Fil d'Ariane
Capitaine, marin, ostréicultrice ... Mathieu Ménard met en lumière ces femmes de la mer que l'on voit trop peu. Sa série De sel et de vie, les femmes de la mer est exposée tout l'été sur le port du Guilvinec en Bretagne à l'occasion du festival "L'homme et la mer" rebaptisé cette année "Les femmes et la mer". Rencontre.
Une photo de de la série "De sel et de vie, les femmes de la mer" exposée au festival "Les femmes et la mer" du Guilvinec jusqu'en octobre 2025.
Pêcheuses ou charpentières, sauveteuses ou ostréicultrices, capitaine au long cours ou à la manoeuvre sur une frégate de la Marine nationale, skippeuses ou poissonnière, artiste ou gardienne de littoral... Les femmes de la mer naviguent au-delà des clichés. Chacune exerce son métier avec sa sensibilité, dans une relation intime avec la mer.
Dans sa série de photographies De sel et de vie, les femmes de la mer, exposée au 15e festival du Guilvinec, en Bretagne. En 2025, le festival "L'homme et la mer" devient "Les femmes et la mer". Mathieu Ménard explore ces vies maritimes au féminin. Il met en lumière la diversité et la singularité de ces femmes, leur amour pour leur métier, la richesse et la complexité de leur vie professionnelle.
Même si je n'exerce pas leur métier, je me donne les moyens de vivre avec elle une partie de ce qu'elles vivent. Mathieu Ménard, photographe
Pendant plus de deux ans, il est parti à leur rencontre aux quatre coins de la Bretagne, tissant peu à peu des liens de confiance qui ont convaincu les femmes de la mer de se livrer à son objectif. "Ce sont des rencontres aussi humaines. Je prends le temps de discuter, et puis on vit une petite tranche de vie ensemble, quelquefois quelques heures, quelquefois une journée, quelquefois plusieurs jours. Même si je n'exerce pas leur métier, je me donne les moyens de vivre avec elle une partie de ce qu'elles vivent."
Ancien éditeur de livres d’art, Mathieu Ménard se consacre depuis une dizaine d'années à la photographie, inscrivant les questions sociales au coeur de son travail. Celles qui se voient, mais aussi celles que l'on voit moins. Or dans les métiers de la mer, on ne voit pas beaucoup les femmes : "Les chiffres sont éloquents, et quoi qu'elles en disent, quoi qu'elles en pensent, les femmes sont sous-représentées dans ces métiers", dit-il.
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Mathieu Ménard au Guilvinec, le 30 mai 2025.
Longtemps a prévalu une "interdiction" des femmes à bord d'un bateau : "Il se disait qu'une femme portait malheur, qu'elle apportait la mort ou que le bateau allait couler. Aujourd'hui, les choses ont bien changé et ces femmes qui travaillent dans les métiers de la mer, elles existent, elles exercent des métiers qui peuvent être difficiles, pour les femmes comme pour les hommes.", rappelle Mathieu Ménard.
Ses femmes de la mer ne veulent pas être vues parce qu'elles sont des femmes, insiste le photographe. Ce qu'elles veulent, c'est être reconnues dans leur métier, qu'on les montre, qu'on parle de leur métier, et qu'elles puissent montrer leur métier, explique Mathieu Ménard, dont la démarche se veut "bien loin d'un reportage sur la condition des femmes dans les métiers de la mer. Bien sûr, il peut y avoir une confrontation à l'homme, lorsqu'il considère une intrusion sur son pré carré. Et puis elles minimisent parfois un peu l'aspect physique de leurs activités, même si elles savent bien qu'il y a des choses où femmes et hommes ne sont pas forcément égaux..."
Dans tous les métiers que j'ai rencontrés autour de la mer, il y a cette difficulté, cette rudesse qui vient à la fois du territoire et du métier. Mathieu Ménard, photographe
Pendant ses années de recherche, Mathieu Ménard l'a ressenti : "Comme dans beaucoup de métiers et de postures, les femmes se dévalorisent souvent, ou en tout cas ne valorisent pas suffisamment ce qu'elles font. Elles ont tendance à se placer toujours un retrait par rapport aux hommes, alors que le métier est le même et qu'il est de toute façon difficile. Et si c'est difficile pour les hommes, c'est aussi difficile pour les femmes. Dans tous les métiers que j'ai rencontrés autour de la mer, il y a cette difficulté, cette rudesse qui vient à la fois du territoire et du métier."
Les photos de la série de Mathieu Ménard "Sel et vie, les femmes de la mer", exposées au port du Guilvinec, en Bretagne.
