Les jeunes cinéastes latino-américaines à l’assaut du 7ème art

Porté par de très médiatiques réalisateurs mexicains comme Cuarón ou Iñárritu, le cinéma latino-américain connaît un boom indéniable. Profitant de cet élan, les jeunes réalisatrices veulent faire peser une voix féminine qui promeut volontairement, ou pas, une approche diverse de ce cinéma. Rencontre.
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Alba
L'équatorienne Ana Cristina Barragán  raconte l'histoire de la jeune et étrange Alba qui aime le silence, les puzzles
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Malgré de nombreuses difficultés financières et de distribution, la production latino-américaine jouit d’un réel prestige en Europe et dans le circuit des festivals.
Cette ébullition est particulièrement visible dans les rencontres 100% consacrées au cinéma de la région. Comme on avait pu le voir encore au Cinélatino du mois de mars 2016 à Toulouse.
 
Une fête du septième art qui réserve traditionnellement une place de choix aux films sur les femmes, faits par des femmes, ou les deux : combo gagnant et rare dans le cinéma commercial d’ici et d’ailleurs. Lors de la 28ème édition dans la ville rose, de jeunes femmes cinéastes avaient montré leur volonté de contribuer au boom de ce cinéma en y imprimant leur marque du nord au sud du continent, de la fiction au documentaire.

Quitter l’enfance et devenir femme

Ana Cristina Barragán n’a que 29 ans, mais elle a déjà tout d’une professionnelle. Avec son premier long-métrage, Alba, elle explore les tribulations de la préadolescence. Comme elle l’a fait avec trois précédents court-métrages primés dans son pays, l’Equateur. 
 
A 11 ans, sa protagoniste - la talentueuse et débutante Macarena Arias, - se tient à l’écart de ses camarades de classe, sans en souffrir. Son esprit est plutôt tourné vers les rêveries de la fin de l’enfance et encombré avec la grave maladie de sa mère.
 
Le jour où celle-ci doit être conduite d’urgence à l’hôpital, c’est le père quasi inexistant d’Alba qui prend la relève. Fragile employé public, il est démuni face à cette responsabilité. D’autant qu’il ne peut offrir à sa fille que le confort le plus sommaire alors qu’elle est habituée aux beaux quartiers de Quito.
 

L’arrivée de la puberté vient perturber davantage cette vie fracassée : premiers poils sous les aisselles, premières règles, le rapport aux autres filles… Dans ce contexte, l’absence de sa mère est doublement éprouvante. Elle pourra, en revanche, compter sur le soutien infaillible d’une copine inattendue rencontrée dans son collège huppé et même sur celui de ce père maladroit.
 
Ana Cristina Barragán
Ana Cristina Barragán, à 29 ans, est une des nouvelles voix du cinéma équatorien
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Cheveux bruns en bataille, la réalisatrice raconte : « Il était important pour moi de mettre en scène cette histoire qui n’est pas la mienne mais qui est très personnelle. C’est un âge fascinant. Un mélange de tendresse et de douleur. Pour une femme c’est comme être attrapée dans un limbe. Pour le personnage principal de mon film ce n’est pas un moment d’éclosion comme il peut l’être pour d’autres filles. Elle le vit avec violence, c’est une féminité très dure ».
 
Ana Cristina Barragán montre le difficile cheminement à parcourir pour comprendre, la solitude et cette envie impérieuse d’appartenir à un monde qui lui était indifférent, il y a peu.  
 
La force de ce long-métrage réside précisément dans la mise en scène de cette relation imparfaite entre un père et une fille. Le rôle des pères dans la construction de leurs filles étant peu exploré. « C’était un des grands défis du film, se souvient-elle. Le personnage d’Alba, je le connais de l’intérieur car nous sommes toutes passées par là d’une façon ou d’une autre. Mais ce n’est pas quelque chose que je puisse dire du personnage joué par l’acteur de théâtre Pablo Aguirre. Il m’a beaucoup aidé à créer un personnage crédible, souple ».
 
Timide par moments, la réalisatrice assure que ni son sexe, ni son âge n’ont été des obstacles pour mener à bien son projet. Les obstacles étaient plutôt financiers, liés à la difficulté de faire un film en Équateur. Barragán déplore que celui-ci ne compte pas « sur une tradition cinématographique solide pour tirer les nouveaux réalisateurs vers le haut ». Mais elle regarde le verre à moitié-plain car « c’est justement ce vide qui nous pousse à faire, à oser, peu importe que nous soyons des hommes ou des femmes ».
 
