Fil d'Ariane
Seulement 25% de la programmation des événements photographiques mettent en avant les travaux des femmes. Moins d’un quart des photographes des grandes agences sont des femmes. Elles gagnent moins bien leur vie que leurs confrères. Partant de ce constat, le festival "Les femmes s'exposent" veut inverser la tendance et favoriser la présence des femmes photographes dans la presse, les festivals, les expositions, les prix photo...
Les 14 expositions du festival ont à voir en extérieur à Houlgate, sur la côte de Normandie, en France, jusqu'au 4 septembre 2002 ► Les femmes s'exposent
Ancienne cheffe du service photo du magazine l’Obs, Béatrice Tupin, fondatrice et directrice du festival, décrit le cercle vicieux qui fait que les femmes photographes restent sous-représentées, même si leur contribution dans le monde de la photographie et des médias va croissant : "Alors que les femmes sont maintenant majoritaires dans les écoles de photos, on les voit très peu dans les agences, les galeries, les festivals. Et comme on leur commande moins de photos, elles en ont moins à présenter pour des prix ou dans les agences..."
Pour la cinquième année, Les femmes s'exposent propose au public de découvrir des photos de femmes, en extérieur, au hasard d'une balade dans la ville ou sur la plage de la petite ville côtière d'Houlgate, dans le nord-ouest de la France. "L'idée de ce festival, c'est qu'il soit ouvert à tous : un accès libre et des sujets abordables pour les gens qui n'évoluent pas dans le milieu de la photos, qui ne vont pas forcément voir des expositions dans des galeries," explique Béatrice Tupin.
Cette cinquième édition de Les femmes s'exposent propose un focus sur le Liban : à l'honneur dans la programmation du festival, quatre photographes témoignent des séquelles des crises sur la société libanaise et la physionomie du pays, mais aussi de son effervescence culturelle et artistique :
Parmi les 14 artistes exposées à Houlgate, Terriennes a choisi de s'entretenir avec trois jeunes femmes qui ont en commun d'avoir travaillé sur des sujets intimiment liés à la condition des femmes. Sandra Calligaro témoigne de la dégradation des droits des femmes afghanes au fil de ses voyages dans le pays ; Anaïs Bouchot s'est attachée à réhabiliter les artistes "oubliées" dans l'ombre de Picasso ; Youkine Lefèvre, partie sur les traces de ses origines en Chine, y documente les cruelles conséquences de la politique de l'enfant unique sur une société qui privilégie les fils.
Sandra Calligaro a étudié l’art et la photographie à Paris. Depuis son premier voyage à Kaboul, en 2007, 2007, elle partage son temps entre la France et l’Afghanistan. Son rêve : devenir correspondante de guerre. Mais sur le terrain, elle s’intéresse davantage aux vies fragilisées par le conflit qu'aux combats.
Dans le pays, elle raconte avoir trouvé sa place naturellement, car les étrangères, même si elles sortent voilées, ne sont pas soumises aux mêmes restrictions que les Afghanes : "Etre une femme me permet d’entrer dans l’intimité des familles, à l'intérieur des maison. Cela a donc toujours été un avantage pour traiter des sujets de société, mais c’est parce qu'étant étrangère, j’ai infiniment plus de libertés que les Afghanes."
Je suis profondément touchée par le sort des Afghanes, dont les horizons s'assombrissent et se ferment. Elles n'ont plus aucune visibilité sur leur avenir.
Sandra Calligaro
Pendant des années, elle documente l’émergence d’une classe moyenne urbaine à la faveur d'une présence internationale qui bouscule les codes culturels du pays. "Depuis que je travaille dans ce pays, j'ai toujours considéré que les Afghanes, comme les Afghans, étaient en souffrance dans une société très violente qui impose aussi une grosse pression aux hommes". Mais depuis le 15 août 2021, quand les talibans reprennent le pouvoir après vingt ans de présence internationale, force est de constater, dit-elle, que ce sont les femmes qui pâtissent le plus du changement de régime.
