Les Filles de Reykjavik rappeuses islandaises féministes à l'assaut du monde

Les Reykjavikurdaetur sur la scène du Cargo pour le festival Les Boréales à Caen, France – (De gauche à droite : Ragga Hólm, Steiney Skúladóttir, Steinunn Jónsdóttir, Anna Tara Andrésdóttir, Þura Stína, Salka Valsdóttir, Katrín Helga Andrésdóttir, Solveig Pálsdóttir)   © Alexia Luquet
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L’Islande a beau être championne du monde de l’égalité femme homme, certains domaines comme la musique résistent à la parité. Le premier groupe de rap féminin de l’histoire du pays, les Reykjavikurdaetur, bouleverse la scène hip hop locale avec ses textes où sexe anal, fuck et vagin côtoient la critique du système politique en place. Rencontre lors de leur passage en France au festival Les Boréales à Caen en Normandie.
C'est l'un de ces hasards qui peuvent enchanter les Terriennes : à l'heure de notre rencontre avec les Reykjavikurdaetur, Katrin Jacobsdottir 41 ans présidente du parti écologique de gauche, ex rockeuse, spécialiste du polar, a réussi à former une coalition tripartite, devenant ainsi la troisième femme cheffe de gouvernement en Islande : "La nouvelle première ministre Katrín Jakobsdóttir, 41 ans, démocrate, socialiste, féministe, antimilitariste déclare qu’elle va étendre le système de santé, aller plus loin que l’accord de Paris dans le changement climatique et lutter pour plus d’égalité entre les sexes" se félicitent certain.e.s sur les réseaux sociaux.

Pour Anna, utiliser son corps est, dit-elle, synonyme de « sex postivism » - le français emploie aussi cet anglicisme : « C’est un mouvement au sein du féminisme. Je le vois comme une manière d’être sexuelle à ma façon, aux yeux des femmes, et non pas selon des règles dictées par les hommes. En plus, je me sens incroyablement bien quand je suis dans une énergie sexuelle. Cela booste ma confiance en moi ». Cette attitude a-t-elle un impact sur leur acte créatif ? La réponse fuse : « oui » !
 
Elles intègrent naturellement la pro-création - sans mauvais jeu de mots - à leur démarche artistique, faisant rimer liberté sexuelle avec liberté maternelle. Quatre des membres du groupe ont des enfants et pour elles, ils font partie intégrante de leur féminité. Elles le prouvent en images : dans le clip Reppa Heiminn, la chanteuse Blær (absente à Caen) rappe et tient en même temps un bébé dans ses bras devant une forêt de fesses qui se trémoussent en petites culottes. Sans oublier les concerts et clips où les rappeuses enceintes promenaient leur ventre rond à l’air entre un soutien-gorge et un legging.

Pour Ragga Holm, 30 ans, dernière recrue du clan, cette identité visuelle globale renforce leur groupe : « Lorsqu’on monte sur scène en maillot de bain et que tu regardes les photos du concert, tu vois que ces tenues apportent de la puissance à l’ensemble. Moi je porte toujours un sweat à capuche dans mon coin… Mais si tout le monde s’habillait comme moi, on aurait moins d’impact ».

« Et puis on change en fonction des dates. Au festival Sonar Reykjavik on portait des vêtements d’hôpitaux pas vraiment sexys » précise Steiney. L’occasion pour Kolfinna de souligner : « Il ne faut jamais faire de généralités sur nous ! ». Elle marque une pause et lance : « En fait je crois qu’on est une œuvre d’art ». Rire général.

Le collectif invite souvent son public à le rejoindre sur scène. C’est le cas lors du rappel pour leur concert au festival Les Boréales. Kolfinna Nikulásdóttir est montée sur la table de mixage pour le morceau Hvað er málið?. Derrière on aperçoit Ragga Hólm et Salka Valsdóttir. © Alexia Luquet

A la conquête du monde

Kolfinna soulève en réalité une question que le groupe s’est beaucoup posée. Que sont-elles au juste ? Si les médias les ont qualifiées de groupe, Les filles de Reykjavik ont rapidement préféré se présenter comme un collectif. Et le terme semble plutôt bien choisi vu leurs multiples facettes, à commencer par leur nombre. Aujourd’hui, elles ne se produisent « plus qu’à » neuf sur scène et affirment être treize au total, mais ce chiffre a varié pendant 4 ans au gré des interviews, les rendant encore plus insaisissables. Leurs domaines d’activités sont aussi nombreux qu’elles : certaines sont graphistes, d’autres actrices, d’autres vidéastes, d’autres ingénieures du son, d’autres encore ont une formation de pianiste classique.
 