Avec deux prix remportés à Toulouse et un autre à Rotterdam, les attentes sont immenses en Equateur où le film n’est pas encore sorti. Mais, Barragán préfère penser à son deuxième long métrage portant sur la relation entre un frère et une sœur. L’adolescence restera un fil conducteur.
 

Les lesbiennes visibles

Un moment charnière que la Chilienne Pepa San Martín a aussi choisi de mettre en scène. Si sa consoeur équatorienne en a fait un drame, l’ancienne journaliste, elle, opte pour une tout autre focale : la comédie familiale à l’américaine (réussie et léchée).
 
Sara, le personnage principal de son premier long métrage, Rara (ou « bizarre ») est sur le point d’avoir 13 ans. Son monde est en plein bouleversement. Avec ses écouteurs vissés aux oreilles et ses shorts, la jeune fille (Julia Lübbert) quitte peu à peu l’insouciance pour entrer dans l’âge de la rébellion. Une petite escapade nocturne par ci, une cigarette clandestine par là.
 
Elle partage son quotidien avec sa petite sœur (Emilia Ossandón) – amoureuse d’un chat de gouttière – sa mère (Mariana Loyola), une importante avocate, et … la compagne de sa mère.
 

Son père, qui digère mal le divorce de son ex, attribue ses colères et son malaise au fait qu’elle habite avec deux femmes. A l’école, son professeur principal lui dit : « Tu as le droit de grandir dans une famille normale ».
 
Avec humour, la réalisatrice filme le glissement des conflits du quotidien à une violente querelle légale pour la garde des deux filles. Inspirée de la vie de Karen Atala, juge chilienne publiquement discriminée pour avoir parlé ouvertement de son homosexualité, cette histoire raconte « avant tout le divorce, la famille et la façon dont on résout les conflits. On les désamorce avec un sourire et une pizza», affirme Pepa San Martín.

J’aime l’histoire des femmes et j’ai envie de la raconter
Pepa San Martín, cinéaste chilienne

Primé à la Berlinale 2016, Rara a conquis un jeune public.  « Les enfants comprennent très bien que ce n’est pas un pamphlet sur la discrimination ou l’étroitesse d’esprit. Après la projection, ils me posaient surtout des questions sur le sort du chat, sur les excentricités des jeunes filles… Les tout-petits n’ont pas de préjugés. La juge Atala a été jugée car lesbienne mais surtout car elle est femme».

Pepa San Martín
La réalisatrice chilienne Pepa San Martín fut d'abord journaliste
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Mais qu’on ne s’y méprenne pas. « Je fais de la politique pour les enfants, sourit-elle. Pour moi, réaliser un film n’est pas neutre. Un réalisateur est un communicant. Lesbienne, j’ai grandi avec les personnages des films, je m’identifiais avec eux. Pourquoi on ne s’identifierait pas à mes personnages ? »
 
C’est un vent frais sur le cinéma de son pays que veut souffler la réalisatrice passée par le théâtre, qui s’étonne d’apprendre que la représentation des lesbiennes a aussi du progrès à faire dans un pays comme la France : « Mon combat aujourd’hui est de faire que ce film, comme à Berlin, soit montré au public le plus large. Je ne veux pas qu’il soit interdit au moins de 14 ans. Je mets à l’épreuve les politiques de projection de mon pays et des pays latino-américains. Le Chili reste un pays très conservateur où l’on a conservé la Constitution de l’époque de la dictature ».
 
Cette trentenaire souriante ne craint pas les aléas de la production cinématographique. Il a fallu cinq ans pour que Rara arrive dans une salle de cinéma. « Ce n’est pas très important, dit-elle, enthousiaste. J’aime l’histoire des femmes et j’ai envie de la raconter. La conquête de nos droits sera longue ».

L’exil rend malade

Montréalaise d’origine mexicaine, Karina García Casanova, connaît bien le défi de porter un projet de longue haleine. Pendant une dizaine d’années elle a tourné et monté son premier long-métrage documentaire : Juanicas, le portrait de sa famille.
 
