Fil d'Ariane
La virilité, un mythe et un devoir imposés aux hommes depuis des siècles. Dans le livre de la professeure de philosophie Olivia Gazalé Le Mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes (Edition Robert Laffont), on se rend compte qu'à travers les millénaires, il est difficile d'être une femme mais aussi un homme, asservi.e et pressé.e d'obligations sociales et culturelles. Même si les unes ont, en plus, vécu, et vivent toujours, asujetties à la domination masculine.
La virilité repose depuis le début de l'humanité sur des critères physiques importants. Dès l'Antiquité, les canons de la virilité occidentale sont établis : "force, vigueur, combativité, courage et maîtrise" qui doit différencier l'homme "de l'espèce inférieure des femmes", explique Olivia Gazalé dans son essai. Education militaire, violente parfois, modèle du guerrier, injonction de la puissance sexuelle, ... Tout y passe.
Ce modèle qui a évolué au travers des siècles n'est-il pas remis en cause aujourd'hui au même titre que la féminité ? La virilité et la masculinité sont questionnées. Certains hommes participent à des camps de virilisation quand d'autres suivent des cours de séduction. Comment en est-on arrivé là ? Pourquoi ? Olivia Gazalé a répondu aux questions de Terriennes sur ce sujet, et nous rend compte du malaise masculin qui existe.
Nos représentations du féminin et du masculin sont encore très imprégnées d’une construction culturelle des sexes venue du fond des âges.
Olivia Gazalé, professeure de philosophie
Terriennes : Après l'affaire Harvey Weinstein aux Etats-Unis et le mouvement des #balancetonporc ou #metoo contre le harcèlement sexuel sur les réseaux sociaux dans le monde entier, qu'est-ce que cela dit de l'image de certains hommes aujourd'hui ?
Olivia Gazalé : Il faut d’abord rappeler que tous les hommes ne sont pas des prédateurs, loin s’en faut. N'oublions pas que toutes ces femmes agressées et souillées, ce sont leur femme, leur sœur, leur épouse ou leur fille et que la plupart d’entre eux sont indignés. En outre, cet événement historique majeur que nous vivons aujourd’hui ne nous renseigne pas seulement sur l’image de l’homme, mais aussi sur celle de la femme. Comment expliquer la perpétuation -massive- du sexisme, du harcèlement et du viol, dans des sociétés qui les condamnent pénalement depuis déjà plusieurs dizaines d’années et qui se disent égalitaristes ?
C’est le signe que, malgré des avancées très importantes, nos représentations du féminin et du masculin sont encore très imprégnées d’une construction culturelle des sexes venue du fond des âges. D’un côté, une femme, arrière-petite fille de Lilith, Pandore et Eve, par nature tentatrice, coupable du désir qu’elle suscite, vouée au silence et dont le corps est librement appropriable ; de l’autre, un homme dominant, qui lui est, par essence, supérieur, et qui assimile la toute-puissance politique, guerrière et financière à la toute-puissance sexuelle.
Ce que révèlent l’affaire Weinstein et ses suites, c’est que ces deux archétypes, nés dans l’antiquité gréco-romaine, et qu’on croyait enterrés, n’ont toujours pas été dépassés par certains hommes.
Olivia Gazalé
Peut-on parler dans ce cas d'homme viril ? Et qu'est-ce que la "virilité" ?
Olivia Gazalé : La virilité est une norme, un idéal, celui de la supériorité du masculin sur le féminin. Le mythe de la virilité, c’est le postulat d’une hiérarchie des sexes. Historiquement, le sexe « fort » ne serait pas parvenu à imposer sa domination au sexe « faible » s’il n’avait réussi à l’enfermer dans une idéologie, le virilisme, qui allait servir de socle conceptuel à la construction d’un système politique, social et économique dont elle était, par nature, exclue : le système viriarical.
