Fil d'Ariane
"Pour nous les femmes syriennes, le droit le plus élémentaire, celui de dire je suis libre, est un rêve", soupire Mouna.
Cette phrase résume en quelques mots le rêve brisé de liberté de quatre Syriennes, toutes aux parcours uniques et communs à la fois. Elles ont toutes connu l'espoir, celui d'un changement politique pour une démocratie, un espoir très vite réduit en cendres sous les bombes d'un conflit qui dure depuis plus de dix ans.
Elles qui rêvaient d’un monde meilleur, d’une société plus juste et plus libre, ont dû se battre pour leur survie, tout en gardant à coeur leurs idéaux. Contraintes au silence par le régime, jetées en prison, torturées, violées, endeuillées, elles vont se retrouver piégées entre deux ennemis, l'armée syrienne et l’Etat Islamique.
Mouna, Loubna, Marwa et Kaïthi : elles sont, on peut le dire, des survivantes. Kamal Redouani leur donne la parole, une parole pas toujours facile à entendre depuis notre confort de pays en paix, loin du chaos et du bruit des obus et des balles.
Du regard puissant de Loubna, la combattante, qui se fait tatouer son histoire sur son propre corps "pour ne rien oublier", au rire de Marwa, mariée 25 jours avant de fuir Alep, "on peut dire que j'ai eu une lune de miel extraordinaire !" lance-t-elle non sans ironie.
Les mots de Kaïthi, qui voulait être médecin, et ne supporte plus la vue du sang, à l'engagement de Mouna, la militante qui aujourd'hui entraîne à distance les jeunes femmes de Raqqa grâce à l'association qu'elle a créé et baptisé "Féminisme"... "Pour moi le plus important est que vous les femmes vous deveniez le peuple de demain, vous les filles de Raqqa vous deveniez leaders, libres et essentielles pour ce pays", leur dit-elle en visio depuis la Turquie où elle vit.
Toutes vivent toujours en exil, avec, pour certaines d'entre-elles, un autre rêve : celui du retour à la maison, même si celle-ci n'existe plus que dans leurs souvenirs. Leurs histoires nous touchent bien sûr mais elles font plus que cela, elles remettent en lumière le destin d'un pays en ruines, comme rayé de la carte du monde, qui ne fait plus les gros titres des chaines d'info. s
Spécialiste de la région, Kamal Redouani a déjà réalisé plusieurs films documentaires Dans le cerveau du monstre, pour lequel il a reçu le prix "Laurier grand reporter- Prix PATRICK BOURRAT" en 2019 et Djihadistes français : la part du monstre.
Entretien.
Terriennes : Kamal Redouani vous avez choisi de donner la parole aux femmes, pourquoi les femmes, ces femmes qui sont les "oubliées de la guerre "...
Kamal Redouani : La mémoire est courte, dix ans sont passés, ces femmes on les a applaudi, elles étaient sur les épaules des hommes, elles criaient à Bachar Al Assad "dégage". En Tunisie, en Egypte, en Libye, en Syrie... Elles ont disparu de la circulation et de notre imaginaire même parce qu'elles sont passées par la guerre, la destruction, la barbarie, Daech. On les a enfermées, on les a habillées en noir, on les a muselées.
C'était important pour moi de leur donner la parole et d'aller à la recherche de ces femmes, de ces jeunes filles car elles avaient 17 ou 18 ans à l'époque, de voir ce qu'elles sont devenues et comment elles ont vécu ces dix ans de guerre.
Quatre femmes, pourquoi ont-elles accepté de témoigner, ce qui n'est pas sans risque ...
C'est une menace, elles le savent. Elles ont voulu prendre ce risque. Je suis parti avec ce principe d'aller à la rencontre de ces femmes qui ont tout perdu. Elles ont tenu à témoigner à visage découvert, car c'était important pour elles de raconter leur histoire de cette façon-là. Elles savent très bien, que sur les réseaux sociaux, elles vont recevoir des menaces, des insultes etc. Elles savent très bien que des membres de leur famille qui sont encore en Syrie vont peut-être subir les foudres des uns et des autres. Mais elles ont voulu parler face caméra, pour moi c'est un cadeau et un honneur de les filmer et qu'elles se livrent à moi. Elles sont juste extraordinaires.
Une autre femme, qui, elle, choisit de rester dans l'ombre et que vous présentez comme « une révolutionnaire syrienne qui a survécu à des mois de prison », raconte son viol en prison, « ce jour là, je suis morte de l'intérieur »...
Elle est morte de l'intérieur, mais ce qui est incroyable, c'est qu'elle a gardé une grande force. Ce qu'elle dit d'ailleurs est incroyable : "Quand un homme sort de prison, c'est un héros, quand c'est une femme, c'est une pute". Voilà comment ces jeunes femmes ont vécu cette révolution. Elles ont été maltraitées, violées, et quand elles sortent de prison, la population syrienne et leurs familles les ont rejetées. Elle, elle a été rejetée par son entourage qui la traitait de prostituée, elle a dû fuir. Mais aujourd'hui, si elle ne montre pas son visage dans le film, elle est une réelle combattante, je peux vous l'assurer ! Elle se bat pour les femmes qui comme elle ont connu les prisons syriennes, elle les soutient et essaye de leur ouvrir une porte et de leur donner espoir, parce que personne ne lui a tendu la main, elle même tend la main à ces autres femmes.