Le déclic se fait le jour où – après un épisode psychotique – le trouble bipolaire de sa mère est enfin diagnostiqué. «Un vrai choc pour moi », se souvient-elle.  Alors, elle se saisi de sa petite caméra. Au départ, sa mère et sa relation avec elle devaient être au cœur du propos. Mais le retour au Québec de son frère, Juanicas, disparu depuis longtemps va tout bouleverser. Il avait passé des années au Mexique où lui et la réalisatrice son nés. Atteint aussi de de trouble bipolaire, son frère sera le personnage principal.
 


La réalisatrice fait aussi le portrait d’une famille mexicaine immigrée au Canada. Et par la même occasion, se penche sur le système de santé canadien qui laisse sur le bord de la route les personnes atteintes de troubles mentaux.

« C’est un film très personnel. Mais j’ai trouvé important de partager cette histoire pour montrer cette réalité. La société a beaucoup de travail à faire pour prendre en charge les personnes atteintes de maladie mentale. Souvent, les familles sont laissées à elles-mêmes. Mon frère a mis fin à ses jours  en prison. L’hôpital psychiatrique avait refusé de l’admettre après une très grave crise. Est-ce qu’on veut continuer à fermer des hôpitaux psychiatriques ? Le film pose ces questions, sans forcément y répondre », explique-t-elle.

La réalisatrice a hésité à donner une tournure plus politique au film. Mais son énorme implication « l’empêchait d’avoir le recul nécessaire ». Des photos de famille et des conversations enregistrées complètent le puzzle d’une heure et dix huit minutes où l’on découvre deux personnages attachants. Un frère bien trop humain qui souffre et une mère qui n’est à sa place ni au Mexique ni au Canada.

Montréalaise d’origine mexicaine, Karina García Casanova,
Montréalaise d’origine mexicaine, Karina García Casanova fait aussi, avec sa caméra, le portrait d’une famille mexicaine immigrée au Canada.
 
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«Pour moi c’est l’environnement qui joue un grand rôle dans le développement de la maladie. L’immigration a exacerbé la problématique. Ma mère est venue pour des raisons arbitraires au Canada, sans travail sans parler ni l’anglais ni le français. Elle a élevé deux enfants seule », confie encore García Casanova. Cette mère est pourtant issue d’une famille mexicaine favorisée. Mais le tabou de la maladie et le poids des conventions liées au statut social l’étouffent. Et de poursuivre : « C’est un exil intérieur. Elle voulait conquérir une certaine liberté pour elle et pour nous ».
 
Le Mexique est alors idéalisé par Juanicas et l’auteure: «  Quand on y retournait on avait l’impression que notre famille était riche, on découvrait des cousins des oncles des tantes. Alors que nous avons grandi isolés et sans beaucoup d’argent. Enfants, on a eu du mal à comprendre cet isolement. » Le Mexique était devenu un fantasme désacralisé par la suite grâce au recul de l’âge adulte.

Comme réalisatrice, il n’est pas toujours aisé de trouver sa place. Ce déséquilibre est lié à notre manque de confiance en nous
Karina García Casanova, réalisatrice Québec-Mexique

La puissance de ce film écrit avec les tripes, et paradoxalement aussi avec une distance salutaire, a séduit à Toulouse. Juanicas a remporté le  prix du documentaire aux rencontres de Toulouse et le prix lycéen du documentaire. Au Québec, ce film a aussi collectionné de nombreuses récompenses où les documentaires réalisés par les femmes sont loin d’être rares.
 
Plus de la moitié des films documentaires financés par l’Etat sont faits par des réalisatrices. « Mais ces belles statistiques ne doivent pas cacher la réalité. On ressent une certaine forme de sexisme. Il n’est pas toujours aisé de trouver sa place. Je vais peut-être émettre une idée polémique. Ce déséquilibre est lié à notre manque de confiance en nous. Les réalisateurs ont tendance à s’affirmer plus facilement, sans doute parce qu’ils apprennent dès le plus jeune âge ».
 
Karina García Casanova estime que mettre en place un système de coaching pourrait contribuer à trouver un certain équilibre. « Nous avons le droit de faires des films aussi ». Une revendication qui raisonne haut et fort du nord au sud du continent. Ces jeunes réalisatrices font partie d’une génération qui emboîte le pas de leurs grandes soeurs telles que l’Argentine, Lucrecia Martel, nommée à Cannes, ou encore la Péruvienne Claudia Llosa, lauréate de l’Ours d’Or à Berlin.