Presque toutes font partie d’autres groupes de musiques, parfois émanations directes de la maison mère, comme la formation récente appelée « Cyber », parfois créations distinctes comme le groupe de reggae Amabadama, auquel appartient Steinnun 28 ans, qui ne quitte jamais son sourire, ou encore Special K, un des multiples groupes de Katrin dont l’atmosphère de dream pop inspirée de Beach House est loin de l’univers des rappeuses. Pourtant in fine, ce patchwork de personnalités forme un ensemble -plutôt- homogène.
 
Alors comment font-elles ? « On a essayé plusieurs schémas. Au départ, on se donnait un thème, et chacune écrivait dans son coin. Ensuite, Salka créait un morceau à partir de toutes ces bribes. Maintenant on travaille à trois, quatre personnes pour chaque chanson. Tout se fait naturellement », explique Steinnun Jónsdóttir. « Pour les répétitions, on est rarement toutes ensembles sauf avant les concerts. Et celles qui montent sur scène sont celles qui peuvent venir », poursuit Þura Stina, 29 ans, la DJ du collectif.
 
Ce travail commun complexe pourrait les effrayer, et au contraire, elles veulent s’agrandir. « On recrute ! » annonce Steinnun, « mais des non rappeuses. On a déjà neuf rappeuses. Ce qu’il nous faut c’est une vidéaste, une styliste, une danseuse, une chorégraphe, une chanteuse. Et les hommes peuvent aussi postuler ! ».
 
L’occasion de demander comment se portent leurs rapports avec les rappeurs islandais. Les tensions sont « finies » affirment-elle, « maintenant ils nous adorent ». Certains comme Ulfur Ulfur, très célèbre en Islande, apparaissent dans leurs clips. Elles ont également récemment travaillé avec un nouveau groupe, les « Balconny Boyz » et « souhaitent poursuivre ces collaborations ».
 
Leur rêve musical ultime penche toutefois plutôt de l’autre côté de la mer. Elles verraient bien Major Lazer dans le rôle de leur producteur. Solveig, elle, aimerait travailler avec la rappeuse anglaise Kate Tempest quand Kolfinna répète, les yeux brillants, qu’elle veut absolument rapper avec « Gucci Mane ».
 
On est au même niveau que Björk. Parce qu’on met des dessins de vagins sur les pochettes de nos disques !
Kolfinna et Anna des Reykjavikurdaetur
Ragga se moque d’elles : personne n’a cité un artiste islandais. Qu’à cela ne tienne, elles se mettent à voter et sans l’ombre d’une hésitation toutes choisissent : Björk, l’artiste qui a révélé la musique de leur pays au monde entier. « On est au même niveau qu’elle » commence Kolfinna « parce qu’on met des dessins de vagins sur les pochettes de nos disques ! » poursuit Anna dans un éclat de rire, faisant référence au dernier album de Björk  « Utopia » et à leur single « Pussy Pics » qui utilisent tous les deux en couverture des visages en forme … de vagin.
 
Symbole féminin mis à part, Les filles ont un autre point commun avec l’interprète du film Dancer in the Dark, elles veulent « conquérir le monde » disent-elles. Plusieurs étapes restent à franchir pour mettre ce plan à exécution à commencer par appartenir au label d’une grande maison de disques. Pour le moment, elles ont auto-financé leur premier album et ne vivent pas des revenus de leur musique. Plusieurs travaillent à côté, certaines suivent des études. Solveig, plaisante : « c’est très islandais d’avoir deux ou trois boulots et un groupe de musique ».
 
Toutes espèrent rapidement pouvoir se consacrer à plein temps à leur passion. En attendant, elles préparent avec impatience leurs futurs concerts comme celui du festival By:Larm en Norvège en mars 2018. « On ne peut rien annoncer d’autre mais l’été prochain on voyagera sûrement beaucoup » glisse Steiney sur un ton mystérieux...