoirisée de palmes et d'un gilet de sauvetage pour enfants, dont l'arrogance de la pose contraste avec le dérisoire de la tenue. "Et puis ce pagne, qui symbolise pour moi la consommation bas de gamme achetée à l'occasion de fêtes, qu'on n'utilise qu'une fois avant de les jeter et dont on pourrait très bien se passer parce qu'on pourrait très bien faire autrement", insiste la photographe.
Photographies de la série Napha Tribes de Fab Rideti exposées au Guilvinec dans le cadre du festival les Femmes et la Mer, le 31 mai 2025.
Si Fab Rideti aborde le problème du plastique avec une forme de décalage et d'humour, "c'est parce que je crois qu'on en a marre d'être culpabilisé et de voir toutes les horreurs qu'on a produites. La prise de conscience peut se faire autrement, en regardant des images qui sont belles, tout en remettant en question notre mode de vie."
Pour la photographe, la prise de conscience passe surtout par la jeune génération : "J'ai fait beaucoup d'expositions visitées par de jeunes enfants en âge scolaire, et tous connaissaient tous l'histoire de la tortue qui a mangé du plastique dans la mer. Les petits sont très sensibilisés et ça va forcément changer les choses. Aujourd'hui, ce sont nos enfants qui nous empêchent de consommer comme on le consommait quand on était petits", dit-elle.
En revanche, Fab Rideti n'a pas le sentiment que la lutte contre la dégradation de l'environnement soit genrée : "Je n'ai pas le sentiment que les filles soient plus concernées que les garçons par l'avenir de la planète, aujourd'hui, même si peut-être que le tri se fait davantage par les femmes qui gèrent plus facilement les choses de l'ordre de la maison. Mais il n'y a pas que la maison qui doit en cause dans la gestion des plastiques."
La série des Naphta Tribes a valu à sa créatrice de figurer parmi les finalistes du Prix Open de Photographie du Musée de la Photographie de Charleroi en 2021 et, la même année, une mention honorable du Prix de la photographie de Paris. En 2022, elle était encore finaliste du Prix Off des Rencontres d’Arles et est sélectionnée par la Commission européenne pour le New BauHaus Festival.
Les années précédentes, les femmes représentaient environ 8 % des candidatures au festival du Guilvinec ; cette année, plus de 80 % des dossiers reçus provenaient de femmes. René-Claude Daniel
Pour sa 15e édition, le festival L'homme et la mer de Guilvinec devient Les Femmes et la Mer. Une idée des organisateurs du festival qui a fait mouche, comme l'explique René-Claude Daniel, président du festival. "Dans un premier temps, les candidatures étaient rares, et puis tout à coup, elles ont afflué par dizaines et nous avons dû choisir une douzaine d'exposants parmi quelque 250 candidatures. Du jamais vu !", se souvient-il. Résultat : "Les années précédentes, les femmes représentaient environ 8 % des candidatures au festival du Guilvinec ; cette année, plus de 80 % des dossiers reçus provenaient de femmes." Ont été retenus pour l'exposition en plein air dans les espaces publics du Guilvinec et du port voisin de Treffiagat 13 femmes photographes et deux hommes dont le travail porte sur les femmes.
Photographes exposant au festival du Guilvinec, le 31 mai 2025.
Fab Rideti s'enthousiasme pour ce festival qui donne la parole aux femmes : "Etre artiste, c'est difficile. Être une femme artiste, c'est encore plus dur. Être une femme artiste photographe, c'est très compliqué. Il y a beaucoup, beaucoup d'hommes dans l'univers de la photo. Et pourtant, faire de la photo n'est pas plus masculin que féminin." Elle trouve "génial" de transformer un festival qui s'appelle l'Homme et la Mer, d'oser l'appeler les Femmes et la Mer : "Je trouve que c'est un acte social fort et je suis extrêmement fière de faire partie de la sélection des femmes de ce festival."
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