Fil d'Ariane
Un homme s’attarde sur des photos, exposées sur un pan de mur de la gare du Nord, à Paris. Elles sont offertes au public, dans le cadre du festival « Circulations », dédié à la jeune photographie européenne.
Et comme lui, les voyageurs attendant leur train, pourront s’évader quelques minutes en découvrant les images d’une société matrilinéaire, à des milliers de kilomètres, dans l’état de Meghalaya au nord-est de l’Inde. Ce village de Mawlynnong, près de la frontière avec le Bangladesh fait en effet rêver.
Ces femmes transmettent leur nom à leurs enfants, elles héritent, sont propriétaires, et gèrent le budget de la famille, membres d’une société matrilinéaire, dans laquelle la filiation passe uniquement par le lignage féminin. Ici ce sont elles qui ont le plus de droits et de pouvoir. La tradition veut que la ligne de succession d’une famille, passe par la plus jeune des filles qui deviendra la cheffe de celle-ci. Si une femme se marie, c’est elle qui emmènera son mari dans sa maison, les hommes n’étant pas propriétaires de biens. Les enfants prendront également le nom de famille de leur mère. Une tradition rare dans le monde, que suivent seulement quelques tribus.
« Une famille avec uniquement des fils est considérée comme malheureuse ici, car seules les filles peuvent assurer la continuité d’un clan », souligne la photographe Karolin Klüppel 29 ans, qui a été hébergée par une famille Khasi pendant neuf mois, aux pieds de l'Himalaya, à l'extrême Nord Est de l'Inde.
La photographe a été formée à l’école Art and Design de Kassel, ville allemande réputée pour sa "documenta", le rendez vous mondial tous les cinq ans de l'art contemporain. Elle a déjà participé à deux festivals de photographie en France, avant de partir à l’été 2013 en Inde pour y rencontrer ce peuple. « J’ai décidé de le photographier car je le trouvais vraiment intéressant et parce que je suis attirée depuis longtemps par ces sociétés matrilinéaires », raconte l’artiste, qui traite aussi souvent de la notion de genre dans son travail.
Ici, dans sa série Mädchenland, Karolin Klüppel a décidé d’axer ses photos sur les petites filles Khasi et de les montrer dans leur environnement, leur quotidien, leurs jeux. « J’ai décidé de faire des portraits de ces jeunes filles car j’étais impressionnée par leur assurance apparente, leurs fortes personnalités et pour moi c’est à travers ces visages que les effets d’une société matrilinéaire sont les plus visibles. »
Une confiance en elles, que les petites filles ont acquis très tôt grâce à leurs parents. La façon dont elles sont traitées est bien différente de celles des autres filles en Inde, raconte encore la photographe. Davantage désirées et reconnues que les garçons, elles ont plus de responsabilités, ce qui les rend très vite matures.
« Les femmes sont très respectées dans la culture Khasi. Ne pas les respecter, c’est nuire à la société ». Ainsi, les violences envers les femmes sont quasi inexistantes au village.
Pourtant, au premier abord, les familles Khasi paraissent très conservatrices. Les hommes travaillent dans les champs tandis que les femmes restent à la maison et font le ménage. Certaines travaillent mais amènent les enfants avec elles. Un homme lui, ne reste jamais à la maison car il gagne deux fois plus qu’une femme. Mais les maris doivent ensuite donner leur salaire entier à leur épouse, car ce sont elles qui gèrent les dépenses de la famille.
Des habitudes de vie prises depuis si longtemps, qu’il est difficile de savoir quand elles ont commencé. Selon l’anthropologue Valentina Pakyntein, le système matrilinéaire des Khasi s’est mis en place car ayant beaucoup de partenaires différents, il était difficile de déterminer quels étaient les pères des enfants.
D’autres théories soutiennent que ce mode de vie est apparu alors que les hommes étaient partis à la guerre. Ne pouvant pas s’occuper de leur famille et de leurs biens, ils auraient donc confié ces tâches aux filles et non aux garçons, susceptibles de combattre auprès de leur père.
Mais ces traditions ne sont pas sans conséquences. Les hommes ayant moins de pouvoir, ils ne se sentent pas indispensables, responsables de leur famille. Ils n’hésitent donc pas à avoir des enfants avec d’autres femmes et à abandonner leur premier foyer pour aller vivre dans un autre. « C’est facile pour eux, car ils n’ont rien à perdre », explique la photographe. Ainsi, beaucoup de jeunes filles souhaitent un mari qui ne soit pas de leur communauté ou décident de vivre seules. Un choix qui n’est pas mal vu, comme cela peut l’être dans le reste de l’Inde.
Même si filles Kashi semblent dotées d'avantages certains, Karolin Klüppel reconnaît que les sociétés occidentales offrent plus d’opportunités aux femmes. Les familles Khasi sont très pauvres. Elles ne disposent pas d’eau courante et lavent leur linge à la rivière. Elles ne peuvent donc souvent pas offrir une bonne éducation à leurs enfants. Mais si de l’argent devait être dépensé dans les études, il serait réservé aux filles.
Les quelques 500 habitants du village de Mawlynnong mènent donc une vie paisible, avec un système matrilinéaire qui leur convient. Convertis au christianisme, ils vivent dans le partage et ont beaucoup de respect des uns pour les autres.
« J’ai peur que certaines sociétés matrilinéaires disparaissent. Leurs concepts fonctionnent dans un contexte, un lieu de vie particulier. Si les Khasi quittaient leur village, ils ne suivraient probablement plus ces traditions », regrette la photographe.
Actuellement, la matrilinéarité reste de mise chez les Minangkabau, de la province indonésienne de Sumatra. Ils constituent la plus grande société matrilinéaire dans le monde avec quelques 8 millions de personnes. Chez eux, c’est la famille de la fille qui vient demander la main du garçon. Dans le sud-ouest de la Chine, l’ethnie Moso ou Naxi, respecterait également toujours la tradition de filiation passant par les femmes et l’éducation des enfants serait dévolue aux oncles maternels. La matrilinéarité se retrouve aussi chez les juifs, mais uniquement pour transmettre la religion.