Historiquement, cette idéologie s’est construite en mobilisant tous les arguments d’autorité et les représentations symboliques. Toutes les disciplines furent successivement convoquées pour justifier l’infériorisation et la minoration de la femme : la mythologie - maudite Pandore ! (première femme, créée par Zeus par qui le malheur arriverait pour punir les hommes indélicats selon le mythe, ndlr ) ; les religions monothéistes (un dieu mâle et tout-puissant détrône la grande Déesse mère, adorée pendant près de 10000 ans) ; la philosophie (Aristote fonde métaphysiquement l’infériorité de la femme, être « manqué », « raté ») ; le droit (l’inégalité des sexes est inscrite dans la loi) ; la biologie (la femme perd son sang, elle se subit, elle est donc destinée à subir, tandis que l’homme, lui, verse le sang, il se gouverne, il est donc destiné à gouverner) ; et enfin les arts, qui reflètent, en peinture et en sculpture, la suprématie masculine. Si bien que la hiérarchie des sexes et la suréminence masculine ont fini par passer pour des évidences « naturelles », alors qu’elles sont entièrement construites.
Le mot testicule vient de « testis » qui veut dire « prouver » comme si la virilité était toujours un peu menacée et qu’il fallait sans arrêt en donner des gages, l’authentifier, la valider : « sois un homme » « moi je suis un homme, un vrai ».
Olivia Gazalé
Quelle différence existe-t-il entre virilité et masculinité ?
Olivia Gazalé : A la différence de la virilité, modèle unique et monolithique de domination, les masculinités, elles, sont multiples, comme le sont aussi les féminités, et toutes devraient avoir la même légitimité sociale. De même que les femmes ne se « masculinisent » pas lorsqu’elles s’emparent des postes de pouvoir, les hommes ne se « féminisent » pas lorsqu’ils se montrent doux, empathiques et sensibles. Ils ne se dénaturent pas lorsqu’ils pouponnent, repassent et font le ménage.
Ils se réapproprient simplement le fait d’être un homme, en se souvenant que tout homme comporte une part de féminin (plus ou moins importante selon les individus) et toute femme une part de masculin, les polarités absolues et incommensurables n’existant pas dans le monde, mais uniquement comme fictions créées par l’histoire de la pensée.
Mais trop peu d’hommes comprennent que la société, dans son ensemble, souffre autant des stéréotypes sexués féminins que des stéréotypes sexués masculins, en particulier l’injonction à la performance sexuelle (très pesante et très normative), l’obsession de la conquête (du pouvoir, du succès, des femmes…) et la culture de la violence, qui sont au cœur du mythe de la virilité.
La culture de la violence fait partie intrinsèque de l’éducation du petit homme sauf qu’aujourd’hui il n’y a plus d’exutoire licite.
Olivia Gazalé.
Autrefois, il y avait le service militaire, l’armée, et tous ces rites de passages. La violence était ritualisée et valorisée socialement par le duel, la rixe, la bagarre dans les rues. Aujourd’hui, ces conduites sont stigmatisées, pénalement réprimées et dévalorisées. Il n’y a plus d’exutoire licite ou une valorisation de l’expression de la violence. Elle s’exprime dans les stades, partout, et notamment à travers la violence sexuelle. Je me demande si ce n’est pas également une grille de lecture possible pour les Français qui partent au djihad. Pour moi, cela pourrait être aussi le signe d’une violence qui ne trouve pas à s’exprimer autrement.
Simone de Beauvoir écrivait « On ne naît pas femme, on le devient ». Vous considérez que cela vaut aussi pour les hommes. Et pour certains, vous expliquez que le devoir de virilité peut devenir un fardeau ?
Olivia Gazalé : Oui, un fardeau, car si, historiquement, le virilisme a conduit à l’infériorisation et à la domestication des femmes, il a aussi conduit à l’exclusion de tous les hommes qui ne correspondaient pas au canon viril : être grand, fort, puissant, conquérant, héroïque et hétérosexuel. À certaines époques, le jeune homme viril était celui qui désirait ardemment mourir au combat, donner son sang et verser le sang. Fabriquer ce désir de la « belle mort », la mort héroïque, exige une éducation qui s’est souvent apparentée à du dressage, de l'éducation spartiate au service militaire, en passant par les châtiments corporels ou les bizutages...