Le fait est que le choix de vie des femmes de la mer est bien souvent ancré dans le territoire, remarque le photographe : "Ici, en territoire breton, certaines femmes ont hérité de leur métier de plusieurs générations de femmes avant elles. Je pense notamment aux ostréicultrices." Pour rencontrer l'une d'elles, le photographe s'est présenté à l'improviste, tel un client qui chercherait à acheter des huîtres directement auprès du producteur – au risque d'essuyer un refus pour son intrusion en plein déjeuner. "Mais elle m'a ouvert la porte, j'ai expliqué ce que je voulais faire, et on a pris rendez-vous pour quelques semaines plus tard."
Pour d'autres femmes, la mer s'est imposée comme un prolongement naturel de la vie familiale : "J'ai rencontré une femme qui travaillait à la vente directe à terre de la pêche de son mari, puis qui a fait une formation de matelot. Elle est devenue matelote de son mari, et maintenant, elle fait la pêche en mer, puis la vente", raconte Mathieu Ménard.
Ce que j'ai perçu chez elles, c'est une motivation, une volonté sans faille. Mathieu Ménard
Au fil de ses recherches, le photographe a aussi voulu donner à voir des métiers de la mer moins évidents que la pêche ou l'ostréiculture : "Sur les chantiers navals, en charpenterie de marine, par exemple, on ne voit pas du tout les femmes. A l'école de Skol ar Mor, où je suis allé, il n'y avait que deux filles pour peut-être dix apprentis. Mais ce que j'ai perçu chez elles, c'est une motivation, une volonté sans faille."
Gardien du littoral est un autre métier de la mer où les hommes restent très, très majoritaires. Or c'est "un métier essentiel pour la préservation, non pas de la ressource, mais du paysage et de cet environnement sur lequel agissent les autres métiers de la mer", explique Mathieu Ménard. Alors il a aussi photographié une gardienne de littoral.
Les photos de la série de Mathieu Ménard "Sel et vie, les femmes de la mer", sont exposées au port du Guilvinec, en Bretagne, tout l'été 2025.
Leur rencontre remonte à un mois de février, en plein hiver dans les Côtes-d'Armor. "Au départ, il y a toujours une certaine méfiance. Elle veut savoir à quoi va servir mon sujet", se souvient-il. Et puis la confiance s'est instaurée avec cette capitaine de navire, la première sur la flotte de Genavir, la filiale de l’Ifremer qui arme la flotte océanographique française, la seule parmi une centaine de marins.
Elle aussi irradie une volonté et une motivation intacte à l'issue d'un parcours qui défie les idées reçues selon lesquelles un officier s'oriente directement vers ce qui l'intéresse, explique le photographe : "Elle a gravi les échelons un à un, au fil des années, d'abord lieutenante, puis second capitaine. A 18 ans, elle est partie en Irlande, où elle donnait des cours de voile pour financer le quotidien. Quand elle est revenue, pour entrer dans l'école de la marine marchande, elle a exercé toutes sortes de métiers sur différents types de navires, y compris des porte-conteneurs."
Une volonté intacte, une aisance dans son métier, une certaine confiance en elle. Et aussi en la place des femmes dans ces métiers. Mathieu Ménard
Aujourd'hui, première femme capitaine depuis trois ans, elle a une quarantaine d'années et une bonne partie de sa carrière derrière elle. Mathieu Ménard décrit "sa volonté intacte, une aisance dans son métier, une certaine confiance en elle. Et aussi en la place des femmes dans ces métiers." De fait, Enora Parson se veut un modèle pour les jeunes filles qui sont attirées par la marine. Pour qu'elles ne soient pas obligées d'avancer, comme elle a dû le faire, à l'aveuglette dans un monde d'hommes. Elle a confié au photographe que ce qui lui a le plus manqué quand elle était jeune marin, "c'est qu'à aucune étape de son parcours, elle n'a eu de modèle."
Beaucoup de femmes quittent la mer au moment où elles ont des enfants. Trop difficile de concilier les deux vies. "Un marin qui navigue sous pavillon français passe un mois en mer, un mois de récupération à terre, hors congés." Mais Enora Person, elle, a continué de travailler, même si ce n'est à qu'80 % pour aussi s'occuper de ses deux enfants, qui sont encore jeunes. Elle est même devenue réferente harcèlement dans l'entreprise.
Le fait est que son exemple inspire, même si toutes ne vont pas jusqu'au bout : "J'ai rencontré deux jeunes matelotes qui ont entre 20 et 25 ans, se souvient Mathieu Ménard, pour qui Enora a été un modèle important, même si l'une et l'autre n'ont pas les mêmes aspirations. L'une dit clairement qu'elle veut fonder une famille et que, le jour où elle a des enfants, elle quitte la mer pour travailler à terre." L'autre jeune femme rencontrée par le photographe n'a pas le même parcours, pas les mêmes envies : "Elle veut continuer le plus longtemps possible, mais peut-être qu'elle aussi, elle arrêtera quand sa vie changera."
