Les femmes russes, celles par qui la Révolution d'octobre, en 1917, est arrivée

Voilà un siècle, en mars 1917, les ouvrières mais aussi les femmes au foyer d’un Empire en déliquescence depuis le début de la Première guerre mondiale, descendent dans les rues de Petrograd. Dans la disette, elles donnent le signal du rassemblement contre la guerre et l’autocratie tsariste.
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La révolution russe par les femmes
Les manifestations de femmes ouvrières qui se déroulent à Petrograd (ex Saint-Pétersbourg avant de devenir Léningrad puis de redevenir Saint Pétersbourg) en mars 1917 amorcent la révolution russe. Sur la banderole portée par les femmes, on peut lire : "Soyons unis, familles de soldats, défenseurs de la liberté et de la paix, pour la patrie"
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A la une de leurs éditions du 17 mars 1917, aussi bien la Gazette de Lausanne (GdL) que le Journal de Genève (JdG) sont formels : une révolution vient d’avoir eu lieu en Russie. Dans la première, le chroniqueur de politique étrangère Edmond Rossier prétend que «la chose était dans l’air», car «depuis plusieurs semaines, tous les Russes intelligents qui séjournaient dans notre pays annonçaient un changement inévitable et prochain» à Petrograd – l’actuelle Saint-Pétersbourg, alors capitale impériale.

Dans le second, Georges Wagnière, directeur de la publication, juge que «des nouvelles de toute gravité nous arrivent de Russie», que «le tsar a abdiqué» et qu'«un gouvernement révolutionnaire s’est constitué en comité de salut public par la volonté de la Douma [l’Assemblée législative de l’Empire russe, instaurée après la Révolution de 1905] et avec l’appui de l’armée». A cette date, cela fait une décade qu’a éclaté celle dite «de Février» *, signant en quelques jours la fin de la monarchie tricentenaire et absolutiste des Romanov : empêtré dans les difficultés de la Grande Guerre contre l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, qu’il a largement contribué à provoquer, Nicolas II est contraint d’abandonner le pouvoir le 15 mars 1917.
Gazette de Lausanne mars 1917
La Gazette de Lausanne du 17 mars 1917, évoque à la Une les manifestations des femmes de Pétrograd
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Pendant les guerres, les femmes montent au front... de la survie quotidienne

Mais que s’est-il passé ? «A la protestation des femmes» qui réclament le retour de leurs maris partis sur le front d’une guerre dont on ne voit pas la fin et «contre la disette de pain, poursuit le JdG, s’est jointe la protestation populaire contre l’incurie administrative» dont «la population souffre»: «Depuis un an, elle est – dans les villes surtout – cruellement rationnée.» De fait, «la colère» et la famine grondaient «depuis des mois chez ce peuple si patient», car «le blé s’accumulait dans quelques gouvernements, précise la GdL, tandis que d’autres, dépouillés par des réquisitions inégales et maladroites attendaient vainement des secours».

L’armée, elle, paysanne à 90%, a subi de lourdes pertes parmi les 14 millions de soldats russes en tout qui seront sous les drapeaux pendant la Première Guerre mondiale. Elle compte près d’un million de prisonniers depuis 1915, 1,5 million de morts et trois fois plus de blessés, et coûte évidemment très cher pour un gouvernement qui n’est pas à la hauteur de ses responsabilités. Les déserteurs se font nombreux, ils reviennent dans leurs familles. Dans ce contexte, le terrible hiver de 1916-1917, avec des températures qui descendent jusqu’à – 40°C, les pénuries qui s’ensuivent et une inflation de 40%, font éclater la révolution qui mènera Alexandre Fedorovitch Kerenski au poste de ministre-président du gouvernement provisoire de la nouvelle Russie, dite démocratique et républicaine, mais durant trois mois et dix-huit jours seulement, jusqu’à ce que l’insurrection d’Octobre le renverse.
Le journal de Genève
Le Journal de Génève, dans son édition du 17 mars 1917, ne passe pas, lui non plus, à côté de la révolution russe en marche...
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Derrière Alexandra Kollontaï, pionnière du 8 mars et de la révolution d'octobre

Oui, on l’a un peu oublié, mais en première ligne, ce sont les femmes, ouvrières ou "ménagères", qui défilent d’abord plutôt paisiblement à l’occasion de leur Journée internationale du 8 mars (23 février), adoptée pour les salariées en 1910 par les dirigeantes du Mouvement des femmes socialistes. Mais en quelques jours, plusieurs centaines de milliers de personnes vont se joindre et rallier des mouvements de grève dans les usines. Le peuple, disent les textes historiques, crie «Du pain !», «A bas la guerre !», «A bas l’autocratie !», aux côtés de celles qui sont notamment inspirées par la marxiste Alexandra Kollontaï, première femme du monde à faire partie d’un gouvernement, comme commissaire du peuple à l’Assistance publique, de novembre 1917 à mars 1918.

