Fil d'Ariane
Il n'y a pas que des garçons parmi les enfants soldats enrôlés dans les groupes armés qui sévissent à travers le monde. De nombreuses filles, aussi, sont associées aux conflits, souvent de force. Et pourtant, on ne les voit pas, ou si peu. Les explications de Ramatou Toure, spécialiste de la protection de l’enfance pour l’UNICEF en République démocratique du Congo.
A Yambio, Soudan du Sud. Cette jeune fille de 17 ans, enlevé par des hommes d'un groupe armé, a vécu un an dans la brousse avant de s'échapper.
Parmi les enfants soldats enrôlés dans les groupes armés à travers le monde, à commencer par l'Afrique, les filles restent celles que l'on ne voit pas. Les données font cruellement défaut, puisque seule une infime proportion de filles capturées pour participer aux groupes armés est formellement identifiée et libérée. Sans chiffres disponibles, leur représentation est fortement sous-estimée.
D'une part, les filles enrôlées par les groupes armés ne vont pas systématiquement au front. D'autre part, lorsqu'elles parviennent à s'échapper, elles le font le plus souvent clandestinement et anonymement.
Si elles passent ainsi sous les radars, elles n'en constituent pas moins une part significative de ces combattants malgré eux, révèle un récent rapport de l'Unicef. De manière globale, les filles représenteraient entre 6 % et 50 % des enfants associés aux acteurs armés. En République démocratique du Congo, par exemple, entre 30 % et 40 % des enfants recrutés dans les groupes armés seraient des filles.
Les filles enrôlées dans les groupes armées ne répondent pas à un profil type, explique Ramatou Toure, spécialiste de la protection de l’enfance pour l’UNICEF RDC. Pour la bonne raison qu’elles sont en général contraintes : "Elles sont enlevées de force par des hommes armés qui débarquent dans une communauté où elles coulent des jours paisibles – ou moins paisibles en temps de conflit. Elles sont juste là au mauvais moment et capturées pour intégrer le groupe armé."
Même si l’association forcée au groupe armé représente la majorité des cas, une infime partie des filles peuvent rejoindre les rebelles de manière plus ou moins volontaire. Soit parce qu'elles ont suivi leur père, leur frère ou un petit ami. Soit parce qu'elles recherchent un nouvel environnement, explique Ramatou Touré : "Elles sont souvent issues de communautés rurales, avec peu de perspectives, en rupture familiale. La plupart vivent une situation de violence, soit dans leur famille soit dans leur communauté. Elles voient dans le groupe armé une échappatoire, l’occasion de s’intégrer dans une autre communauté."
Au sein des forces et groupes armés où les filles sont enrôlées, la répartition des rôles est souvent genrée, même si les tâches sont diversifiées, multiples et variables. "Ce que les filles rapportent, c’est la multiplicité de leurs rôles, souligne Ramatou Touré. Les garçons aussi sont utilisés à différentes tâches, mais quand ils arrivent, leur intention première est d'aller au combat, et on les forme au maniement des armes, même si, au bout du compte, ils ne combattront pas."
Les filles, elles, sont généralement associées à des fonctions de support : elles sont cuisinières, porteuses, messagères, espionnes, traductrices, infirmières... Certaines, pourtant, sont également directement impliquées dans les hostilités en tant que combattantes. Dans les contextes armés répertoriés sur le continent africain pour lesquels des données sont disponibles, les jeunes filles recrutées par les forces et groupes en présence ont été directement impliquées dans les combats dans 37% des cas – combats, commandements, maniement d’armes, etc...
Au-delà des rôles de support qu'elles doivent assumer, les filles peuvent aussi être considérées comme épouses de combattants, de commandants ou exploités à des fins sexuelles – en RDC, 98 % des filles subissent des violences sexuelles. "Souvent victimes de multiples formes d'exploitation, de violences sexuelles et de mariages forcés, ces jeunes filles endurent des souffrances indicibles et des violations répétées de leurs droits les plus fondamentaux", explique Ramatou Toure.
Dans une BD née d'un voyage humanitaire au Soudan du Sud en 2016, Jean-Denis Pendanx s'est inspiré de faits réels pour évoquer la vie des enfants soldats. L'oeil du marabout est l'histoire d'un frère et d'une soeur aux prises avec la folie des adultes et de la guerre dans un camp de réfugiés.