Qui plus est, ce mythe du guerrier n’est pas seulement coercitif, il est également discriminatoire : il a nourri des politiques violemment homophobes, il est à l’origine de la xénophobie, du racisme, du fascisme, de l’impérialisme, du mépris de classe et de toutes les formes d’exploitation et d’anéantissement de l’homme par l’homme.
Olivia Gazalé.
Tant et si bien qu’on ne devrait pas dire « les hommes ont toujours opprimé les femmes », mais « une partie des hommes a toujours opprimé les femmes et une autre partie des hommes ». Pour qu’il y ait de « vrais » hommes, il faut désigner des « sous-hommes ». La virilité, c’est la domination, qu’elle s’exerce sur la femme, ou sur l’autre homme. C’est en ce sens que le mythe viriliste est un piège pour les deux sexes : il sert à théoriser et à justifier la domination de l’homme sur la femme, mais aussi l’oppression de l’homme par l’homme.
La féminité est aujourd'hui mise en question. Qu'en est-il de la virilité ? Existe-t-il une crise de la virilité ?
Olivia Gazalé : Tout dépend de ce que l’ont entend par « crise ». Le discours de la « crise » de la virilité vient souvent nourrir une rhétorique réactionnaire et nostalgique du patriarcat. D’après ce courant, dit « masculiniste », peu actif en France mais très influent aux Etats-Unis et au Canada, les femmes auraient dépossédé l’homme de sa souveraineté naturelle et porteraient la lourde responsabilité d’avoir émasculé les hommes.
Ce thème de la crise de la virilité appelle d’abord une remarque : il faut rappeler qu’il est aussi ancien que la virilité elle-même. Comme tous les mythes, le discours de la virilité a toujours fait référence à un âge d’or perdu, celui d’une virilité primitive qui n’aurait pas encore été dénaturée ni pervertie, où l’homme aurait été pleinement et absolument « viril ». Cela traduit une peur, une vulnérabilité.
Au fond, l’idéal viril ne se définit pas tant par l’exercice de la puissance que par la haine de l’impuissance.
Olivia Gazalé
Il se pourrait même qu’au fond des conduites les plus agressivement viriles, il y ait, davantage que la passion de la victoire, la hantise primordiale de la défaite – guerrière, sportive, professionnelle ou sexuelle. C’est ce qui expliquerait que la virilité, vertu vulnérable et fragile, ait toujours besoin de se « régénérer », en ressuscitant les modèles du chasseur, du chevalier et du guerrier, parfois de manière caricaturale, en confondant virilité et violence sadique, à l’instar du fascisme, qui verra dans l’hyperbole virile du « surhomme » la seule réponse possible à la « dégénérescence ».
Mais il est vrai que depuis environ un siècle, ce modèle de la toute-puissance guerrière, politique et sexuelle est en pleine déconstruction et qu’il existe bel et bien un malaise masculin.
Les hommes sont, beaucoup plus souvent que les femmes, sujet aux addictions, au burnout, au suicide et aux conduites à risques… autant de symptômes d’un trouble profond.
Olivia Gazalé
Mais on se trompe lorsqu’on en impute la responsabilité aux femmes : la virilité est tombée dans son propre piège. La déconstruction du virilisme à laquelle on assiste depuis un siècle est surtout liée à l’effondrement du mythe guerrier, à la précarisation du travailleur et au chômage de masse. L’idéal normatif de la virilité conquérante, victorieuse et dominatrice est de plus en plus difficile à atteindre.
Pourquoi est-ce plus difficile aujourd'hui, pour les hommes de faire face à ce modèle de virilité imposé ?
Olivia Gazalé : On l’a dit : la suréminence masculine est lourde à porter et « devenir un homme » est un processus long, difficile et douloureux. La libre réappropriation par chacun de son identité, de ses aspirations, de son corps et de son allure, hors des injonctions normatives, n’est pas une revendication exclusivement homosexuelle.
