Fil d'Ariane
Oui, on l’a un peu oublié, mais en première ligne, ce sont les femmes, ouvrières ou "ménagères", qui défilent d’abord plutôt paisiblement à l’occasion de leur Journée internationale du 8 mars (23 février), adoptée pour les salariées en 1910 par les dirigeantes du Mouvement des femmes socialistes. Mais en quelques jours, plusieurs centaines de milliers de personnes vont se joindre et rallier des mouvements de grève dans les usines. Le peuple, disent les textes historiques, crie «Du pain !», «A bas la guerre !», «A bas l’autocratie !», aux côtés de celles qui sont notamment inspirées par la marxiste Alexandra Kollontaï, première femme du monde à faire partie d’un gouvernement, comme commissaire du peuple à l’Assistance publique, de novembre 1917 à mars 1918.
A retrouver dans Terriennes :
> Alexandra Kollontaï, théoricienne et praticienne du féminisme
> Le 8 mars, une journée internationale des droits des femmes, mais pour quoi faire ?
Son combat de « ministre de la santé »? Lutter contre le joug domestique en collectivisant les tâches ménagères, ce qui l’oppose au féminisme dit « bourgeois », désormais proscrit car non conforme à la lutte des classes, strictement économique. Ce «Jaurès en jupons», comme on la surnomme, a étudié à Zurich, elle a participé à l’Internationale socialiste des femmes dès 1907 et donne beaucoup de sa personne en faveur du suffrage féminin – en 1917, seuls le Danemark et la Suède l’avaient déjà accordé – en faveur de l’égalité salariale, de la prostitution légale, du droit au divorce par consentement mutuel et à l’avortement, avant que Staline ne resserre la vis dans tous ces domaines dès son accession au pouvoir.
En 1910, si la condition de l’ouvrier russe est miséreuse, celle de l’ouvrière est pire encore. Son salaire est en moyenne de 50% inférieur à celui des hommes
Une bonne synthèse, «Les femmes dans la révolution russe – Socialisme International», résume bien les choses : au début des années 1910, si la condition de l’ouvrier russe «est miséreuse, celle de l’ouvrière est pire encore. Son salaire est en moyenne de 50% inférieur à celui des hommes» qui, à l’époque, se révèlent être des harceleurs patentés, et encouragés à la domination par l’idéologie impériale. Elle meurt souvent en couches dans les ateliers, obligée de travailler «jusqu’aux premières contractions». Si elle n’est pas ouvrière, elle est domestique, c’est-à-dire corvéable à merci et prostituée pour finir le mois. Et si elle est mariée, elle est forcément battue: «La loi l’autorise explicitement. Dans les grandes familles, la tradition voulait que le père remette le fouet à son gendre le jour du mariage.»
En février 1917, la coupe est donc pleine, même Trotski le reconnaît dans son Histoire de la révolution russe: celle-ci fut déclenchée «par les éléments de la base qui surmontèrent l’opposition de leurs propres organisations révolutionnaires» et «l’initiative fut spontanément prise par un contingent du prolétariat exploité et opprimé plus que tous les autres – les travailleuses du textile». Ce, alors que «des ouvriers mâles arriérés» ne pouvaient «imaginer qu’une femme soit capable d’organiser les masses».
Mais l’ennemi commun des femmes et des hommes de "Février", c’était «le régime», explique encore la Gazette de Lausanne : «Depuis longtemps la bureaucratie, ce corps à part qui se recrute par cooptation et met ses appétits de caste au-dessus de l’intérêt national, avait révélé son incapacité égoïste» à garantir à la population (urbaine, surtout) des conditions minimales de survie pendant que les soldats tombaient comme des mouches. La boucherie de 14-18 mettra les femmes et les veuves russes devant l’évidence : «Les fonctionnaires n’administraient plus, ne ravitaillaient plus; ils étaient incapables d’acheminer des convois vers ceux» – mais essentiellement celles – «qui les attendaient dans l’angoisse; ils ne se préoccupaient pas d’assurer les semailles en vue de la récolte nouvelle».
En deux ans de pouvoir des Soviets, […] on a plus fait pour l’émancipation des femmes, pour les rendre égales au «sexe fort», que ce qui a été fait depuis cent trente ans
Lénine, 1919
Mais en 1919, Lénine pourra triompher, selon Tony Cliff dans son ouvrage Class Struggle and Women’s Liberation : «En deux ans de pouvoir des Soviets, […] on a plus fait pour l’émancipation des femmes, pour les rendre égales au «sexe fort», que ce qui a été fait depuis cent trente ans par toutes les républiques avancées, éclairées et «démocratiques» du monde entier.»
Dans ses écrits de la même époque réunis sous le titre "Sur l’émancipation des femmes", oeuvre à quatre mains avec Nadejda Krpupskaïa, sa compagne, l’homme d’Etat revendique la socialisation du travail domestique, car il «écrase, étrangle, rabaisse et dégrade la femme; il l’enchaîne à la cuisine et à la chambre des enfants, et gaspille sa force de travail dans un esclavage barbare, improductif, mesquin, horripilant, déconsidérant et écrasant… Cantines publiques, crèches, jardins d’enfants: voilà quelques exemples de ce qui est indispensable.»
La guerre civile, puis la dictature stalinienne videront bientôt ces belles utopies de tout leur sens. En 1936, les femmes d’URSS représentaient environ un quart de la main-d’œuvre dans l’industrie lourde. Leurs conditions de travail étaient innommables. On était alors bien loin de l'«aurore» espérée par la Gazette de Lausanne en 1917, basée sur la «confiance» du monde ouvrier «dans la Russie nouvelle», «cette grande nation, ses efforts, ses luttes, ses espoirs»…
* La première Révolution russe est appelée ainsi parce qu’elle s’est déroulée durant ce mois selon le calendrier julien, qui avait alors treize jours de décalage sur le calendrier grégorien moderne et est resté en vigueur en Russie jusqu’en 1918. D’où le fait que la Révolution d’Octobre s’est en réalité déroulée… en novembre.
Article original paru sur le site du Temps
Sur le même sujet, femmes, féminismes en Russie, à retrouver dans Terriennes :
> Elisabeth Dmitrieff, l'autre cheffe de file des femmes de la Commune de Paris
> Alexandra Kollontaï, théoricienne et praticienne du féminisme
> Les mères de soldats en Russie, dissidentes et féministes malgré elles
> Elena Milashina : une journaliste dans la Russie de Poutine
> Les veuves noires, épines mortelles dans le pied de la Russie
> Russes et Ukrainiennes témoignent sur Facebook des violences sexuelles subies
> Nadejda Tolokonnikova face aux impitoyables punitions collectives des camps
> Libres, si libres Pussy Riot
> Selon Lioudmila Oulitskaïa, “on nait femme, on ne le devient pas“