Vous racontez ensuite la deuxième guerre : l'arrivée de Daech, les femmes se retrouvent prises entre deux ennemis les troupes de Bachar et celles de l’état islamique dont elles contestent la vision de l'islam...
C'est surtout une vision de l'islam qu'elles n'ont pas espéré ! Elles sont sorties pour la liberté, pour la démocratie. Elles rêvaient d'autre chose, d'un autre monde. Quand on fait une révolution, qui aurait pu imaginer à l'époque que ces femmes allaient se retrouver prises entre les bombardements de Bachar al Assad et la barbarie de Daech ? Elles ont subi tout, la perte des membres de leur famille, mais aussi celle de leur dignité, de leur liberté, elles ont perdu la liberté de parler simplement. Sous Bachar al Assad, elles avaient le droit de s'exprimer, en dix ans de guerre elles ont tout perdu.
"Daech est le pire qui nous soit arrivé, il a brisé nos rêves", raconte Mouna, aujourd'hui réfugiée en Turquie, elle poursuit le combat en transmettant son amour pour la démocratie et la liberté aux jeunes femmes de Raqqa.
On comprend à travers leurs mots, les lourds traumatismes psychologiques qu'elles ont subi. Comment elles se sont soignées ?
Elles ne sont pas guéries. Je ne sais pas combien de temps il faut pour guérir finalement de dix ans d'atrocités. Je n'ai pas l'impression qu'elles sont guéries. J'ai l'impression qu'aujourd'hui, elles se lancent dans leur combat parce qu'elles restent liées à leur pays.
Quand Loubna dit, "pour ne pas oublier, il ne reste que ma peau". Elle inscrit les noms, les lieux, elle écrit sa mémoire sur sa peau, les mots. je ne m'y attendais pas du tout, elle m'a emmené là-bas, m'a demandée de l'accompagner, je ne savais pas du tout ce que ça représentait pour elle. Elle est tatouée de partout, à chaque fois qu'elle se sent mal, elle va tatouer un morceau de son histoire, ce qui lui rappelle ce qu'est la Syrie, ce qu'elle a vécu.
Raïkhi, elle, voulait devenir médecin, aujourd'hui elle ne peut plus exercer tout simplement parce qu'elle ne supporte plus la vue du sang. Elle s'inscrit dans le combat pour la santé des femmes, mais sans pouvoir exercer.
Elles sont traumatisées et représentent le traumatisme de tout un peuple.
Avec elles, on comprend tout ce que les femmes syriennes, les jeunes filles qui sont encore à Raqqa, à Alep, à Idlib, vivent et ce qu'elles ont dans la tête. Il va falloir beaucoup de temps. Tout ce que j'espère c'est qu'elles puissent être aidées pour sortir de cette mémoire.
Le chemin vers la guérison, ou du moins une sorte de résilience, ce serait peut-être le retour en Syrie ?
Mouna qui reste à la frontière en Turquie, non loin de la Syrie, pense chaque jour au retour chez elle. Elle travaille d'ailleurs avec des jeunes filles de Raqqa pour leur transmettre l'amour de la démocratie, parce qu'après 10 ans de guerre comment peut-on encore croire en la liberté ? Qu'on peut gagner sa liberté ? Comment croire encore au mot démocratie ? C'est un travail incroyable que fait Mouna, elle le fait en utilisant internet, pour communiquer depuis l'autre côté de la frontière.
Mouna dit cette phrase "Dire je suis libre en Syrie aujourd'hui est impossible quand on est une femme"...
Oui, et lors du montage, on a eu cette discussion. Est-ce que cette phrase n'est pas commune à toutes les femmes du monde ? Cela peut sembler banal depuis notre confort occidental. En Syrie, même un brin de liberté, elles ne l'ont pas, elles se battent pour un minimum vital. C'est vraiment touchant, et je crois que c'est le premier film durant lequel j'ai pleuré devant la parole de ces femmes. Aujourd'hui, c'est important qu'on n'oublie pas qu'il y a un combat à mener et qu'il faut aider ces femmes car leur situation n'a pas changé.
Est-ce que vous projetez d'aller tourner en Syrie ?
Oui, en effet, j'y travaille. C'est important selon moi de revenir dans des zones de guerre. C'est comme ça qu'on se nourrit et qu'on comprend la situation, qu'on arrive à raconter des histoires parce qu'on a vu la mutation d'un pays. J'aime m'installer quelque part, revenir et sentir ce qu'il se passe. C'est important d'avoir la confiance des gens pour libérer la parole.