Plusieurs études indiquent que les filles sont moins susceptibles d’être relâchées dans le cadre de négociations et de processus formels menés par les ONG. Elles ont davantage tendance à quitter les forces et groupes armés de manière silencieuse et anonyme. Elles s'évadent et, de retour dans leurs communautés, dissimulent tant bien que mal leur expérience passée. Elles passent donc sous les radars des recensements et des dispositifs capables de les accompagner.
En parlant avec elles, explique Ramatou Toure, les acteurs de terrain se sont rendu compte qu’il fallait faire évoluer les programmes d’anciens combattants : "Les plans de réintégration partent de la remise d'une arme en signe de démobilisation et de désarmement. Or les filles ont beau être restées longtemps dans un groupe armé, si elles étaient cuisinières ou "épouses" de commandant, elles n’ont pas d’armes à remettre." D'où leur absence des données collectées sur les enfants soldats, ainsi que des financements et programmes de désarmement.
Quand bien même les "FAFGA" (Filles Associées aux Forces et Groupes Armés) se trouvent intégrées à des programmes de désarmement, démobilisation et réintégration, ceux-ci ne prennent pas en compte leurs spécificités. De fait, les filles semblent plus fortement touchées par des conséquences psychosociales à long terme découlant de leur passé au sein des entités armées, avec une prévalence marquée de l'anxiété et de la dépression. "Les programmes d’aide à la réintégration peinent souvent à leur proposer un soutien adapté à leurs besoins. En effet, ces jeunes filles sont en grande majorité victimes d’enlèvements, d’abus sexuels, de grossesses multiples, d’avortements risqués, et elles souffrent – ainsi que leurs enfants – de stigmatisation au niveau familial et communautaire, ce qui représente, selon elles, une grande source de détresse psychosociale", explique Ramatou Touré.
Une fille qui a été enlevée et victime de multiples abus n’est pas un honneur pour la famille et porte la honte de la société. Ramatou Toure
Les filles qui ont fait partie d’un groupe armé sont davantage stigmatisées, lorsqu'elles regagnent leurs communautés par rapport aux garçons qui, eux, profitent de l’image virile de combattant. La plupart des filles, elles, sont victimes des discriminations de genre qui caractérisent de nombreuses sociétés, d'autant qu'elles rentrent avec des enfants qui risquent d'être considérés comme les enfants de l’ennemi. "Elles ont ce lien avec le groupe armé aux yeux de la communauté. Une fille qui a été enlevée et victime de multiples abus n’est pas un honneur pour la famille et porte la honte de la société", constate Ramatou Toure.
Ainsi les FAFGA subissent-elles une double peine : celle d’avoir été enrôlées de force dans un groupe armé et le jugement très dur de leur communauté à leur égard qui, pourtant, devrait les protéger après les atrocités qu’elles sont subies. "On en arrive à une situation où les personnes qui ont le plus besoin d’appui en viennent à se cacher, à ne pas demander d'aide, parce que jugées plus durement que leurs pairs garçons. La situation est d’autant plus grave et dramatique lorsque l’on pense qu’elles ont des enfants avec elles. Il est important de casser ce cycle qui se perpétue", explique Ramatou Touré.
"Je viens de Pinga, j'ai 17 ans. Je suis au centre depuis 4 jours." Au Centre de réhabilitation pour enfants démobilisés soutenu par l'UNICEF, le 12 novembre 2020 à Goma, province du Nord-Kivu, RDC.
Toutes les communautés ne rejettent pas les filles qui reviennent d'un séjour dans les groupes armés, surtout après l'intervention des ONG de terrain qui, lorsqu’un enfant, fille ou garçon, est extrait ou s'extrait d’un groupe armé, font tout un travail de préparation de la communauté pendant la période de prise en charge temporaire.
La famille doit réenvisager la place de la fille dans la communauté de manière à ne pas la réduire à sa période d’association. Ramatou Touré
Pour les filles, cet accompagnement est plus long et mobilise davantage de personnes, explique Ramatou Touré : "La famille doit comprendre que la fille qu'elle retrouve a vécu des épisodes douloureux qu'elle décidera, ou pas, de partager. Elle doit aussi réenvisager sa place dans la communauté de manière à ne pas réduire la fille à sa période d’association. Mais cela fait, elles bénéficient de relais et de soutiens au sein de leur communauté, notamment pour leurs enfants. Une fois la préparation et l’acceptation faites, leur réintégration est plus simple, grâce aux réseaux."