Les jeunes matelotes valorisent aussi le fait de ne pas être la seule femme à bord. "Nous avons fait ensemble une traversée entre Brest et le Canada, raconte le photographe. Sur 25 marins, elles étaient trois à bord, puis cinq après le renouvellement d'équipage..."
Les photos de la série de Mathieu Ménard "Sel et vie, les femmes de la mer", exposées au port du Guilvinec, en Bretagne, tout l'été 2025.
Pas toujours facile de mettre en lumière les personnes invisibilisées, tant elles ont intégré de n''être pas ou plus aux yeux de la société, souligne le photographe. "Par le passé, j'ai travaillé sur des femmes qui sortaient de la rue et étaient accueillies en hébergement temporaire. Un accueil prévu juste pour la nuit, sauf qu'elles y restent plusieurs mois jusqu'à ce qu'elles trouvent un hébergement durable." Face à ces femmes en situation d'extrême précarité, il sent que le regard qu'il pose, en tant que homme, sur ces femmes, l'intérêt qu'il leur porte, peut être différent de ceux qu'apporteraient une "paire". Sa série "Femmes de la Halte" lui a d'ailleurs valu le Prix Voltaire de la Photographie.
"Rencontrer une personne et qu'ensuite, elle me fasse confiance..." Son approche des femmes de la mer fait écho à celle des femmes de la Halte. Et quand le contact passe bien, il peut remonte le fil des connaissances de son interlocutrice, lui demande à rencontrer d'autres femmes et peut ainsi étoffer ses sujets, de l'intérieur. "Ces femmes m’ont accepté car je leur ai expliqué ma volonté de parler de leur métier. Elles ont compris que ma démarche n'était pas dans l'excès ni le militantisme et j'ai pu faire mon travail de manière assez naturelle. C'est comme ça que j'aime travailler, dans l'échange et la rencontre avec l'autre," explique le photographe.
Dans les métiers de la mer, nombreux sont celles et ceux qui ont vu les ressources marines se tarir au fil des années et qui ont conscience qu'elles ne sont pas infinies, qu'elles s'épuisent. S'ils veulent les préserver, c'est parce que leur existence en dépend, mais aussi parce que notre environnement global à tous est en jeu. "Il y a cette sensibilité d'âme, souligne Mathieu Ménard, qui n'est pas particulièrement genrée, mais grandit au fil des générations."
Dans les Côtes-d'Armor, par exemple, des quotas ont été instaurés sur la coquille, que les pêcheurs trouvent normal de respecter, explique le photographe : "Bien sûr, si on leur dit que c'est une tonne aujourd'hui à la marée, ils essayent de faire 990 kilos. C'est normal, c'est leur gagne-pain, mais ils ne vont pas ramener 1200 kilos. Ils savent qu'en respectant les quotas, ils prolongent un peu plus la durée de la pêche, et préservent leurs propres ressources."
Au fil de ses rencontres, Mathieu Ménard a reconnu cette vive sensibilité à la ressource chez les femmes de la mer. La pêcheuse Scarlette Le Corre se félicite de sa faible empreinte environnementale, se souvient-il : "Moi, j'ai un tout petit bateau, me disait-elle. Quand je fais une marée de deux, trois ou quatre heures, j'ai dépensé à peine 10 litres. Pour un bateau, ce n'est rien. Car les bateaux qui sont deux fois plus gros que le mien ne consomment pas deux fois plus de carburant, ils en consomment 15 ou 20 fois plus." En ce qui concerne la cueillette, le photographe raconte l'attention que cette pêcheuse porte à ce qu'elle prélève, mais aussi à sensibiliser les autres.
Enora Parson, marin au long cours, cultive elle aussi cette sensibilité-là, même si "son environnement professionnel qui est tellement gigantesque qu'amener de nouvelles choses prend du temps, explique Mathieu Ménard, rappelant qu'à bord de son bateau de 75 mètres, elle chapeaute 25 marins et une vingtaine de scientifiques.
Reste qu'elle tient à veiller au tri et au recyclage des déchets, par exemple, mais aussi aux achats des denrées à bord : "Comment consommer plus local par rapport au port d'attache, qui est à Brest ? Pourquoi acheter quelque chose qui vient de l'autre bout de la France, ou même de l'autre bout de l'Europe, alors qu'en s'approvisionnant sur place, on trouverait tout ce qu'il faut et on ferait travailler local, en tout cas dans la région ?"
Aux yeux de Mathieu Ménard, la mer qui offre une myriade d’aventures humaines n'a pas de genre. "Je pense même que c'est la question qu'il ne faut pas se poser", dit-il. Les difficultés que les femmes de la mer peuvent rencontrer sont très largement les mêmes que celles des hommes : "On part à la pêche en mer, le temps est mauvais et c'est difficile pour tout le monde. La plupart des marins qui pêchent au long cours sur plusieurs semaines m'ont dit qu'à chaque fois, ils sont malades les premiers jours, les hommes comme les femmes."
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