Sandra Calligaro témoigne alors des privations de liberté infligées aux femmes, qui font résonner en elle un écho particulier : "Je suis profondément touchée par le sort qui est réservé aux Afghanes, dont les horizons s'assombrissent et se ferment. Elles n'ont aucune visibilité sur leur avenir, ce qui est d'autant plus dur pour ces jeunes femmes urbaines qui, grâce à vingt ans de présence internationale, aux ONG et aux moyens mis en oeuvre pour l'éducation, ont grandi avec l'idée qu'elles pourraient s'émanciper, qu'il y avait pour elles des possibilités. Cela a été très violent pour cette jeune génération qui avait commencé à rêver, à imaginer un futur."
Dans les provinces, où les femmes n'ont jamais ressenti le même sentiment de liberté, beaucoup de femmes sont heureuses du retour de la paix, explique pourtant Sandra Calligaro : "Il y a moins d'attentats, puisque plus d'insurrection, et les routes à nouveaux accessibles, puisque plus de mines antipersonnelles... Malgré la privation de liberté, les femmes sont soulagées, plus sereines."
Pendant les premières semaines qui ont suivi la prise du pouvoir par les talibans, se souvient la photographe, les femmes ne sortaient presque pas de chez elle, en proie à la panique. "Puis une sorte d'accoutumance s'est installée, doublée d'un espoir que les talibans avaient changé et que les femmes ne seraient finalement pas trop contraintes dans leurs libertés. Ce n'est pas du tout ce qui est en train de se passer. S'il y a eu des manifestations de femmes pour leurs droits, au début, l'espoir fait place à un grand sentiment d'abattement. Elles se sentent isolées, abandonnées."
En septembre 2021, les femmes manifestaient encore pour leurs droits. Les talibans ont alors voulu montrer que certaines n'étaient pas opposées au régime. A l'université de Kaboul, ils ont organisé une manifestation de propagande en conviant la presse, sous haute surveillance talibane, mais sans autoriser les journalistes à parler aux femmes : "Nous étions sidérés, nous ne comprenions pas en quoi cette propagande forcée pouvait les servir. Ils envoyaient tout sauf un bon signal à la communauté internationale. D'autant que le soir-même, nous avons appris que ces femmes qui, soit-disant, soutenaient les talibans, avaient été contraintes de participer, sous peine de perdre leur place à l'université. Entièrement couvertes, elles avaient été acheminées en bus et brandissaient de petits drapeaux à l'effigie du régime. Résultat : aujourd'hui, l'université ferme aux filles – elles n'iront plus, de toute façon."
Parmi ses photos exposées à Houlgate, Sandra Calligaro se dit particulièrement touchée par celle d'un garde taliban de 22 ans, seul au milieu du palais de Darulaman, récemment rénové. "Ce jeune originaire du Logar, avec le mouvement taliban depuis l'âge de 12 ans, a passé son enfance en campagne profonde. Il m'a touchée, presque attendrie, avec son air émerveillé au milieu de l'ancien palais royal, alors que je songeais à l'adolescence qu'il avait pu avoir. Quel choix avait eu ce jeune homme censé représenter l'oppression, la barbarie, dans une province très conservatrice, où il n'y a pas de travail, où la population n'a jamais compris ce que les Américains, à l'opposé de leur culture, faisaient là ? S'était-il posé la question : être taliban ou pas ?"
Anaïs Boudot travaille sur les processus d’apparition de l’image et les techniques photographiques. Ses "oubliées" ont été immortalisées par le peintre Picasso et le photographe Brassaï au milieu du XXe siècle, anonymes silhouettes féminines gravées sur des plaques de verre.
Carte blanche lui étant donnée par son éditeur pour mettre en valeur ces portraits retrouvés, la photographe se met à fouiller les coulisses du génie de Picasso. En surgissent les femmes qui l'ont accompagné. Au fil de ses recherches, elle découvre l'envergure d'artistes comme Dora Maar, Fernande Olivier ou Olga Khokhlova, visibles comme muses, modèles et compagnes, mais mises à l’écart en tant que peintres, photographes, danseuses ou dessinatrices. Peu à peu, elle prend conscience de leur oblitération dans le champ visuel.
Avant d'être des compagnes, ces femmes étaient des artistes, des femmes indépendantes et brillantes.