Son combat de « ministre de la santé »? Lutter contre le joug domestique en collectivisant les tâches ménagères, ce qui l’oppose au féminisme dit « bourgeois », désormais proscrit car non conforme à la lutte des classes, strictement économique. Ce «Jaurès en jupons», comme on la surnomme, a étudié à Zurich, elle a participé à l’Internationale socialiste des femmes dès 1907 et donne beaucoup de sa personne en faveur du suffrage féminin – en 1917, seuls le Danemark et la Suède l’avaient déjà accordé – en faveur de l’égalité salariale, de la prostitution légale, du droit au divorce par consentement mutuel et à l’avortement, avant que Staline ne resserre la vis dans tous ces domaines dès son accession au pouvoir.

En 1910, si la condition de l’ouvrier russe est miséreuse, celle de l’ouvrière est pire encore. Son salaire est en moyenne de 50% inférieur à celui des hommes

Une bonne synthèse, «Les femmes dans la révolution russe – Socialisme International», résume bien les choses : au début des années 1910, si la condition de l’ouvrier russe «est miséreuse, celle de l’ouvrière est pire encore. Son salaire est en moyenne de 50% inférieur à celui des hommes» qui, à l’époque, se révèlent être des harceleurs patentés, et encouragés à la domination par l’idéologie impériale. Elle meurt souvent en couches dans les ateliers, obligée de travailler «jusqu’aux premières contractions». Si elle n’est pas ouvrière, elle est domestique, c’est-à-dire corvéable à merci et prostituée pour finir le mois. Et si elle est mariée, elle est forcément battue: «La loi l’autorise explicitement. Dans les grandes familles, la tradition voulait que le père remette le fouet à son gendre le jour du mariage.»

Les travailleuses du textile en première ligne

En février 1917, la coupe est donc pleine, même Trotski le reconnaît dans son Histoire de la révolution russe: celle-ci fut déclenchée «par les éléments de la base qui surmontèrent l’opposition de leurs propres organisations révolutionnaires» et «l’initiative fut spontanément prise par un contingent du prolétariat exploité et opprimé plus que tous les autres – les travailleuses du textile». Ce, alors que «des ouvriers mâles arriérés» ne pouvaient «imaginer qu’une femme soit capable d’organiser les masses».

Mais l’ennemi commun des femmes et des hommes de "Février", c’était «le régime», explique encore la Gazette de Lausanne : «Depuis longtemps la bureaucratie, ce corps à part qui se recrute par cooptation et met ses appétits de caste au-dessus de l’intérêt national, avait révélé son incapacité égoïste» à garantir à la population (urbaine, surtout) des conditions minimales de survie pendant que les soldats tombaient comme des mouches. La boucherie de 14-18 mettra les femmes et les veuves russes devant l’évidence : «Les fonctionnaires n’administraient plus, ne ravitaillaient plus; ils étaient incapables d’acheminer des convois vers ceux» – mais essentiellement celles – «qui les attendaient dans l’angoisse; ils ne se préoccupaient pas d’assurer les semailles en vue de la récolte nouvelle».

En deux ans de pouvoir des Soviets, […] on a plus fait pour l’émancipation des femmes, pour les rendre égales au «sexe fort», que ce qui a été fait depuis cent trente ans
Lénine, 1919

Mais en 1919, Lénine pourra triompher, selon Tony Cliff dans son ouvrage Class Struggle and Women’s Liberation : «En deux ans de pouvoir des Soviets, […] on a plus fait pour l’émancipation des femmes, pour les rendre égales au «sexe fort», que ce qui a été fait depuis cent trente ans par toutes les républiques avancées, éclairées et «démocratiques» du monde entier

Dans ses écrits de la même époque réunis sous le titre "Sur l’émancipation des femmes", oeuvre à quatre mains avec Nadejda Krpupskaïa, sa compagne, l’homme d’Etat revendique la socialisation du travail domestique, car il «écrase, étrangle, rabaisse et dégrade la femme; il l’enchaîne à la cuisine et à la chambre des enfants, et gaspille sa force de travail dans un esclavage barbare, improductif, mesquin, horripilant, déconsidérant et écrasant… Cantines publiques, crèches, jardins d’enfants: voilà quelques exemples de ce qui est indispensable.»

La guerre civile, puis la dictature stalinienne videront bientôt ces belles utopies de tout leur sens. En 1936, les femmes d’URSS représentaient environ un quart de la main-d’œuvre dans l’industrie lourde. Leurs conditions de travail étaient innommables. On était alors bien loin de l'«aurore» espérée par la Gazette de Lausanne en 1917, basée sur la «confiance» du monde ouvrier «dans la Russie nouvelle», «cette grande nation, ses efforts, ses luttes, ses espoirs»…


* La première Révolution russe est appelée ainsi parce qu’elle s’est déroulée durant ce mois selon le calendrier julien, qui avait alors treize jours de décalage sur le calendrier grégorien moderne et est resté en vigueur en Russie jusqu’en 1918. D’où le fait que la Révolution d’Octobre s’est en réalité déroulée… en novembre.

Article original paru sur le site du Temps