Plus les atrocités ont été terribles, plus la réintégration est longue. La situation se complique encore davantage lorsque les groupes armés ont ravagé des villages entiers et qu'ils savent d’où viennent les filles. "Ils continuent à aller à leur recherche après leur évasion, utilisant leurs enfants pour demander à les voir. Dans ces cas-là, la fille est davantage en difficulté dans sa communauté d’origine et il est parfois préférable de l'en extraire", témoigne Ramatou Touré.
Mogadiscio, Somalie, 9 décembre 2021, au Centre Elman pour la paix et les droits de l'homme qui soutient les enfants anciennement associés aux forces et groupes armés.
Qu’elles rentrent dans leur communauté ou pas, les rescapées qui s'évadent avec un enfant né d'unions forcées pendant leur séjour au sein d'un groupe armé tiennent avant tout à protéger cet enfant, même s'il les stigmatise davantage encore. "Je n’en ai jamais rencontrées qui rejettent cet enfant. Il est aussi la motivation qui les pousse à s’enfuir. Peut-être que cet enfant, dans un environnement violent et chaotique, est aussi leur force et leur réconfort", pense Ramatou Touré.
On peut avoir le meilleur programme de réinsertion, si l’on ne prend pas en compte le fait qu'elles ont besoin d’un endroit sûr pour leur enfant, nous n’auront pas les filles. Ramatou Touré
Les FAFGA sont filles-mères, mais restent mères, ce qui en dit long sur leur résilience. "Malgré les conditions dans lesquelles cet enfant est venu au monde malgré les souffrances et les atrocités qu’elles ont subies, la plupart s'enfuient avec leur enfant. Certaines auraient pu fuir avant, mais elles n’ont pas voulu s'en séparer. Une fois dans leur communauté, elles restent auprès d’eux," explique Ramatou Touré.
Les FAFGA mères hésiteraient même à participer à des programmes de formation ou de réintégration, ou encore à retourner à l’école, sans la garantie qu’une personne de confiance puisse s’occuper de leur enfant. "On peut avoir le meilleur programme de formation professionnelle, d'apprentissage de métier ou d’activité génératrice de revenus, si l’on ne prend pas en compte le fait que beaucoup sont des mères et ont besoin d’un endroit sûr pour leur enfant, nous n’auront pas les filles. Beaucoup préfèreront se priver du programme pour protéger l’enfant," assure Ramatou Touré. Dans cette perspective, la réintégration dans la communauté d'origine, avec une mère ou une tante pour s'occuper des enfants est un avantage.
Une jeune fille de 17 ans met en pratique les connaissances en électrotechnique acquises au Centre Elman qui vient en aide aux enfants anciennement associés aux forces et groupes armés. Mogadiscio, Somalie, le 9 décembre 2021.
Pour certaines FAFGA, la réintégration dans les rôles socialement normatifs et hiérarchisés de leurs communautés crée un sentiment de dévalorisation, surtout pour celles qui ont parfois assumé des rôles de combat ou de commandement similaires à ceux de leurs homologues masculins au sein des forces et groupes armés. "Tout dépend du rôle qu’elles ont joué dans le groupe armé, explique Ramatou Touré. Il n’est pas rare que bien que filles et bien qu’enfants, elles aient eu à diriger, à donner des ordres. Dans ces conditions, retourner ou s’installer dans une communauté où le rôle dévolu aux femmes et aux filles est inférieur, demande un temps d’adaptation."
S’il est important d’éviter l’hypothèse selon laquelle toutes les filles ayant été enrôlées par les forces et groupes armés sont profondément traumatisées, notamment dans le cadre de leur prise en charge et rétablissement, il est primordial de se pencher spécifiquement sur leur cas, et leurs besoins. Elles pourront se reconstruire si elles sont soutenues et bénéficient de facteurs de protection adaptés à leurs besoins et à leur expérience de la guerre.
D’où l’importance de l’action transformatrice des programmes de réinsertion pour que les filles et que la communauté évolue. Il ne s’agit pas de ramener une fille dans une communauté très partiale et aux normes discriminatoires pour les petites filles. Il faut qu’elle puisse s’assumer et utiliser cet épisode malheureux pour faire évoluer les communautés.
Enlevée par un groupe armée à 15 ans dans le Nord-Kivu, cette jeune femme s'est évadée à 17 ans. Elle a repris des études et enseigne aujourd'hui, à 25 ans, à des enfants de primaire de Goma. Elle est mariée et attend son premier bébé.
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