Anaïs Boudot
Anaïs Boudot veut montrer un autre point de vue : "À force de côtoyer ces visages inconnus, qui révélaient les relations de violence et de pouvoir qu'entretenait Picasso, en particulier avec les femmes, mon regard s’est transformé, explique l'artiste. J'ai découvert un personnage dominateur et manipulateur, dans un contexte patriarcal complexe qui a validé ces comportements et ont fait oublié la présence et le talent de ses femmes."
Plus elle avance dans son travail, plus il lui devient difficile de cohabiter avec le peintre de génie "pour la violence de ses rapports avec son entourage, en particulier ses compagnes. C'est ce qui m'a poussé à formuler mes images en réponse à sa présence. Ce sont elles, les oubliées, et c’est leur absence que cette série tentent de mettre en lumière."
Et la démarche artistique de se transformer en acte de réparation. "J'ai nommé des photos anonymes en pensant à chacune de ces femmes, qui, avant d'être des compagnes, étaient des artistes, des femmes indépendantes et brillantes. C'est une manière de les remettre en lumière, sans entrer dans les détails de leur biographie." Sur certains clichés, Anaïs Boudot gomme la présence de l'homme pour ne laisser que la silhouette féminine. "Il me semblait important de montrer un contre-champ au génie intouchable de Picasso, et que l'on entende la violence qui nourrissait son art. Car l'oblitération des femmes par de grandes figures masculines reste une constante dans la société," assure-t-elle.
La jeune photographe belge, d'origine chinoise, expose The Land of Promises, une série intimement liée à son vécu. "Tout commence avec mon histoire, celle de mon adoption transraciale et internationale, explique Youqine Lefèvre, adoptée à l'âge de huit mois. En 1994, mon père est parti en Chine, dans le Yunnan, avec une guide-interprète et cinq autres familles, adopter des filles. Ils savaient que, en Chine, la préférence culturelle pour les garçons, la religion et l'absence de système de retraite pour les paysans faisaient que seules des filles pouvaient être abandonnées par des parents qui voulaient à tout prix élever un fils, tout en respectant la politique de l'enfant unique pour bénéficier des avantages qui allaient avec. "
Pour moi, née fille dans un pays où la préférence va aux garçons, la photographie rend possible le recouvrement de ma puissance d’agir en tant que fille.
Youqine Lefèvre
Youqine Lefèvre a voulu illustrer les conséquences de cette politique de l'enfant unique, à commencer par le vieillissement de la population, les problèmes de main-d'oeuvre qui s'ensuivent, et le déséquilibre entre les sexes. Alors elle photographie des villageois qui, comme des millions d'autres, resteront célibataire pour toujours.
Elle photographie aussi ces "marchés du mariage", qui ont lieu une fois par semaine dans les parcs des grandes villes, où les jeunes adultes ont de plus en plus de mal à trouver une partenaire pour se marier. Youqine Lefèvre photographie l'hypergamie qui en découle : "les femmes, parce qu'elles deviennent rares, peuvent se permettre d'être sélectives dans leur choix".
La jeune femme sillone les campagnes, photographie "un enfant adopté par sa tante, comme tant d'autres avant que les lois ne rendent impossible l'adoption nationale en Chine," explique-t-elle. Elle s'intéresse aussi à ces millions d'enfants "noirs", ou "fantômes", dont la naissance n'avait pas été autorisée. Dans les villes, la jeune photographe rencontre aussi des familles de deux enfants : "Je me suis rendu compte que quand on a l'argent et les relations, payer une amende n'est pas un problème."
Elle immortalise aussi le quotidien de ces Chinoises qui jonglent entre travail et enfants, coûte que coûte.
"Pour moi, née fille dans un pays où la préférence va aux garçons et où existe une politique de contrôle des naissances, la photographie rend possible le recouvrement de ma puissance d’agir en tant que fille, femme et personne adoptée et racisée," confie Youqine Lefèvre.
Sur le terrain, pourtant, tout n'est pas simple pour elle, qui se sait considérée comme une étrangère en Chine. Certaines personnes refusent de l'aider, car liées au parti, d'autres ne veulent pas montrer leur visage. Mais, "Finalement, être une fille a l’avantage d’avoir plus facilement accès à l’intimité des personnes rencontrées. Face à une fille, qui passe pour inoffensive, les langues se délient plus facilement. Et puis les Chinois sont sensibles et curieux à l'égard des adoptés qui explorent leurs racines.", reconnait-elle.
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