Le devoir d’obéissance à la mythologie virile exerce aussi une « violence symbolique » (selon le vocabulaire du sociologue Pierre Bourdieu) sur les hétérosexuels, sommés de satisfaire aux réquisits sociaux, en termes de performance - professionnelle, sexuelle, sportive, de surface financière (car « sans pognon, on n’est rien ») et d’allure (taille, gabarit et « look »).
Dès leur jeune âge, ils continuent à se laisser prescrire leur idéal par un conformisme de genre qui les enjoint à faire la démonstration de leur puissance et avoir honte de leurs faiblesses. Olivia Gazalé
Mais beaucoup d’hommes détestent se battre, et se sentent exclus, ou « ratés », ils souffrent de ne pas être perçus comme pleinement « hommes », quelle que soit leur orientation sexuelle, simplement du fait qu’ils ne possèdent aucun des attributs et des marqueurs qui font l’homme.
Le rapport entre les sexes change avec, comme vous l'indiquez, le passage de la femme-objet à la femme-sujet. Contrairement à ce que soutiennent les masculinistes, vous défendez que l'émancipation des femmes représente aussi une libération pour les hommes ?
Olivia Gazalé : Pour quelle raison les victoires féministes devraient-elles nécessairement être interprétées comme des défaites pour les hommes ? Avoir une mère éduquée et cultivée, n’est-ce pas une chance pour un petit garçon ? Et avoir une épouse ou une compagne diplômée, pouvant subvenir à ses propres besoins et contribuer aux frais du couple et des enfants, n’est-ce pas aussi, pour un homme, une évolution positive, un allègement de son fardeau de « pourvoyeur de ressources » ?
Ce n’est pas à une « fin des hommes » que l’on assiste, mais à l’effondrement progressif d’une certaine idée de la virilité : celle qui proclame la supériorité de l’homme sur la femme et ne veut lui céder aucune part.
Olivia Gazalé
Mais cette déconstruction actuelle du mythe viriliste s’accompagne aussi d’une reconstruction très prometteuse des masculinités. L’investissement masculin de la sphère privée, l’expression de la sensibilité et de l’émotion (pensons aux larmes de Barack Obama face à la folie meurtrière), la réinvention de la paternité, et toutes les mutations déjà opérées par les hommes modernistes, ne constituent pas un « déclin » mais une chance pour l’humanité, peut-être sa plus grande chance : celle d’annoncer l’enthousiasmante naissance de nouvelles masculinités - libérées des injonctions à la domination et à la puissance - condition indispensable d’un meilleur équilibre des relations entre les deux sexes.
Comment les hommes peuvent-ils aujourd'hui faire pour sortir de ce "piège du virilisme" ?
Olivia Gazalé : Il faut que les jeunes générations comprennent que tant que les hommes ne s’émanciperont pas des schémas aliénants qui les amputent d’une grande partie de leur vérité psychique, ils s’interdiront des relations équilibrées avec l’autre sexe et les femmes continueront à subir discriminations et violences.
Les hommes, eux aussi, sont aliénés par les stéréotypes masculins et, eux aussi, ont intérêt à les remettre en question. Et cela ne pourra que se faire collectivement.
Olivia Gazalé
La révolution du féminin sera pleinement accomplie quand aura eu lieu la révolution du masculin, quand les hommes se seront libérés des assignations sexuées qui entretiennent, souvent de manière parfaitement inconsciente, la misogynie et l’homophobie, lesquelles procèdent toutes deux d’une répulsion envers le féminin venue du fond des âges.
Pour que les hommes changent le regard qu’ils portent sur les femmes, il faut qu’ils changent le regard qu’ils portent sur eux-mêmes. Et vice versa. Pour qu’ils modifient l’image qu’ils ont d’eux-mêmes, il faut qu’ils modifient l’image qu’ils ont des femmes. Il y a un énorme travail éducatif à mener pour faire comprendre aux enfants et aux adolescents que le sexisme est un fléau pour les deux sexes.
> A (Re)voir l'entretien d'Olivia Gazalé sur notre antenne avec Mohamed Kaci :